Tout avait commencé par un coup de poker : démissionnaire depuis 24 heures, Dimitri Kennes faisait savoir que les propositions qu’il avait faites à Média-Participations, dont un Management Buy Out (MBO), en d’autres mots un rachat de la société par ses cadres, avait été refusées par celle-ci et avait justifié sa démission. Hors de l’entreprise, Dimitri Kennes a réitéré son offre, pour un prix de 102 millions d’euros, soit le montant payé par Média-Participations il y a deux ans, lors du rachat de Dupuis à la CNP d’Albert Frère. Les dirigeants de Média-Participations lui opposèrent une nouvelle fois un refus ferme et définitif. Les deux parties se sont exprimées sur ces choses dans nos pages.
Deux jours plus tard, la fronde s’amplifie. Dans un premier temps, quelques auteurs affichent sur notre site leur attachement à Claude Gendrot et leur solidarité avec Dimitri Kennes qui affirme avoir derrière lui tous les cadres de l’entreprise, sauf un. Une lettre ouverte de 112 auteurs que nous avons publiée hier est ensuite adressée à Claude de Saint-Vincent.
Salon du Livre de Paris
Hier soir, à l’inauguration du Salon du Livre de Paris, l’ambiance était à la mobilisation sous l’œil goguenard des concurrents de Dupuis. Tout le staff éditorial (belge) du Lombard était présent dans le stand Dupuis, de même que Vincent Montagne, le Président Directeur Général de Média-Participations. Le ton des responsables éditoriaux était à l’appel au calme. « Jamais Média-Participations n’a interféré dans mon travail éditorial », affirmait Yves Schlirf. Même discours du côté d’Yves Sente. Quelques auteurs, vieux routiers parfois publiés dans les deux maisons, déploraient cette affaire qui, selon eux, « n’apportera rien ». D’autres auteurs plus jeunes, le plus souvent publiés dans la collection Aire Libre, affirmaient à qui voulait l’entendre que leur soutien à Claude Gendrot était entier et déterminé.
Claude de Saint-Vincent était absent de cet important rendez-vous éditorial. Resté à Marcinelle, il organise la contre-offensive, multipliant les interviews dans la presse belge et étrangère, soulignant l’absurdité de la proposition de Dimitri Kennes, puisque « Dupuis n’est pas à vendre », tandis que le discours se fait plus incisif à l’endroit du meneur de la révolte. « Média se sent trahi, nous dit l’un des responsables du Lombard. Média faisait une totale confiance à Dimitri. C’est un peu comme si on lui avait filé les clefs de la Porsche et qu’il s’était barré avec ! » Un auteur du Lombard nous dit : « Là, ils vont obtenir le contraire de ce qu’ils veulent. Après ce que leur a fait Dimitri, ils vont tout verrouiller. » Vincent Montagne, quant à lui, se veut rassurant, pense qu’il est encore possible de revenir à une situation plus apaisée, plaide la bonne foi de Média-Participations. Étonnant : Claude Gendrot est là, perpétuellement pendu à son portable. Ses propos sont très diplomatiques. On le voit même discuter avec Vincent Montagne. Les deux hommes n’ont pas l’air de s’engueuler. Dans le stand Dargaud, responsables éditoriaux et auteurs nagent entre deux eaux. La génération Poisson-Pilote évite tout commentaire. L’heure est à la prudence.
Claude Gendrot et Alain Flamion licenciés « pour faute grave »
« Ce matin, raconte Hugues de Caluwet au journal de 13 heures de la Radio Télévision belge, le directeur éditorial de Dupuis, Claude Gendrot, a été licencié. » Claude Gendrot le confirme dans une interview auprès de la radio nationale belge. Il est licencié en même temps qu’Alain Flamion, le responsable logistique, distribution et informatique de chez Dupuis, « pour faute grave » nous dit l’édition du midi du quotidien belge La Libre Belgique. Aussitôt, le syndicat SETCA décide une grève immédiate jusque lundi prochain. Son représentant principal, M. Joël Marit, fait lui aussi une déclaration sur les ondes et exige la réintégration des deux dirigeants.
Il est clair donc que, face à la crise, Claude de Saint-Vincent a décidé d’agir radicalement. En décapitant les deux principales têtes de l’entreprise, il sanctionne une position ambiguë : celle, d’une part, de soutenir le raid de Dimitri Kennes sur Dupuis et, d’autre part, de continuer à être l’employé de Média-Participations, donc aux ordres de son directeur général adjoint. Claude de Saint-Vincent est venu à Marcinelle pour évaluer quels éléments de l’entreprise étaient encore gouvernables, en l’absence du DG démissionnaire. Il a choisi la manière forte. Pour l’exemple ? L’épreuve de force continue. On est certain désormais qu’il n’y aura pas de vainqueur et que cette affaire laissera des blessures.
Un éditeur charismatique
Car Claude Gendrot était présent depuis dix-sept ans chez Dupuis. Certains auteurs lui doivent toute leur carrière. Après avoir été rédacteur-en-chef de l’hebdomadaire Pif Gadget, puis du mensuel Métal Hurlant en même temps qu’éditeur des Humanoïdes Associés aux côtés de Bruno Lecigne, Claude Gendrot avait rejoint les éditions Dupuis en 1987 où il a été l’adjoint de Philippe Vandooren, directeur éditorial, jusqu’au décès brutal de ce dernier en l’an 2000. Il assumait depuis le poste de celui qu’il considérait comme son mentor. Chapeautant une équipe d’éditeurs, ce Français qui était parti vivre en Belgique, continuait à diriger personnellement la collection « Aire Libre » qu’il avait contribué à développer.
Son principal apport aux éditions Dupuis a été d’avoir su gommer, au fil des ans, l’image "jeunesse" qui collait à la peau de l’éditeur de Marcinelle, accueillant dans son catalogue des auteurs aussi différents que Gibrat, Blain, David B. ou Baudoin, sans pour autant renier les canons traditionnels de l’humour et de l’aventure.
Son limogeage intervient quelques jours après la démission de Dimitri Kennes, l’ancien directeur général de Dupuis. Claude Gendrot nous disait récemment : « Je partage beaucoup de choses avec Dimitri Kennes. Nous avons la même philosophie éditoriale et la même conception du métier d’éditeur ». Ce signe clair d’allégeance explique sans doute pourquoi Média-Participations a décidé de se séparer de son éditeur.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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(En collaboration avec Nicolas Anspach et Laurent Boileau). En médaillon : Claude Gendrot. Photo : Nicolas Anspach.
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