André Juillard nous l’expliquait dernièrement que Le Bâton de Plutarque n’était prévu que pour la fin 2015, et qu’il avait dû mettre les bouchées doubles lorsque l’éditeur lui avait demandé d’avancer son livre d’un an, car celui d’Antoine Aubin n’était pas prêt pour la rentrée 2014. Si Juillard a donc relevé le défi haut la main, il avait aussi clairement expliqué qu’il ne réussirait ce miracle une seconde fois. Pour ce noël 2015, on attendait donc le livre d’Aubin, qui avait bénéficié d’un répit inespéré, sur un scénario logiquement dévolu à Jean Dufaux.
Noël approche, et force est de constater que le Blake et Mortimer tant attendu n’est pas encore prêt. « Il n’en sera certainement que meilleur », serait-on tenté de penser. Mais on peut comprendre que Dargaud ne partage pas totalement cette vision positive des choses. En effet, même si le début du trimestre s’est révélé exceptionnel pour l’éditeur de la rue Moussorgski (Le Chat du Rabbin, Tyler Cross, sans oublier de bonnes surprises telles que Undertaker), Blake et Mortimer constitue une des ventes phares de l’éditeur, un manque difficile à combler.
Est-ce la raison de ces quatre sorties simultanées, destinées à compenser l’absence de nouveauté en ce domaine ? Vu la qualité des livres proposés, pas question pourtant de gâcher son plaisir. Retour donc dans le passé d’une des plus belles séries du domaine franco-belge !
Le Piège Diabolique : la version du Journal de Tintin
Parmi les différentes possibilités offertes aux éditeurs pour faire revivre le mythe d’un univers particulier, Dargaud et les Éditions Blake et Mortimer proposent depuis plusieurs années de redécouvrir la dizaine d’aventures réalisées par Jacobs, dans la version du Journal de Tintin. Il s’agit bien entendu de faire jouer la corde nostalgique du lecteur qui a suivi les péripéties de ses héros de semaine en semaine. Mais c’est également l’occasion de noter les différences que l’on peut retrouver entre la version en album, qui sortait souvent quelques années plus tard, et la première publication. L’un des meilleurs exemples reste sans doute les corrections apportées à SOS Météores.
Ce qui frappe d’emblée dès l’ouverture de cette édition du Piège Diabolique, ce sont les couleurs de l’époque : elles vont paraître peu contrastées au lecteur néophyte, ôtant de la lisibilité et atténuant la force du trait de Jacobs. De même, la photogravure de 1960 ne possédait pas la résolution nécessaire pour reproduire la finesse du trait de l’auteur : les détails semblent parfois confus, et les textes trop gras. Mais ce sont justement ces éléments qui éveilleront le souvenir des lecteurs de l’époque, ceux qui ont été étonnés de voir Mortimer chasser les dinosaures à coup d’os, ou réaliser des prises de judo en plein cœur du Moyen-Âge !
Les plus patients prendront la peine de comparer l’album qu’il possède déjà sans doute, à cette version de la publication en magazine. En comparant case par case, on retrouve quelques corrections, ajouts ou remords.
Même si ces différences sont moins notables que pour SOS Météores, on remarque notamment dans la séquence de l’arrivée de Mortimer dans le futur que Jacobs orne finalement le mur de graffitis dans la version destinée à album. On observe également ces différences de couleurs, des fonds unis pour une meilleure représentation des documents afin d’accroître la lisibilité des pages. Sans oublier cette grosse faute d’orthographe, due certainement à un relâchement de l’attention et à des délais sur le fil du rasoir, dans la dernière case de l’album.
Cet album au dos toilé renferme également un cahier de quinze pages reprenant des crayonnés de certaines bandes, des croquis de l’auteur, le tout rehaussé de savantes explications de Daniel Couvreur. Il explique notamment quel homme politique (Paul-Henri Spaak) a servi d’inspiration pour le dirigeant qui introduit la séquence futuriste.
Le journaliste du Soir de Bruxelles revient également sur les détails apportés aux physionomies des personnages, afin de faire vivre intensément au lecteur toute la dramaturgie de son « opéra de papier ».
Enfin, il détaille la passion de Jacobs pour la chevalerie, lui qui voulait réaliser une histoire sur ce sujet pour le Journal de Tintin en 1946. Il aura finalement eu raison, en proposant, par le détour de la science-fiction, un des plus étonnants récits de sa série quelques années plus tard, un Piège Diabolique encore précurseur quelque cinquante-cinq ans après !
Coup double pour trois formules
Dans ce type d’édition, les aventures de Blake et Mortimer en intégrale avaient déjà été proposées pour les autres récits au long cours, à savoir Le Secret de l’Espadon et Le Mystère de la Grande Pyramide. Dans la foulée, nous attendions donc une publication du même type pour Les 3 Formules du Professeur Sato, la dernière aventure imaginée par Jacobs. Elle nous arrive enfin et nous ne sommes pas déçus !
Cette version intégrale recèle l’ensemble des deux tomes que l’on connaît, complété d’un passionnant dossier de 28 pages. Daniel Couvreur, encore lui !, revient en détails sur les étapes de l’un des plus longs accouchements d’une bande dessinée : la déception de Jacobs face l’accueil public de L’Affaire du Collier, sa préparation de cette nouvelle aventure asiatique ultra-documentée, l’affaire de la poubelle japonaise bien connue des lecteurs, la publication du premier tome suivie du décès de son épouse, puis le travail sur son autobiographie. On le sait, Jacobs ne dessinera jamais le second tome, même s’il l’avait presque crayonné totalement, et c’est finalement Bob de Moor qui s’y attèle en 1989, et il n’a que dix mois pour terminer un album attendu depuis près de vingt ans !
Outre ces incroyables péripéties, ce dossier réserve bien des surprises graphiques, comme ces superbes crayonnés de Jacobs, différents essais de couvertures, des explications sur les créatures de Sato, sans oublier cette vingtaine de photos de Bob de Moor qui tentait de reproduire la méthode de pose de Jacobs pour faire vivre ses personnages. Sans assommer le lecteur, ces quelques pages d’explications suivies de ces éléments visuels permettent de saisir le contexte particulier de la création de ce diptyque à nul autre pareil.
Ceux qui voudraient prolonger leur étude se jetteront directement sur une seconde publication en intégrale de la même aventure, à ceci près qu’elle propose le découpage original de Jacobs, en repartant de ses dessins et calques. L’éditeur innove, car après le succès remporté par Jacobs : 329 Dessins l’année dernière, c’est la première fois qu’il propose une aventure complète présentée dans cette phase intermédiaire.
Si ce découpage originel ne séduira peut-être pas le lectorat habituel de Blake et Mortimer, il recèle pourtant bien des trésors à qui prendra le temps nécessaire pour l’étudier. À lui seul, il permet déjà de saisir toute la puissance du graphisme de Jacobs, son souci d’équilibre et de lisibilité, sans oublier le soin apporté au détail. On peut également comparer ce découpage à la version finalisée, que cela soit pour le premier tome réalisé par Jacobs et les petites modifications qu’il a apportées, ou la façon dont Bob de Moor a utilisé ce découpage pour mettre au net le second tome.
Les critiques ont été rudes à la sortie de ce second volet tant attendu, ainsi que le rappelle Daniel Couvreur dans l’intégrale de la version album. Cette comparaison entre le matériau de base et la version finale rendue par Bob de Moor en un temps record propose au lecteur de mieux comprendre cette réalisation assez exceptionnelle. Certes, Blake paraît bien raide, voire parfois absent dans les premières pages, mais il faut admirer le tempo de Bob de Moor, plus particulièrement dans les dernières pages du récit, quand le découpage de Jacobs passe à l’esquisse très légère, l’auteur émérite trouve la latitude nécessaire pour insuffler de la force à cette scène finale.
L’éditeur a rajouté une demi-douzaine de planches que Jacobs avait refaites dans une version plus aboutie selon lui. Ces éléments complémentaires sont donc autant de nouvelles lectures du travail de l’auteur, et de son approche de la bande dessinée.
Cette version du découpage original des 3 Formules du Professeur Sato permet d’approcher ces moments privilégiés de la création de Jacobs, son sens du détail, relatif cependant : on notera que, capable d’attendre quelques semaines une documentation sur les poubelles japonaises,il néglige cependant de demander à un chimiste de corriger ses formules organiques sur la couverture du premier tome.
Néanmoins, la passation du dessin de Jacobs vers celui de Bob de Moor est merveilleuse réalisation qui permet d’apprécier le travail de deux auteurs majeurs de l’École de Bruxelles.
Juillard : 317 dessins
Toujours dans la veine du formidable Jacobs : 329 Dessins paru l’année dernière, l’éditeur propose enfin un autre recueil tiré de l’univers de Blake & Mortimer. Celui se compose de 317 dessins réalisés par Juillard, classés par ordre chronologique dans l’ordre de parution des six albums réalisés en quinze ans.
Bien que le dos toilé soit légèrement plus clair afin sans doute de ne pas apporter un contraste trop prononcé avec les plats moins foncés, le format de présentation de cet album est exactement le même que le précédent paru dans la collection. Les dessins sont présentés en pleine page, certains en double-pages ou sur plusieurs pages, afin de favoriser le confort de lecture. Un ex-libris est également proposé avec ce tirage limité à trois mille exemplaires. On notera cependant l’absence des textes explicatifs de Daniel Couvreur sous les dessins.
L’observation des dessins et des études de Juillard apporte bien des éléments instructifs : ses compositions de plans complexes rappellent au lecteur qu’il est un extraordinaire dessinateur, et que des images qui semblent simples lors de la lecture ont demandé des heures de recherche pour conférer de la lisibilité à la densité des scénarios. Comme on sait, Juillard est d’ailleurs un meilleur dessinateur réaliste que Jacobs : lorsqu’il lâche son crayon, ses personnages déploient plus de mouvement. Alors que Jacobs multipliait les postures théâtrales et d’incroyables compositions de visages afin d’exprimer les sentiments, Juillard laisse parler les corps, quitte à devoir les figer au moment de l’encrage pour mieux se rapprocher du style du maître.
Sans obtenir le niveau de révélations et d’explications historique du précédent volume, 317 dessins met en valeur le travail réalisé par Juillard. À sa lecture, on retrouve les scènes caractéristiques des précédentes aventures. Et comme lors de la lecture du Piège Diabolique et des 3 formules du Professeur Sato, on se surprend à retrouver avec plaisir les passages des albums qui nous ont le plus particulièrement marqués. Vivement le prochain trésor exhumé par la Fondation Jacobs !
(par Charles-Louis Detournay)
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