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Emmanuel Lepage (Voyage aux Îles de la désolation) : « Envisager le fait de ne plus pouvoir dessiner m’était insupportable ! »

Par Nicolas Anspach le 23 décembre 2011                      Lien  
Dans « Voyage aux Îles de la Désolation », Emmanuel Lepage évoque l’un de ses propres périples à bord du Marion Dufresne, un navire chargé de réapprovisionner les scientifiques qui vivent dans des îles inhospitalières de l’antarctique. Retour avec son auteur sur ce récit de voyage en bande dessinée.

Emmanuel Lepage (Voyage aux Îles de la désolation) : « Envisager le fait de ne plus pouvoir dessiner m'était insupportable ! »Êtes-vous parti dans ces îles dans l’intention de réaliser un livre ?

Les places à bord du Marion Dufresne sont contingentées. Il est impossible de monter à bord et d’accompagner le ravitaillement des Terres Australes Françaises sans avoir une bonne raison. J’avais monté un dossier avec François Lepage, mon frère photographe, et Caroline Britzune, amie journaliste. Cette dernière est à l’initiative de ce projet. Elle connaissait l’existence de ce bateau ravitailleur. Nous avons fait deux tentatives pour pouvoir monter à bord. La deuxième a été la bonne. J’avais demandé à mon éditeur, Claude Gendrot, un engagement écrit que Futuropolis publierait mon projet. J’avais besoin de cette attestation pour monter mon dossier. Claude m’a donné ce papier en me disant : « Si tu fais un carnet de croquis, nous ne le publierons pas. Cela ne se vend pas. Par contre, si tu réalise une bande dessinée, nous sommes partants ! ». J’ai acquiescé car je voulais à tout prix faire ce voyage. Mais je n’avais aucune idée de ce j’allais raconter dans cette BD (rires). Tout est resté très flou jusqu’à mon retour en France. En revenant chez moi, je n’avais toujours aucune idée de la manière dont j’allais organiser un récit. Ce livre n’a pas été prédéfini. En montant sur le Marion Dufresne, je ne savais ni ce que j’allais faire, ni ce que j’allais voir, ni qui j’allais rencontrer.

Sur le bateau, j’ai pris les mêmes habitudes qu’en voyage : je suis parti dessiner les gens, les paysages, la mer, avec, dans ma poche, mes pastels à l’huile, mes crayons et mes pinceaux. J’ai dessiné sans me poser de questions. Je n’ai retranscris que quelques conversations. Je n’ai finalement pris très peu de notes durant le voyage. Même si les échanges étaient intéressants et variés. À table, je mangeais avec des gens issus d’horizons différents : un directeur d’un institut polaire, un sénateur ou un chef mécano…

Extrait de Voyage aux Iles de la Désolation
(c) E. Lepage & Futuropolis

Le récit s’est donc construit chez vous …

Oui. Je suis rentré chez moi avec cent-cinquante croquis. J’ai directement fait de grandes illustrations. Je ressentais le besoin de fixer ces visions, ces paysages, par de grands dessins. Il fallait que je le fasse tant que j’étais encore dans le souvenir. C’était aussi une manière de prolonger le voyage.

Souvent, on demande aux auteurs s’ils font le scénario ou le dessin en premier lieu. Les auteurs écrivent bien évidemment l’histoire d’abord. Mais là, sur ce récit, j’ai fait le contraire. J’avais des dessins, mais je ne savais pas comment j’allais les articuler dans une histoire, dans une bande dessinée. Progressivement, le traitement narratif et graphique est devenu une évidence. La bande dessinée allait être en noir et blanc afin d’éviter la confusion entre les illustrations réalisées durant le voyage, et le reste…

Le noir et blanc collait au paysage des Terres Australes.

Oui. Ce sont des terres très âpres. Les rochers étaient souvent noirs et luisants. J’ai appréhendé la narration comme un nouveau voyage : je savais où j’allais aller, je connaissais les endroits que j’allais dessiner, et les îles que j’allais représenter. Mais je ne savais pas comment j’allais y arriver. Et il fallait que j’y intègre aussi les croquis que j’ai réalisés durant le voyage. J’avais face à moi une grosse pelote de ficelle, avec de nombreux nœud. Et j’ai dû tirer sur les bouts… J’ai alors dessiné les planches, sans avoir écrit les textes, les dialogues. Je les ai rédigés une fois que les cent-soixante pages étaient terminées.

Ce livre est à la fois une aventure personnelle, par le voyage, mais aussi une aventure narrative et graphique ! J’avais dit à Claude Gendrot, mon éditeur, que le livre allait faire 80 pages, et contiendrait un tiers de BD. Au début, j’envisageais les planches de BD comme une sorte de trait d’union entre deux dessins. Puis, la narration a pris le dessus, à tel point qu’il m’a fallu réduire la place que je voulais accorder originellement aux croquis.

Extrait de Voyage aux Iles de la Désolation
(c) E. Lepage & Futuropolis

Vous avez dessiné dans des conditions extrêmes. On le voit dans le film que votre frère a tourné. Avez-vous appris de nouvelles choses en étant confronté ainsi aux éléments naturels ?

Bien sûr. Beaucoup de dessinateurs font du croquis de voyage d’après leurs photos, ou retranscrivent leurs impressions sur le papier à la tombée de la nuit. Cela fait de beaux dessins, c’est indéniable. Pour ma part, ce qui m’intéresse, c’est avant tout de dessiner le moment présent.

Un auteur de BD a l’habitude de travailler chez lui. Il y a ses points de repère, qui le rassurent. Un atelier est souvent le reflet de la vie intérieure de l’auteur. Le croquis de voyage permet de se mettre dans une position d’insécurité et d’exploser justement tous ces points de repère qui sont si réconfortants. Si vous dessinez un paysage urbain ou naturel, on peut prendre son temps. À moins d’être aux îles de Kerguelen où le temps change en quelques secondes. Dessiner les gens est beaucoup plus délicat. On ne sait pas combien de temps le sujet va garder la pause. Vous êtes donc obligé de synthétiser, de vous servir de votre mémoire immédiate. Souvent, vous finissez le dessin sur base du souvenir que vous avez du sujet… Quitte à le terminer le soir, à l’hôtel. Mais cette situation vous obligera à penser différemment le dessin, à aller à l’essentiel.

L’environnement est également important dans le dessin de voyage. Il y a une multitude de trognes intéressantes dans les marchés locaux. Évidemment, au bout de dix minutes, le dessinateur est entouré par vingt personnes qui le regardent dessiner. Ces personnes pourraient vous déconcentrer. Mais en réalité, elles vous donnent une énergie incroyable ! Elles vous mettent dans un autre état d’esprit. C’est ce que je cherche. Je veux capter ce qui se passe à ce moment-là. L’important n’est pas que le dessin soit beau, mais qu’il soit juste et sincère. Cela a peu d’importance qu’il soit raté ou réussi. L’essentiel est plutôt ce qui s’est passé à ce moment-là.

Beaucoup de mes dessins de voyage sont moches, mais en les regardant, je me souviens de l’état dans lequel j’étais en les réalisant. Le dessin porte d’une certaine manière les conditions dans lesquelles je l’ai fait.
Cela se ressent dans le dessin.


Voyage aux îles de la Désolation, Emmanuel... par Futuropolis

Cela se voit parfois non ?

Quand je dessine dans les îles de Kerguelen et qu’il se met à pleuvoir, des gouttes de pluies apparaissent sur le dessin. Lors du voyage, j’ai tenté une expérience intéressante : J’ai rejoins la proue du bateau en pleine tempête, alors qu’il y avait des creux de neuf mètres, pour dessiner. Les perspectives étaient intéressantes. Lorsque l’on atteint le creux de la vague, on a l’impression de chuter d’un immeuble de cinq étages. Je n’ai pas pu tenir plus d’un quart d’heure tellement c’était une expérience éprouvante ! J’aime me mettre dans ce genre de situation, afin de voir ce qui se passera graphiquement. Le dessin de voyage est une école très importante pour moi ! C’est grâce à cela que je suis passé à la couleur directe. Et plus tard, lorsque j’ai eu mes problèmes à la main, c’est par ce biais que je suis revenu au dessin. C’est un exercice fascinant, qui m’apporte beaucoup. Et c’est un moyen extraordinaire de dessiner les gens.

Extrait de Voyage aux Iles de la Désolation
(c) E. Lepage & Futuropolis.

Jijé dessinant les attitudes de ses enfants en quelques secondes, puis jetait le croquis à terre et recommençait !

Oui. J’aime traquer le mouvement, une attitude que tu ne peux pas cerner si la personne pose pour toi ! Ces instants saisis me nourrissent.<br

J’aime essayer de nouvelles choses. Je dessine parfois en marchant. C’est intéressant, car il y a un rythme qui se crée dans le dessin, même si on ne le construit pas. C’est plus une forme d’écriture. Peut importe que le dessin soit publiable, ce n’est pas ça l’important.

Cela fait trente ans que je fais des dessins en voyage. Il y a dix ans, Casterman m’a proposé de publier ces dessins. Quand Brésil et America sont sortis, cela m’a bloqué. J’avais alors une totale liberté dans mes dessins de voyage car je savais qu’ils n’allaient pas être publiés. Il n’y avait aucun enjeu graphique à les faire durant ces périples. J’ai arrêté d’en faire pendant près de dix ans car je savais qu’ils n’auraient plus la même fraicheur qu’avant.

Ce n’est qu’en allant à Tchernobyl, il y a trois ans, que j’ai retrouvé le plaisir de faire du croquis sur le vif.

Illustration inédite
(c) Emmanuel Lepage - Reproduction interdite.

Vous avez évoqué le problème que vous avez eu à la main, il y a de cela trois ans. Comment avez-vous vécu le fait de ne plus pouvoir dessiner ?

C’était terrible. Le dessin, c’est ma vie ! Pendant quatre mois, je ne pouvais plus tenir un crayon, pas même un stylo à bille. J’avais l’impression que ma vie s’effondrait. Je me vois, encore aujourd’hui, enfoncé dans mon canapé, en ayant une panique froide. J’étais obligé, à court terme, d’annuler des projets d’affiche et de repousser à une date indéterminée le reste. Le deuxième Oh, les filles ! était arrêté au milieu. J’étais incapable de le terminer. Plus les semaines passaient, plus je voyais de médecins qui me disaient tous : « C’est grave. Vous savez, peut-être que cela ne remettra plus jamais ! ». Mon médecin généraliste m’a même demandé si j’avais songé à une reconversion. Envisager le fait de ne plus pouvoir dessiner m’était insupportable ! Dessiner ne tenait qu’à si peu de chose. Un nerf altéré, et c’est fini ! Cet écrasement du nerf au niveau du cou m’a empêché de dessiner pendant quatre mois, et c’est malheureusement chronique.

Dessin fait sur une pirogue sur le fleuve Kourou en Guyane
(c) Emmanuel Lepage.

Comment avez-vous surmonté cet handicap ?

Aujourd’hui encore, il y a des choses que je ne peux plus faire comme avant. Il m’est impossible d’encrer à la plume, par exemple. J’ai beaucoup de mal à écrire une lettre. Pour résumer, je ne peux plus exercer une pression importante sur la main. J’ai donc dû changer mes outils de travail.
Il y a trois ans, alors que je déprimais à cause de ce nerf altéré, je suis parti à Tchernobyl avec une association. Sans doute pris par la force du lieu, je me suis mis à dessiner avec une boulimie incroyable. Mais j’ai utilisé des outils beaucoup plus souples : des pinceaux, des craies grasses, etc. Je dessinais également dans des conditions un peu particulières : On ne peut ni s’assoir, ni s’appuyer contre un mur ou un objet. Je devais rester debout, en dessinant avec des gants et un masque sur le nez. J’ai été amené à dessiner autrement ! C’est aussi l’un des intérêts du dessin de voyage : on se retrouve dans une situation dans laquelle il faut s’adapter. J’étais aussi baigné dans une impression particulière. Les alentours de Tchernobyl sont magnifiques et nous avions l’impression d’être à mille lieues de la terre. On ressentait les émotions.

En travaillant d’une autre manière, dans d’autres positions, avec d’autres outils, j’ai pris conscience que j’étais encore capable de dessiner. Cela m’a ouvert des portes pour la BD et j’ai pu terminer le deuxième tome de Oh, Les filles !. La technique que j’ai utilisée pour terminer l’album était finalement beaucoup plus cohérente avec le sujet.

La technique du premier Oh, les filles est la même que pour mes ouvrages précédents : couleur directe à l’aquarelle. L’encrage à la plume y était peut-être plus présent. Pour le second tome, je l’ai abandonné car je ne pouvais plus servir de ces outils. Ma main se tétanisait très vite. J’ai donc dessiné avec un trait crayon "poussé", qui a été imprimé sur papier aquarelle afin que je puisse faire les couleurs.

Il a fallu que je fasse le deuil d’un dessin que je ne pourrais plus pratiquer. Je ne pourrais plus jamais dessiner comme dans Névé, mais cela m’a ouvert d’autres perspectives.

Votre corps vous a obligé à évoluer graphiquement. Mais vous recherchiez déjà cette évolution. Les ambiances de Oh, les filles ! sont très différentes de celles de La Terre sans mal ou de Muchacho.

J’ai peur de m’ennuyer dans mon travail. J’ai toujours envie d’explorer de nouvelles voies. Si j’écoutais les lecteurs et d’autres âmes bien intentionnées, je signerais aujourd’hui le dixième album de La Terre sans mal. Cela ne m’intéresse pas d’aller dans cette voie. Il y a eu un malentendu avec Oh, les Filles. J’ai opté pour un choix radical, tant du point de vue graphique que narratif, car je pensais que ce type de dessin était celui qui convenait le mieux à ce sujet. Le récit racontait l’histoire de petites filles qui grandissaient de page en page. Je souhaitais me mettre graphiquement en retrait car le récit ne justifiait narrativement pas de grandes images lyriques, contrairement à Muchacho. J’aime explorer, avoir des démarches graphiques et narratives différentes. Le dessin est tellement vaste que j’ai envie de l’explorer encore et encore ! Dessiner et raconter des histoires font partie intégrante de ma personnalité, c’est ma vie !

Illustration inédite
(c) Emmanuel Lepage.

Quel a été l’accueil de « Voyage aux îles de la désolation » ?

La chronique de David Taugis dans ActuaBD était sincère. C’est un livre à contre-courant qui demande un certain investissement. Moi-même, j’ai mis du temps à le lire. Et je comprends que certains ne soient pas rentrés dedans…

L’accueil de ce livre est assez étrange. Généralement, les critiques négatives viennent de gros lecteurs de bandes dessinées. Ils ne savent pas comment appréhender cet album. Est-ce un carnet de voyage ou une BD ? Comment se fait-il qu’il n’y a pas d’intrigue ? Beaucoup de critiques on trouvé ce livre ennuyeux...

Par contre, j’ai eu des retours extraordinaires de marins, de gens qui ont l’habitude de voyager et bien sûr de ceux qui ont déjà été dans les Terres Australes. Ces derniers se sont retrouvés dans le livre. La part d’ennui que contient Voyage aux îles de la désolation fait partie du voyage. Lorsque l’on est en voyage, on est plongé dans une sorte de flot permanent. Des moments d’attentes succèdent à des rencontres. Souvent, on n’a malheureusement pas le temps d’approfondir la relation. Ce ne sont pas les individus que j’ai eu envie de raconter dans ce livre, mais plutôt la multitude de rencontres que l’on fait en voyage. Je me suis retrouvé avec 70 personnages secondaires à gérer dans ce récit.

Ce livre est un des reflets de l’état dans lequel on est lorsque l’on fait ce type de voyage. Je n’ai jamais eu autant de courrier ou de mails au sujet de l’un de mes livres. Beaucoup ne lisent pas – ou occasionnellement - des BD. Ce livre se retrouve aujourd’hui à la fois chez les librairies BD, mais aussi les généralistes et ceux spécialisés dans le voyage et la marine. Ce livre me permet, encore aujourd’hui, de rencontrer des gens formidables.

Quel sera votre prochain projet ?

J’évoquerai Tchernobyl. Ce voyage m’a profondément marqué.

Emmanuel Lepage dans les îles de la Désolation
(c) François Lepage - Reproduction interdite sans son autorisation.
Emmanuel Lepage dans les îles de la Désolation
(c) François Lepage - Reproduction interdite sans son autorisation.

(par Nicolas Anspach)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782754804240

Lire les chroniques de « Voyage aux îles de la Désolation » par Nicolas Anspach et David Taugis.

Emmanuel Lepage, sur Actuabd.com, c’est aussi :

Les chroniques de Oh, les filles ! Muchacho T1 et T2 ;

Des interviews :
- « Oh, les Filles ! traite de la construction de l’identité » (avec Sophie Michel, février 2008)
- « Mes personnages sont en quête d’eux-mêmes" » (Novembre 2006)

Lien vers le blog que Caroline Britzune, Emmanuel et François Lepage ont tenu pendant le voyage.

Lien vers les photos de François Lepage sur son site internet

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Photos © François Lepage.

 
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