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Éric Maltaite ("Choc – Les Fantômes de Knightgrave") : « La violence doit être montrée, pour peu que cela serve le récit, mais sans en faire l’apologie. »

Par Charles-Louis Detournay le 28 avril 2016                      Lien  
Le fils de Will transcende le personnage créé graphiquement par son père, tout en soignant une jeunesse aussi incroyable que crédible pour l'un des plus grands méchants de la bande dessinée. Le dessinateur en profite également pour évoquer quelques souvenirs, comme sa dernière rencontre avec Tillieux.

La caractéristique principale de votre récit est de mener l’histoire à un rythme effréné, passant très rapidement d’une scène à l’autre, d’une époque à une autre. Quel est l’effet désiré ?

Éric Maltaite ("Choc – Les Fantômes de Knightgrave") : « La violence doit être montrée, pour peu que cela serve le récit, mais sans en faire l'apologie. »On ne laisse pas le temps au lecteur de se reposer. On joue sur l’empathie, puis on casse le jeu. On s’amuse à malmener le lecteur en l’entraînant d’un endroit à un autre… et je pense que cela fonctionne !

Qu’est-ce qui légitime cette construction qu’on ne pouvait pas se permettre dans les Tif & Tondu ? Doublé d’un propos plus adulte ?

Tif & Tondu s’adressait à un public plus jeune. Puis, à l’époque, l’on était soumis à la censure, spécialement en France. Il aurait été inimaginable de présenter de tels faits avant mai 1968, la montée en puissance de Pilote et l’arrivée de Charlie Mensuel, ce qui a permis de réaliser une autre bande dessinée, moins classique. Nous profitons donc de notre époque actuelle et de ses moyens pour présenter un récit presque cinématographique, en passant d’un lien à un autre, d’une époque à l’autre sans de réelle transition. Mais si vous analysez plus en profondeur ces passages, vous vous rendez compte que Stephan Colman dispose des jalons qui permettent ces transitions d’époque sans que cela ne gêne la lecture : une astuce scénaristique, une accroche, ou une référence.

Lors du story-board, est-ce que vous discutez avec votre scénariste pour nuancer ou améliorer cette déstructuration chronologique ?

Non, je n’interviens presque pas dans la structure du récit, sauf pour un élément où je craignais qu’on puisse égarer le lecteur. Et après discussion, nous avons trouvé la solution idéale. Mais j’ai une totale confiance en Stephan et je pense que notre association fonctionne formidablement bien ainsi. Toutefois, à chaque livraison de pages, nous discutons des heures via Skype (il habite en Belgique, et je réside en Espagne). Il m’arrive parfois de laisser la connexion ouverte pendant que je travaille, et je dessine mes pages en lui parlant comme s’il était dans le même bureau que moi.

Éric Maltaite
Photo : Charles-Louis Detournay

Votre scénariste étant également dessinateur, est-ce qu’il story-boarde vos pages ?

Pour ma part, je préférais qu’il cesse de story-boarder ! Ne nous méprenons pas : Colman est un excellent dessinateur, mais il provient de l’humoristique, et me réalise des story-boards dessinés avec des personnages à gros nez. Lorsque je dois réaliser des scènes dramatiques, il me faut faire preuve d’une gymnastique intellectuelle pour transposer nos personnages à partir de petits créatures sautillantes. Bien entendu, le story-board dessiné lui permet de distiller le rythme du découpage, case par case, une technique où il est passé maître. Il me reste alors la mise en scène, ce qui n’est pas une mince affaire et demande de ne pas se relâcher un seul instant.

Justement, lorsqu’on jongle avec autant de lieux différents, j’imagine que vous devez jouer sur des éclairages et des atmosphères afin que le lecteur puisse aisément identifier ces transitions ?

Oui, c’est critique pour maintenir la lisibilité du récit. Nous nous appuyons d’ailleurs sur une énorme documentation afin de retranscrire au mieux l’ambiance de l’époque. Bien entendu, il s’agit d’une œuvre de fiction, mais chaque élément, les affiches sur les murs, les faits historiques, sont documentés, souvent conformes au mois près où nous situons notre récit. Par exemple, nous respectons le moment où il y a un meeting du BUF [NDR : British union of fascists, le parti nazi anglais afin que cela corresponde au déroulement de notre histoire.

La mise en place du BUF

On retrouve d’ailleurs des tags du parti BUF que vous placez dans les pages précédentes, afin d’amener progressivement cette thématique…

Oui, c’est un processus scénaristique, mais cela demeure un fait authentique. Bien entendu, ces tags étaient réalisés au pinceau, et pas à la bombe de peinture. Ces tags, ces affiches et les bagarres qui en découlaient, nous avons été rechercher tout cela dans les livres historiques, illustrés par des photographies.

Vous créez volontairement une opposition entre le cadre de cette pègre juvénile des années 1930, et le style atome de l’appartement de Choc en 1955. Je suppose que vous avez analysé en détail les planches de votre père pour maintenir une cohérence ?

Oui, j’ai repris les albums de mon père pour les intérieurs de la base de Choc : j’ai rassemblé tous les dessins pour reconstituer au mieux le lieu, tout en tenant compte de l’architecture de l’époque. Quant à l’adolescence de Choc qui se déroule dans les bas-fonds de Londres, elle met effectivement en scène cette jeunesse délinquante dans le quartier de Limehouse. Ce quartier a été choisi volontairement, car il sert de cadre à différentes histoires de Tif & Tondu écrites par Tillieux dont Sorti des abîmes. De plus, Limehouse est longtemps resté le quartier des dockers, un endroit très malfamé. J’ai voulu restituer cette ambiance et cette pègre enfantine au plus proche des photos que j’ai collectées. Bien entendu, la vie de Choc tranche avec sa jeunesse, mais nous n’avons pas été au-delà de la transposition de deux réalités : la première est artistique, celle des albums de Tif & Tondu, la seconde est historique, tout simplement.

Ce deuxième tome est également publié dans un tirage limité rehaussé d’une jaquette et d’une illustration inédite encartée et signée par Eric Maltaite.
Le dessin de la jaquette de ce deuxième tome

C’est un récit de fiction, mais la documentation tend à prouver que ce destin aurait pu être réel ?

Notre volonté est de documenter le récit le plus possible, afin d’apporter de la crédibilité au propos. Lorsqu’on est cohérent et respectueux dans le temps et dans l’époque, le personnage prend une dimension plus importante. On amène le lecteur à se demander : « N’a-t-il finalement pas vraiment existé ? Peut-être que le fait que ce personnage se dote d’un frac et d’un heaume est une invention, mais tout ce qui déroule auparavant pourrait être authentique ! »

Heureusement la censure en bande dessinée n’est plus aussi présente que précédemment ! Et vous renforcez la crédibilité de votre personnage avec des scènes plus rudes : la drogue, le meurtre. Y a-t-il une limite que vous ne voulez pas franchir ?

Le maître-mot est : « Pas de complaisance ». Oui, la manière dont le fils du comte meurt est particulièrement sordide, mais j’ai volontairement placée une ombre qui cache cette scène horrible. La violence doit être montrée, pour peu que cela serve le récit, mais sans en faire l’apologie. Quant à la drogue, c’est bien entendu une mise en place pour la suite.

Vous réalisez à nouveau un album de plus de quatre-vingts pages ; vous auriez donc pu le découper en deux volumes distincts. Mais je suppose que l’intégrité de l’histoire est importante à vos yeux ?

Bien entendu, et plus globalement, la structure de tout l’album revêt une grande importance. Chaque page est par exemple construite très classiquement, avec une chute en fin de chaque planche, une accroche qui donne envie de lire la page suivante. De même, nous voulons que chaque livre se clôture comme la fin d’une époque, tel un épisode de la vie de Choc, et pas au milieu d’une séquence. Cette mécanique est construite à l’ancienne, comme Hergé le faisait.

Sans être non plus limité par une pagination spécifique ?

C’est la merveille de l’époque actuelle ! Profiter de cette liberté pour réaliser le livre dont on a envie : un livre de 400 pages en noir et blanc ou en couleur, voire de formats divers. Il n’y a plus de limitation ! Le marché de la bande dessinée est tellement grand qu’on peut se permettre ce que l’on désire, dans les limites de la rentabilité bien entendu !

Et vous en profitez justement pour réaliser par exemple une entrée théâtrale dans le premier tome, en prenant le temps d’installer votre atmosphère !?

Tout-à-fait ! Et c’est l’avantage sur les presque trois cents pages que nous réaliserons au total, nous pouvons placer des respirations si nous le désirons. Malgré tout, nous voulons mettre en scène un récit très dense, mais on peut faire varier le tempo.

Et c’est ce que vous faites en vous attardant sur les deux détectives de Scotland Yard ? Ce qui vous permet de glisser de l’humour pour déminer la tension ?

En effet, mais prendre le temps de raconter ces faits qui paraissent secondaires donne de l’épaisseur aux personnages. La pagination permet de dépasser la superficialité pour rentrer dans le détail, et renforce les ambiances. On crée alors de l’empathie. Mieux, on veut transporter le lecteur dans une bulle qui le coupe de son quotidien, afin de le faire voyager.

De savoureux dialogues qui marquent une transition dans le récit

Cela se ressent en particulier dans ce second tome, où les personnages sortent quelques magnifiques répliques sans lien direct avec le récit, mais qui renforcent l’ambiance générale de l’histoire…

C’est une des particularités de Stephan Colman, que je trouve très intéressante. Comme Tillieux l’aurait fait ! Et ce n’est d’ailleurs pas par hasard que nous le faisons intervenir par le truchement d’un personnage secondaire. Stephan et moi sommes des admirateurs de Tillieux. Avec sa manière de dialoguer, presque à la Audiard, en posant de petites pointes d’humour par-ci par-là, Stephan Colman se positionne selon moi comme le nouveau Tillieux. Par ce biais, il désamorce des situations parfois tendues, ou renforce l’attraction de certains personnages, les rend plus sympathiques.

Maurice Tillieux
Photo : François Walthéry

Vous aviez réalisé un clin d’œil à Rosy dans le premier tome ; ici l’hommage à Tillieux est encore plus appuyé, car il apparaît dans une demi-douzaine de planches. Comment avez-vous choisi de le représenter ?

Tel que je l’ai connu, et pas en regardant la façon dont Walthéry l’avait croqué. Je l’ai dessiné tel que je l’ai vu la dernière fois, exactement tel qu’il est habillé dans cet album. Je me souviens d’une anecdote lors de cette dernière rencontre : il regardait des planches qui étaient à la maison et commentait : « hé bien Willy, pas mal ce nouveau style ! » Il pensait qu’il s’agissait des pages de mon père, alors que c’étaient les premières que j’allais publier dans Spirou, et il est vrai que j’avais à l’époque un graphisme assez marqué par le sien. C’est mon dernier souvenir de Maurice Tillieux… Et ses demi-cigarettes !

Ses demi-cigarettes ?

Oui, il cassait ses cigarettes en deux : il fumait la première moitié sans filtre, et la seconde avec filtre. Pour moins fumer ! C’était un personnage !

Maurice Tillieux, dans un rôle qu’il aurait sans doute apprécié

J’imagine… Il y a quatre ans, vous m’aviez expliqué vouloir développer ce récit de Choc en un ou deux tomes. Et voilà que vous allez finalement le décliner en trois volumineux albums ?! Avez-vous développé le récit en cours de route ?

En réalité, nous avions initialement écrit un synopsis en trois tomes, pour un total de trois cents pages. En deux tomes, avec cent cinquante pages par tome, cela paraissait irréaliste. Après une longue discussion avec l’éditeur, nous avons réduit la voilure à deux tomes de quatre-vingt-six pages. Mais à la moitié de ce second tome, nous nous sommes rendus compte que nous ne parviendrons pas à rester dans les clous. J’ai alors appelé notre éditeur José-Louis Bocquet pour lui expliquer qu’on devait retirer trop de séquences ! Et vu le succès du premier tome, il a alors donné son accord pour qu’on en réalise finalement trois !

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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- et cette incroyable information : Monsieur Choc revient sous la forme de comics
- Nationale zéro - Par Maltaite et Janssens - Éditions Bamboo
- Zambada - T4 : « Double Jeu » - Par Autheman & Maltaite - Glénat

Ainsi que deux interviews de Stephan Colman :
- « Franquin était dans le bureau d’à côté » (nov 2004)
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Photo en médaillon : Charles-Louis Detournay

 
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5 Messages :
  • Mais j’ai une totale confiance en Stephan et je pense que notre association fonctionne formidablement bien ainsi. Toutefois, à chaque livraison de pages, nous discutons des heures via Skype (il habite en Espagne, et je réside en Belgique).

    C’est plutôt le contraire, Colman habite à Liège et Maltaite en Espagne...
    je profite de cette intervention pour dire toute mon admiration devant les deux tomes déjà publiés, c’est vraiment une excellente bande dessinée. merci aux auteurs pour ce très bon moment.
    fd

    Répondre à ce message

    • Répondu par Charles-Louis Detournay le 28 avril 2016 à  14:00 :

      Merci, nous avons corrigé cette inversion.
      cdt

      CLD

      Répondre à ce message

  • Éric Maltaite revient à lui et ça fait plaisir.Il était mon favori parmi ceux qui ,dans la jeune garde du magazine Spirou des années 70/80 ,ferraillait pour renouveler le style maison de la vénérable maison Dupuis.J’adorais 421,série qui s’est arrêtée alors que l’histoire devenait meilleure que jamais,série aussi où Maltaite trouvait le moyen d’évoluer et progresser grandement à chaque nouvel album.C’était assez exceptionnel.
    A un moment,ce digne fils de Will,parti pour chausser les mêmes bottes de géant que son illustre père,s’est un peu perdu en route,se banalisant,désormais son travail était plus que bof...je n’y croyais plus.

    De toute évidence son travail sur la jeunesse de Choc,et le succès qui l’a accompagné, lui à redonné de l’élan,il revient à lui donc,ce tome 2 est meilleur graphiquement que le précédent, sans compter que ce qu’on peut voir ici et là du troisième opus de cette histoire semble encore plus réussi.Bon retour au sommet monsieur Maltaite.
    Un bémol quand même ,l’inconditionnel que je suis préfère de loin l’encrage des débuts plus sec ,précis et nerveux,façon plume,puisque l’artiste encre en fait numériquement aujourd’hui,au trait gras voire lourd,façon pinceau, actuel.Période pinceau sur 421 qui marque à mes yeux le début de la baisse de régime d’Eric Maltaite,avec le recours à une certaine facilité et à un désinvestissement visible.Oui j’ai beaucoup regardé son travail.

    Mais c’est pardonné,je redeviens fan ,c’est reparti.

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    • Répondu le 6 mai 2016 à  19:04 :

      Aviez-vous vu ses deux bouquins chez Albin Michel, au scénarios certes très moyens mais avec un travail en couleurs directes somptueux ?

      Répondre à ce message

      • Répondu par La plume occulte le 7 mai 2016 à  01:41 :

        Oui j’avais vu,bien sûr, ça et d’autres choses ,mais j’avais été moins convaincu avec toujours une même impression de manque, d’inachevé.

        Répondre à ce message

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