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Éric Corbeyran (1/2) : « "14-18" est une histoire sans héros qui révèle la personnalité de huit jeunes gens anonymes. »

Par Charles-Louis Detournay le 3 septembre 2014                      Lien  
Entretien-fleuve avec l'un des scénaristes de bande dessinée français les plus prolifiques autour de sa nouvelle série, « 14-18 » (Delcourt) publiée à un rythme soutenu : deux albums par an pendant cinq ans. Sacré challenge !

Éric Corbeyran (1/2) : « "14-18" est une histoire sans héros qui révèle la personnalité de huit jeunes gens anonymes. »Avez-vous été à l’initiative de cette nouvelle série, ou répondiez-vous à l’attente de votre éditeur ?

Je ne m’étais jamais imaginé raconter un jour une histoire se déroulant pendant l’une des deux grandes guerres mondiales. C’est un sujet intimidant car chacun est concerné. Dans notre pays, tout le monde a dans sa famille quelqu’un qui est parti au front et qui en est revenu, blessé ou réduit de moitié, ou pas du tout. Lorsque Guy Delcourt m’a parlé de son envie d’aborder ce thème, j’ai pris ça comme un gage de confiance. Nous sommes tout de suite tombés d’accord sur les deux points essentiels : ce sera une histoire sans ’héros’ au cours de laquelle on ne décrira pas les grandes batailles. J’ai donc monté une petite équipe de huit jeunes gens anonymes. 14-18 raconte leur parcours et révèle leur personnalité. Au ras des tranchées...

Difficile d’évoquer la Grande Guerre en bande dessinée sans se référer à Tardi. Comment vous êtes-vous positionné par rapport à ce qu’il avait déjà publié sur ce sujet ?

J’ai une très grande admiration pour l’œuvre de Tardi, depuis toujours. Mais si on se met à réfléchir de cette manière, en tant qu’auteur, on ne fait rien. On reste assis et on lit les bouquins des autres. Car tout a déjà été écrit, dessiné, filmé, narré, peint, sculpté, chanté, etc. Il faut donc s’accaparer le sujet sans complexe, et l’explorer avec spontanéité et franchise.

Deux albums par an soit un total de dix albums, c’est un fameux challenge...

Ce n’est pas nouveau, j’ai une prédilection pour les séries longues. Dans un récit réaliste, plus vous mettez de personnages en piste, plus vous créez de lignes, de parcours. Il faut du temps pour explorer chaque ligne, du volume pour donner vie à chaque parcours. Et puis lorsqu’on s’attaque à un sujet aussi copieux et complexe, le minimum, c’est de lui offrir un bel écrin. Le rythme du récit et l’articulation des albums ont été pensés en accord avec l’éditeur, car c’est également un investissement très lourd.

Comment vous êtes-vous documenté ?

J’ai beaucoup lu sur le sujet depuis quelques années. Il existe énormément d’ouvrages qui abordent ce thème. Tout a été dit, ou presque. J’ai absorbé puis digéré la doc et aujourd’hui quand j’écris, je l’utilise peu. Je sais à peu près où je vais, je ne veux pas être prisonnier du réalisme de chaque minute de guerre. 14-18 n’a pas la prétention d’un ouvrage historique. Ce qui compte avant tout à mes yeux, c’est la crédibilité, la cohérence et l’émotion.

Comment s’est établi le choix des dessinateurs ?

Dès les premières discussions, le nom d’Étienne Le Roux a été cité. J’avais déjà travaillé avec lui sur le dernier tome du Zodiaque et je me réjouissais de pouvoir écrire à nouveau pour lui. Mais Étienne a d’autres travaux en cours qu’il mène en parallèle, et le temps est un facteur essentiel pour ce type de projet. Il faut que les albums sortent à l’heure, on ne peut pas différer la sortie d’un tome car la chronologie nous l’impose. Étienne a donc monté un studio virtuel avec Loïc Chevallier et Jérôme Brizard. À trois, la charge de travail est mieux répartie, même si l’amplitude de la série demeure un véritable challenge pour tous.

Comment s’articule la collaboration entre eux ?

Au moment où cette interview sera publiée, j’aurais presque terminé d’écrire les 10 tomes. Étienne et Loïc auront également pris pas mal d’avance. C’est plus confortable pour tout le monde. Il faut éviter le stress autant que possible. Les choses sont de meilleure qualité lorsqu’elles ne sont pas faites dans l’urgence. Après la réalisation des roughs, chacun d’eux exécute sa part du travail. Étienne gère les personnages et Loïc les décors. Je ne connais les secrets de leur collaboration mais, vu de l’extérieur, le résultat est très harmonieux. On n’a pas cette impression désagréable de "collage" qui se dégage souvent de cet exercice à quatre mains. Au contraire, on dirait qu’il n’y a qu’un seul dessinateur...

D’emblée, vous décidez de ne pas citer le village natal de vos protagonistes...

Situer géographiquement le village d’origine, on y a pensé au début, en effet. Et puis on s’est dit que c’était mieux que cela reste flou. On a voulu à tout prix éviter toute tendance régionaliste. C’est un petit village de France comme il en existait tant, avec une vraie vie, une vraie âme, du drame à l’intérieur et des champs autour.

Mettre en place huit personnages principaux, et autant de femmes, n’est pas une mince affaire ! Vous êtes-vous basé sur des témoignages authentiques pour créer chacun d’eux ou vous êtes-vous simplement laissé porter par votre imagination ?

L’imagination, c’est le carburant du scénariste. Mais l’imaginaire d’un auteur est sans cesse stimulé par ses lectures, ses rencontres. Cependant, comme je l’ai dit précédemment, je ne cherche pas à étouffer le lecteur sous une tonne de documentation et de vérités historiques. La contrainte de la période et des faits reste très stimulante. Mon but est d’écrire une histoire qui paraît vivante. Je m’efforce à ce que le lecteur puisse s’attacher à ces huit jeunes hommes qui montent au front et aux huit jeunes femmes qui restent à l’arrière.

Vous vous êtes concentré sur les émotions instantanées des soldats : la futilité de la guerre, le sentiment que ce serait réglé en quelques jours, l’inadéquation du paquetage, etc.


Je ne me place pas en tant qu’historien. Ce que je sais sur la guerre de 14, tout le monde est capable de le savoir, à condition d’avoir un peu le temps de lire. Tout le monde connaît le contexte global de cette tragédie. Dans chaque tome, ce contexte sera reprécisé, mais je ne vais pas m’appesantir (par exemple) sur la stratégie militaire de la bataille de Verdun ou sur le financement du labo qui a découvert les effets du gaz moutarde. Ce sont certainement des sujets passionnants, mais ce qui compte à mes yeux dans notre projet 14-18, ce sont les conséquences : "comment" nos huit petits soldats ont traversé la boucherie de Verdun ou "comment" ils ont vécu la première attaque au gaz.

D’emblée, vous pointez les manquements du commandement français et son manque de discernement.

C’est par le truchement des officiers et sous-officiers que des ordres ineptes venus de l’état-major ont été mis en application et ont coûté tant de vies. On dit souvent que la Première Guerre mondiale a un côté inhumain, c’est faux. Cette guerre a été mis en œuvre par des hommes et c’est justement ça qui rend son évocation si déroutante, si déconcertante. On a du mal à comprendre, à concevoir, à imaginer. Officiers et sous-officiers sont les rouages essentiels du drame de 14-18.

Comptez-vous mettre un aide-mémoire dans les pages de garde pour rappeler au lecteur vos principaux protagonistes ?

Absolument. Nous sommes conscients qu’il n’est pas évident pour le lecteur de s’y retrouver. Tous les personnages sont donc représentés dans les pages de gardes.

Avez-vous choisi vos dates de sorties et donc de combats pour évoquer des moments particuliers, les tournants de la guerre ?

Oui, les albums relatent des événements qui se sont déroulés au moment des faits les plus marquants et des grandes batailles. Ce sont des points de repère. Les dates de sortie correspondent à peu près à ces moments.

Quand sortira le tome 2 ? Allez-vous réaliser un prologue avec un flash sur 1919 pour chaque album ?

Le prochain album sort en novembre. Chaque album sera initié par un flash forward qui lève un peu le voile sur ce que sont devenus nos huit petits soldats. Petit à petit, album par album, comme dans un puzzle, le lecteur disposera d’une pièce supplémentaire. Il pourra ainsi imaginer l’avenir de ces garçons.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

14-18, T1 : Le petit soldat, août 1914 - Par Corbeyran, Chevallier & Le Roux - Delcourt

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Photo du médaillon : © JB Nadeau 2014

 
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