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Enki Bilal : "Le 11 septembre a asséché mes obsessions"

Par Nicolas Anspach le 29 mai 2007                      Lien  
{{Enki Bilal}} met fin à la {Tétralogie du Monstre} avec « {Quatre ?} ». Un récit écrit en réaction aux conflits qui ont ensanglanté la Yougoslavie dans les années ’90. Après les attentats du 11 septembre 2001, cette histoire s’est transformée en une dérive planante. {{Bilal}} nous en explique les raisons.

Le ton du quatrième et dernier album de la tétralogie du « Sommeil du Monstre » contraste avec les précédents…

« Rendez-vous à Paris » et « Quatre ? » doivent se lire d’une traite. Il y a effectivement une différence de ton. Il fallait que les personnages se retrouvent, d’une part avec eux-mêmes, et d’autres part entre eux. Ils redeviennent humains. La dispute entre Nike et Leyla a des raisons particulières, causées par les obsessions olfactives de ce premier, mais elle est finalement assez terre à terre. Leur mauvaise fois est humaine ! Ce ton plus léger était mérité : cette aventure représente deux ans de leurs vies, et douze de la mienne.

L’ambiance des premiers livres était voulue, et correspondait à quelque chose que j’ai réglé avec la Yougoslavie et la violence qui a miné ce pays. Et puis, le « 11 septembre » a également eu des répercussions sur le récit. Cet affreux événement a été la validation de mes obsessions. Cela peut paraître choquant de dire cela, mais cela m’a soulagé artistiquement…

Lorsque vous avez écrit le synopsis du premier tome du « Sommeil du Monstre », pensiez-vous déjà à ce ton plus léger à la fin du cycle…

Non. Je n’étais certain que de la thématique du premier album. A trente-trois ans, Nike réalise qu’il a passé les quinze premiers jours de sa vie entre deux autres orphelins dans le même lit. Les bombes pleuvaient au dessus de l’hôpital. Il se souvient qu’au moment où il était bébé, il avait fait la promesse de protéger les deux autres nouveau-nés. Il était donc logique qu’ils se retrouvent à la fin. J’ai failli en faire mourir un à la fin de Quatre ?. Mais cela aurait été monstrueux. Je voulais plutôt terminer cette histoire sur une issue plus positive…

Enki Bilal : "Le 11 septembre a asséché mes obsessions"Vous détournez ce problème en créant des répliques de vos personnages, que vous n’hésitez pas à maltraiter…

La simplicité de l’histoire est contrecarrée par la perversité de Warhole. Je me suis laissé corrompre par ce personnage. Lorsqu’un créateur invente un personnage qui a une telle force, une telle perversité, il ne sait jamais où celui-ci va le mener. Je pensais animer une sorte de " Mengele bis" ; un fou qui manipulait les autres. Il ressemble à cela dans le Sommeil du Monstre. Mais je me suis pris en sympathie pour Warhole quant celui-ci commençait à avoir des velléités artistiques, où il transformait son obsession du mal en Art Suprême. Il devait forcément avoir rédemption. Pas forcément religieuse, ceci dit. Et du coup, Warhole, de par ce changement, nourrissait les autres personnages…

Le « 11 septembre » a-t-il fait dépasser les limites que vous vous étiez imposées pour Warhole …

Il y a le Warhole d’avant cet événement. Mais en même temps, il en est quelque part l’auteur. Ce fou fini par manipuler les obscurantistes.
Et puis, il y a le 11 septembre, lui-même, qui est une sorte de "happening Warholien" ! C’est à partir de ce moment qu’il devient un artiste fou. C’est étrange, il avait toutes les prédispositions pour que je puisse rebondir sur cet événement dramatique…

Cette catastrophe démontre qu’il n’y a plus aucune limite dans ce que vous pouvez montrer dans votre travail …

Oui. Mais ce qui est arrivé est tellement monstrueux que cela ne servirait à rien d’imaginer pire. Je me suis posé cette question… Le 11 septembre a asséché totalement mes obsessions. Je n’ai donc plus à inventer un événement aussi affreux. Cela n’aurait aucun intérêt de se lancer dans la surenchère. Cela deviendrait même indécent. Comme il me restait deux volumes –qui en devinrent trois – après cette catastrophe tragique, il me semblait opportun de terminer la ré-humanisation de mes personnages. J’ai choisis la voie la plus légère. Et ce même si 32 décembre est encore assez difficile… Rendez-vous à Paris et Quatre ? forment un tout, une dérive planante. Lorsque nous publierons l’intégrale de ce cycle en octobre, je ne mettrais d’ailleurs pas de séparation entre le troisième et le quatrième album…

Warhole prend possession du corps de Nike. Le parallèle avec la trilogie Nikopol est évident !

Oui. Warhole manipule Nike, tout comme Horus l’a fait avec Nikopol. Ce sont des interférences que j’assume totalement. J’ai réalisé mon film Immortel parallèlement à 32 décembre. La manipulation d’Horus est différente dans le film que dans la bande dessinée originelle. Sans doute plus proche de celle que l’on voit dans la Tétralogie du Monstre. Je ressasse les mêmes thèmes, et cela ne me paraît pas être un handicap. Ce sont des thèmes extrêmement larges, qui ont de nombreuses ramifications et qui me permettent de m’interroger sur le monde.

Ils deviennent tous les deux paranoïaques, suite à cette présence étrangère en eux…

Effectivement. Je n’aime pas les personnages lisses. Le formatage, à l’américaine, où le bien triomphe systématiquement du mal, ne me correspond pas. Au plus il y a d’aspérité, Au plus il y a d’handicap, au plus mes personnages sont meurtris, au plus je m’attache à eux. Je les trouve alors beaucoup plus humains. Après tout, ne sommes-nous pas tous manipulés ? Je vous manipule, tout comme mon éditeur me manipule. On n’est manipulé dans tous les contextes : sur le plan social, politique, religieux, etc.

Le prénom Nike est l’anagramme du vôtre…

C’est accidentel ! Nike, alors qu’il était nouveau-né, a été trouvé sur le corps d’un civil bosniaque mort. Un inconnu qui n’avait pas de papier. C’était donc un orphelin parfait. L’inconnu portait des chaussures de sport, comme la plupart des combattants non professionnels dans le conflit yougoslave. Un homme devait découvrir l’enfant et l’apporter à l’hôpital pour qu’il survive. J’ai pensé à mon ami Jean Hatzfeld, journaliste à Libération. Dans mon esprit, l’homme qui a trouvé Nike a dit à l’hôpital : « Je m’appelle Hatzfeld, et j’ai trouvé cet enfant sur le corps d’une personne qui portait des chaussures Nike ». Pourquoi cette marque ? Les associations « Adidas Hatzfeld » et « Reebok Hatzfeld » ne sonnaient pas justes. C’est au moment où j’ai tapé ce nom que je me suis aperçu que c’était l’anagramme de mon nom, Enki. C’était un signe, et j’en ai tenu compte …

Extrait de "Quatre ?"
(c) Bilal & Casterman.

Warhole est-il l’artiste suprême ?

Le Warhole du Sommeil du Monstre est un monstre lui-même. A un moment donné, il se sert de l’art pour exprimer autrement sa monstruosité. Il a été au sommet de l’échelle, tant dans le mal suprême que dans l’art suprême. Le « All White Happening », qu’il crée, est très sanglant mais aussi très esthétique. Le sang est utilisé pour remplacer de la peinture sur de larges toiles blanches tendues sur les murs. Mais je désamorce l’horreur de cette situation. Warhole, sous une nouvelle identité, apprend à Nike que la plupart des morts de ce happening ne sont que des doubles, des artefacts qui ne sont pas réellement humains. Warhole manipule Nike…
De même que la compression de la mort, dans le deuxième happening, se retourne un peu contre l’humanité. J’y aborde les catastrophes telles que les pluies acides, etc. C’est une manière de dire que ce sont les hommes qui produisent le mal sur la terre. Dans les deux derniers volumes de cette tétralogie, Warhole devient le chantre du bien. Même ces fameuses mouches nano-technologiques, qui ont instrumentalisées la mort, deviennent porteuses d’espoir car elles comblent le trou de la couche d’ozone. On est là dans le sommet de ce qui peut être possible d’imaginer en art.

Warhole est il dieu ?

Non. C’est quelqu’un qui veut prouver que le dieu unique, comme le défini le monothéisme, n’existe pas. C’est peut-être un dieu, mais il y aura autre pour le contredire…

Les mini-animaux que vous mettez en scène sont-ils le moyen de divertir le lecteur dans cette histoire somme toute assez pesante…

Un peu. Mais ils sont surtout le symbole de nos errements, de nos manipulations. L’homme finira par fabriquer des jouets-animaux grâce à la manipulation génétique. Il y a là plusieurs niveaux de lecture. Mais on peut dire que les mini-cat et mini-girafe sont mon côté « Walt Disney ».

Vous dénoncez fortement l’obscurantisme religieux.

Effectivement ! L’obscurantisme religieux marque le début de ce siècle. Ce serait politiquement plus correct de ne pas le mentionner car on ne peut pas attaquer une religion sans être au cœur d’une polémique. Mais je n’attaque pas la religion dans mes livres. Je me concentre surtout sur ceux qui ont déclaré la guerre au reste monde. C’est un constat, un fait.

Vous avez dit vouloir faire évoluer votre graphisme…

C’est une volonté. Comme j’ai confié cette envie à des journalistes, je vais être obligé de tenir cette promesse. Mon prochain travail va induire cette rupture.

Ne craignez-vous pas d’entraîner une rupture avec votre lectorat ?

J’ai déjà pris ce risque par le passé. Dernièrement, j’ai rencontré un lecteur à la Foire du Livre de Paris qui m’a dit avoir adoré mon travail. Et surtout la Croisière des Oubliés pour son graphisme. J’ai été assez étonné ! (Rires).

Quel sera votre prochain projet ?

Une bande dessinée dont l’histoire pourra se décliner au cinéma. Je mène les deux projets en parallèle.

Quel regard portez-vous sur Immortel, votre dernier film ?

Je ne le renie pas. J’en apprécie surtout la partie cinéma. J’ai été relativement déçu par les animations des personnages en trois dimensions. Je suis heureux qu’il ait suscité un certain engouement. On a comptabilisé un million d’entrées sur la France…

Une vente d’originaux a eu lieu dernièrement, orchestrée par Artcurial. La toile intitulée « Bleu Sang » s’est envolée à 176.900 € … Qu’avez-vous ressenti ?

C’est une reconnaissance. Cette vente n’était pas une stratégie de ma part. J’ai été un peu forcé par un ami qui trouvait que c’était le moment de passer à une étape supérieure. Artcurial m’a contacté à cette période. J’étais un peu étonné qu’une maison aussi sérieuse s’intéresse à mon travail. Mais j’ai senti en eux un véritable engouement. Je me suis donc laissé convaincre, car cette vente est en adéquation avec la rupture que je cherche à programmer. J’ai été surpris que les experts aient placé la barre aussi haut. Je pensais que l’on allait à la catastrophe … et cela explosé ! Beaucoup de pièces sont parties à l’étranger …

(par Nicolas Anspach)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Lire également sur actuabd.com : « Rendez-vous à Paris » : Pour Bilal, un et deux font quatre

Regardez l’interview filmée de Bilal sur le site de notre partenaire France5.

Photo (c) N. Anspach

 
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