Après ses deux César, on aurait pu croire que Joann Sfar risquait, comme un Leconte ou un Lauzier avant lui, de se détourner définitivement du 9e art au profit du 7e. Ce n’est qu’en partie vrai, car s’il désire effectivement continuer se consacrer à l’écriture et la réalisation de film, il n’en oublie pas pour autant la bande dessinée.
Après une longe attente, nous avons effectivement enfin pu découvrir la fin de Donjon qu’il co-écrit avec son collègue et ami Lewis Trondheim. Mais on lui doit également le scénario d’un shojo-like écrit pour Pénélope Bagieu, dont le premier tome est paru fin de l’année dernière. Si la thématique de l’extermination de la race humaine liée à l’enlèvement de certains derniers spécimens a déjà été largement évoquée (on se rappelle entre autres de l’excellent Shrimp d’Aoust, Donck et Burniat (Dargaud), Sfar et Bagieu l’interprètent d’une remarquable façon.
Stars of the Stars présente, en effet, sept filles venues du monde entier qui sont convoquées à New York pour auditionner dans une prestigieuse école de danse. Parmi elles, la Juive new-yorkaise névrosée et la Noire française déjantée, sont très loin des petits rats de l’opéra... Le concours dégénère avant même que des extraterrestres ne viennent se mêler de la sélection ! En effet, la Terre sera détruite si les lauréates ne peuvent prouver qu’elles savent danser comme des déesses, mais l’entente est loin d’être parfaite entre elles !
Pas de doute, Sfar & Bagieu s’amusent beaucoup en réalisant cette bande dessinée de grand format, dont effectivement le focus sur les héroïnes rappelle les mangas pour filles, les Shojo. Si les fans du genre pourraient se passionner pour les disputes entre ces demoiselles, le rendu d’ensemble reste pourtant assez terne, et même lorsque le vaisseau décolle de la Terre, le récit reste au sol, en dépit de quelques surprises sanglantes. Le second tome viendra-t-il relever tout cela ? On s’interroge.
Sfar peut-il être "Normal" ?
Nous vous en parlions l’année dernière : on peut légitimement se demander si Joann Sfar peut encore être un auteur comme les autres. D’un côté, il donne l’impression de dessiner très rapidement et a semble-t-il suffisamment d’idées (trop ?) pour dynamiser tout cela, et dans le même temps, son succès au cinéma l’a placé dans une position assez inédite : il est à la fois adulé et éloigné de ses pairs.
Il multiplie dès lors les initiatives, pas toujours heureuses mais parfois très enthousiasmantes, telles que le parodique Normal qu’il vient de publier chez Dargaud. Ce petit carnet d’une centaine de pages rassemble les dessins que Sfar a publié sur internet au début de l’année 2014 en s’inspirant de l’actualité du président François Hollande. Si on pouvait s’attendre à une caricature acerbe du président, un "Hollande-bashing" dont il est la cible depuis des mois, Sfar en fait un homme à la bonhommie touchante, un personnage à la Sempé, qui louvoie entre amour fou et une façon de gouverner la France bien à lui.
Sfar, le romancier
Sfar ne se contente plus de dessiner, il s’est effectivement lancé dans l’écriture des romans. Nous avions analysé son roman L’Éternel paru l’année dernière.. Après cette extension liée à sa série de bande dessinée Grand Vampire (mais aussi à Klezmer et au Professeur Bell), c’est cette fois sur la base de L’Ancien Temps que Sfar publie un second ouvrage.
À mi-chemin entre le médiéval fantastique et le récit picaresque, Grandclapier revient sur les aventures d’un royaume, d’une sorcière, d’un jeune sourcier amoureux de cette dernière, d’un barbare qui veut garder le respect de sa famille, d’un ogre qui se consume d’amour pour la reine, d’une reine qui demande l’aide d’un géant pour ramener de l’eau douce de la mer vers les montagnes, car comme tout le monde le sait, l’eau coule de haut en bas...
Ceux qui n’auront pas lu la bande dessinée ne seront pas lésés, car Sfar revient sur les grands événements qui s’y déroulent, mais ceux qui l’auront appréciée y découvriront d’autres éléments qui permettent de revisiter les séquences qui s’y déroulent. Alors que Sfar imaginait réaliser un roman-fleuve autour de cet univers, c’est finalement le premier tome d’une tétralogie qu’il livre aujourd’hui.
Globalement, Grandclapier est très réussi ! Sfar y fait une nouvelle fois preuve d’une inventivité débordante, on rebondit de surprise en surprise, les descriptions sont à la fois courtes et évocatrices, alors que le récit se déroule à un rythme effréné. Certains lecteurs prudes seront sans doute encore choqués par une certaine propension à la lascivité, mais soyons honnêtes, il n’y a rien qui devraient choquer ceux qui croient aux sorcières se rebellant contre un dieu unique.
Sfar se dévoile
In fine, les lecteurs qui voudront en savoir plus sur les réflexions de l’auteur ou sur la progression de ses projets devraient trouver leur compte avec Journal de Merde, qui regroupe six mois de publication dans Télérama.
Avec 4500 pages de carnet publiées, Sfar est certainement l’auteur le plus prolifique en la matière. Dans son Journal de Merde, il fait à nouveau preuve de dextérité et d’éclectisme. La profusion de détails sur chaque page obligea de publier l’ensemble en format A4, le tout rassemble quatre cents (et une) pages de confidences. Cela va du carnet de voyage aux réflexions au quotidien (sur la politique, le monde de la BD, etc.), mais surtout, Journal de Merde permet de comprendre l’auteur dans son cheminement.
En effet, il explique ce qui le pousse à réaliser des romans : en une journée, il couche sur papier ce qu’il ne devrait dessiner qu’en plusieurs semaines, même à sa vitesse. Il explique aussi les difficultés qu’il rencontre à produire ses films, même lorsque, comme lui, on a gagné deux César ! La densité de ce carnet richement illustré donne droit à une très longue lecture, au plus près de l’auteur. Un voyage passionnant, et d’une grande honnêteté.
Joann Sfar est un artiste accompli, à la fois dessinateur, cinéaste, romancier… À travers de longs textes, des illustrations où se déploie son imaginaire, des dessins politiques, des images d’après nature et des bandes dessinées, il nous livre ici sa vision du monde. La vision de l’artiste mais aussi celle de l’homme, personnelle, intime. À quarante ans, il se sent à la fois méchant, triste, rieur, en colère, en chute libre… aux prises avec le réel qui résiste. Dans ce journal, il travaille au plus secret de soi.
Le livre de sa mère
De Gary, Sfar dit qu’il est tombé amoureux : "de lui, de sa pensée, et de ses colères, de sa légende et de sa mythologie dans l’ombre de laquelle je me suis construit..." C’est que, comme lui, il est Niçois. Comme lui, il est juif, de ce judaïsme respectueux de son héritage, mais libéré de toute emprise de la tradition, de tout obscurantisme religieux. Sfar a toujours eu besoin de ces figures identitaires qui, comme lui, sont à la recherche de leur identité : Pascin, Chagall, Gary... Personnages fantasmatiques dans lesquels Sfar s’incarne, comme on essaie un costume ou un uniforme.
On comprend la fascination de Sfar pour Gary. Il n’a pas attendu le centenaire de l’auteur d’Éducation européenne pour marquer son admiration : Gary est le modèle de Malka des lions dans Le Chat du rabbin. La façon d’écrire de l’écrivain gaulliste qui a la nonchalance détachée d’une vieille ganache qui parodie Malraux par sens du ridicule et qui se souvient que, né russe, il ne doit les honneurs de la France que pour services rendus, sa façon d’écrire est une suite de fulgurances sertie d’anecdotes, comme le dessin de Sfar en somme. Sfar sait que c’est précisément cet abandon au fil de l’écriture, cette façon permanente de se mettre à nu sans peur du ridicule, un peu comme son dessin semble resté dans le croquis par indifférence de la mise au net (la mise honnête...), qui fait le style, n’en déplaise aux colporteurs de quolibets.
On imagine qu’il n’a pas hésité une seule seconde quand il lui a été proposé d’illustrer La Promesse de l’aube de celui qui fut Prix Goncourt pour Les Racines du ciel (avant qu’il ne s’arroge un deuxième -fait unique dans l’histoire de la littérature- sous le pseudonyme d’Émile Ajar). Car il s’agit d’un des plus beaux portraits d’une mère aimante, une caricature de mère juive, qui rêve pour son fils une carrière de grand musicien, de danseur étoile, de général, d’ambassadeur de France... On sent bien, tout au fil du récit, comment cette mère a construit le grand écrivain, comment ce livre est "Le Livre de ma mère" que Gary écrit après celui, bien connu, d’Albert Cohen. Sfar le commente comme le petit garçon qu’il est et qu’il représente souvent, respectueusement, dans les marges talmudiques, ses dessins opérant comme le surlignage d’un Stabilo sur les passages mémorables. Un travail qui révèle Gary, mais aussi son commentateur.
Sfar à l’encan
Alors qu’il était jusqu’ici quasi absent des salles de vente, Joann Sfar a décidé de faire confiance à Artcurial pour vendre une partie de son travail ce samedi 26 avril 2014. Encore une de ses multiples métamorphoses, une de ses façons de se confronter avec le public, de jauger sa notoriété.
On peut regarder ses dessins dans la salle d’exposition avant la vente, mais aussi sur Internet sur le site d’Artcurial, et de repartir avec l’un d’entre eux si vos moyens le permettent et si le cœur vous en dit. À défaut, on peut regarder à loisir cette nonchalance travaillée et le plaisir éveillé qui préside à chacun de ses dessins.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
(par Charles-Louis Detournay)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
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En médaillon : Joann Sfar par Nicolas Guerin © Nicolas Guerin / La Cité de la BD et de l’Image
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