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Éric Verhoest (Champaka) : « Le trait raconte une histoire »

Par Charles-Louis Detournay le 15 septembre 2008                      Lien  
Nous profitons de la publication de deux livres centrés sur Yves Chaland, pour donner un coup de projecteur sur l'éditeur de Champaka, mais qui tient parfois le rôle de commissaire d'expositions et d'auteur d'un bon nombres d'ouvrages estimés.

Amateur de bandes dessinées, vous êtes pourtant journaliste de formation ?

J’ai effectivement fait des études de journalisme. Mon objectif était de couvrir l’actualité du Congo, le pays où j’ai passé une partie de ma jeunesse, mais la bande dessinée, ma passion de toujours, m’a dévié de ce chemin. En parallèle de mes études, j’ai travaillé pour la librairie Chic-Bull, puis les Éditions Magic Strip. J’y officiais comme attaché de presse, mais aussi comme magasinier et responsable des envois postaux (rires). Dans ce type de petite structure, il fallait être polyvalent. En fin de parcours universitaire, je suis devenu consultant ‘nouvelles tendances BD’ pour les émissions télé de la RTBF destinée à la jeunesse. Ensuite, on m’a confié la réalisation d’un sujet hebdomadaire pour Cargo de nuit qui était l’émission branchée de la TV belge dans les années ’80. Outre les nouveaux talents du royaume, les portes étaient largement ouvertes aux auteurs de Métal Hurlant pour qui mon camarade José-Louis Bocquet était alors attaché de presse. Sans oublier, bien sur, Champaka qui fut créée fin 1983, avec mon ami Thomas Spitaels.

D’où vient le nom de votre maison d’édition ?

Éric Verhoest (Champaka) : « Le trait raconte une histoire »
© Johannes Vandevoorde

Nous avons déposé plusieurs propositions dans la boite à idées. Heureusement, aucune avec nos patronymes ! Thomas avait trouvé ce nom dans À rebours, un roman de J-K. Huysmans quelque peu ‘décadent’ comme on les apprécie à 20 ans. Il s’agit d’une fleur qui pousse au pied de l’Himalaya et dont on fait un parfum rare. Nous voulions une dénomination internationale et le fait que son origine soit mystérieuse nous a directement orienté vers ce nom évocateur. Très rapidement, nous nous sommes dirigés vers la micro-édition (portfolio, sérigraphies, tirage limité, etc.), un domaine qui m’intéressait plus spécifiquement, car si Thomas était séduit par l’exemple d’un Jacques Glénat qui était passé avec succès du fanzine à la ‘vraie’ édition, j’étais d’un naturel plus prudent, surtout en jetant un regard sur le cimetière des éditeurs qui s’étaient déjà cassés les dents. Ce qui ne nous a pas empêché de friser la mise à mort suite à la faillite du diffuseur Maître du Monde, une société qui nous laissé avec une ardoise de près de 20.000 euros en 1988. Nous avons mis un point d’honneur à ne pas profiter de cette situation pour éviter de payer nos auteurs et nos fournisseurs.

Quelles étaient vos raisons pour préférer ce secteur de la micro-édition ?

Nous voulions construire un label où la qualité serait érigée au rang de dogme. Il y avait également le désir d’éviter de devoir toujours appliquer la même technique sur le même papier au même format En optant pour la niche de l’édition artistique, nous nous ouvrions surtout la possibilité de pouvoir travailler avec les plus grandes signatures. Réaliser un album avec Moebius relevait de la mission impossible, mais le convaincre de réaliser une plaque émaillée Starwatcher restait du domaine du plausible. Avoir le plaisir de travailler avec Franquin pendant près de 10 ans, fut possible en lui proposant une vision neuve (sous forme de sérigraphies, de portfolios ou plaques émaillées) de ses meilleures cases pour Spirou et Gaston. Au niveau artistique, l’amateur de bande dessinée que je suis a toujours eu le dessin comme principal critère d’entrée dans une bande dessinée. J’ai des difficultés à plonger facilement dans un album dont le dessin me parait faiblard. Par contre, si ce récit est malgré tout réussi, il rentrera sans problème dans ma bibliothèque des bons albums BD. Il est tout aussi évident qu’un album superbement dessiné, mais dont le récit frise le néant n’y entrera pas. Je le rangerais dans les ‘livres d’images’. À la base de Champaka, il y a certainement une fascination pour les dessinateurs dont le trait agrandi révèle l’absence de défauts : je suis convaincu que le trait de ces artistes à part raconte quelque chose.

Quand on apprécie à ce point le dessin, travailler dans le domaine de l’image doit apporter de grandes satisfactions.

Même si je travaille maintenant avec quelques standards comme le format 60 x 80, et que je ne passe plus une journée à vérifier tous les films de chaque sérigraphie à l’atelier, je ressens toujours autant de plaisir à ausculter les essais de couleurs, découvrir le film du trait agrandi, sentir les odeurs des encres sérigraphiques, sans oublier ce papier Vélin bfk Rives dont la douceur est quasi-érotique Et puis, il y a toujours cette obligation de résultat : la qualité doit être au rendez-vous puisque l’épreuve de vérité reste la signature du tirage par l’artiste. Dans les années ’80, Serge Clerc, Chaland et Loustal, à juste titre, n’ont pas hésité à refuser de signer des tirages, quitte à ce que le travail soit repris à zéro.

Frank Pé - seconde vague d’estampes évoquant l’Atomium

Quels ont été les premiers auteurs à vous faire confiance ?

Au début, nous ‘chassions’ sur les mêmes terres que Magic Strip, mais en rassérénant le tir sur ce qu’on appelait la ‘nouvelle ligne claire française’ : Chaland, Ted Benoît, Floc’h, Walter Minus, Serge Clerc, etc. Bien entendu, tous ces auteurs étaient très courtisés par la multitude d’éditeurs d’imageries qui existaient alors, mais avec de la patience, de la qualité et une comptabilité ‘réglo’, nous avons rapidement développé une relation privilégiée avec nombre d’artistes. À côté de notre axe historique de la ligne claire, nous avons associé notre démarche à d’autres styles : Loustal et surtout Yslaire avec sa ligne sombre. Même s’il est délicat de mettre des noms en avant, les auteurs de référence du catalogue Champaka au cours de ces 25 premières années restent effectivement Yves Chaland, André Franquin et Bernard Yslaire.

Vos activités ne se limitent pourtant pas à votre maison d’édition, comment avez-vous pu évoluer dans les autres domaines ?

Champaka est toujours resté le fil rouge de mon parcours professionnel, en combinaison avec d’autres activités. Auteurs Associés, ma seconde société créée en 1990, a géré les droits dérivés, pour le Bénélux, de Gaston Lagaffe, le Marsupilami et Astérix. Avec la touche artistique qu’on veut bien me prêter, j’ai évolué avec plus de plaisir que prévu dans ce domaine commercial pur et dur, tout en défendant la qualité de la licence. Dans ce domaine, mon exemple, à adapter à chaque univers, était celui de Tintin : pour moi, quoi qu’on en dise, cette gestion des droits dérivés reste un exemple réussi pour le délicat dossier du mariage entre les droits dérivés et la qualité artistique.

Eric Verhoest & Cosey
Photo (c) Nicolas Anspach

Vous avez ensuite porté votre attention sur les expositions ?

Pour le Palais des Beaux-Arts de Charleroi, en compagnie de Didier Pasamonik, mon ex-boss chez Magic Strip et mon meilleur concurrent au moment du lancement de Champaka (rires), Auteurs Associés a développé une politique d’exposition de qualité. Le concept était de nous consacrer à des auteurs ayant une force graphique, mais aussi un point de vue sur le monde et une réelle étoffe humaine. Se sont succédées l’Argentine en noir et blanc, réunissant le travail de Muñoz et de Breccia, puis Alan Moore, les dessins du magicien, ensuite le Remords de l’homme blanc avec Ferrandez, Pratt, Stassen et Van Dongen, enfin Cosey, l’aventure intérieure. En parallèle, j’ai travaillé, comme co-commissaire, avec Jean-François Moyersoen, sur le grand projet de l’expo Le Monde de Franquin. Je demande toujours si tout le monde a bien compris le chantier hallucinant dans lequel le patron de Marsu Productions, sur fonds propres, sans aides publiques, s’était lancé. Et puis, maintenant, j’agis en tant que co-coordinateur de Bruxelles BD 2009, un évènement diablement excitant !

Pour revenir à l’actualité de Champaka, vous éditez deux livres de et sur Chaland ?

Yves Chaland et sa ‘classique moderne attitude’ ont été l’âme éditoriale des débuts de Champaka, et après sa disparition, nous avons œuvré, avec l’aide totale de son épouse, pour que la flamme ne s’éteigne pas, et que de nouveaux lecteurs puissent le découvrir. Dans cet esprit, nous publions Portrait de l’artiste, un opus composé de photographies et de documents issus des archives Chaland, mais aussi de planches, de textes et d’interviews d’autres auteurs. L’objectif étant de bannir l’hommage compassé et la compilation basique d’éléments épars. Isabelle Beaumenay-Jonnet et moi étions d’accord pour traquer les anecdotes authentiques et les moments de vie et de création d’Yves. Nous avons réalisé cet ouvrage pour nous faire plaisir, autant qu’aux auteurs, et nous en l’espérons, pour les lecteurs.

Et en cette période où les divers hors-série de Spirou & Fantasio percent avec des bonheurs divers, vous parvenez à rééditer le recherché Cœurs d’acier. Quelle est la genèse de cet album ?

Cette histoire était parue dans Spirou en 1982 et avait été interrompue dans des raisons économiques. La tentative de mariage entre Chaland et Spirou a été une suite de projets interrompus, mais ceci est une autre et longue histoire. Lors d’une rencontre en 1989, l’auteur du Jeune Albert me dit, sur un ton très ‘chalandesque’ : « Mon bon Verhoest, j’ai peut-être un noble défi pour une maison comme Champaka : et si nous terminions le Spirou et Fantasio inachevé ? ». Je prends alors contact avec Dupuis, qui refuse car Tome et Janry ont l’exclusivité sur les personnages. Yann et Chaland proposent alors de terminer le récit sous forme de texte illustré. Dupuis accepte pour autant que cela soit un tirage limité, que la seconde partie du récit encore à concevoir soit un livre physiquement séparé du premier, et que, au sein de ce dernier,les personnages de Spirou, Fantasio et Spip ne soient ni cités, ni représentés. Les deux compères n’ont pu s’empêcher de faire dépasser un pan de pantalon rouge de la tunique d’homme-léopard, mais globalement ces conditions ont été scrupuleusement respectées. Le coffret composé de deux livres sort en 1990, épuisé avant sa mise en place, car Chaland était un des auteurs les plus recherchés dans ce type de réalisation.

Les strips mis en couleurs

C’est bien entendu devenu un objet de collection, jamais réédité. [1]

Dupuis avait publié ces strips, en très petits format, au sein d’un hors-série, mais pas la seconde partie qui n’est pas © Dupuis. Après mon départ des Editions Dupuis [2], j’ai pris contact avec le nouveau directeur éditorial Sergio Honorez. Je savais qu’à l’époque, preuve de son bon goût, il avait acheté Cœurs d’acier. Je lui demande donc si, vu la situation assez complexe au niveau des droits, il serait ouvert à l’étude de version définitive coéditée par nos deux maisons. Très sportivement, il me répond : « Non ! Chaland, c’est Champaka, c’est à toi à le publier. » Il sortira donc deux bons albums de Spirou et Fantasio à l’occasion des 70 ans de Spirou : celui d’Émile Bravo chez Dupuis et celui de Chaland chez Champaka !

Il reste à espérer qu’il aura le même succès. Quel est le tirage prévu ?

12.000 exemplaires. Nous n’avons pas parlé de second tirage. En 1990, les strips du premier livre étaient en bichromie sépia (option nostalgique anno ‘40, donc) et les illustrations du second livre étaient sous forme de petites images quadri qu’on venait coller sur la page de droite. Cette fois-ci, l’ensemble a été remis en couleurs et les illustrations sont pleines pages. Franchement, les éditions 1990 et 2007 sont deux albums radicalement différents. Nous voulions montrer qu’on peut zoomer le dessin de Chaland sans qu’il perde de sa force, comme certains grands auteurs de la bande dessinée tels que Franquin, Jacobs et Hergé. C’est cela aussi la magie Chaland : son dessin est indestructible !

Une double page qui met bien évidence les illustrations agrandies.

Pour revenir à Champaka, quelle est maintenant l’importance d’Internet et du magasin en ligne pour une société de micro-édition comme la vôtre ?

La vente sur Internet n’est pas une priorité pour nous. Il y a quelques mois, nous avons décidé de ne plus passer par le biais de distributeur physique sur la Françe, mais de vendre en direct aux magasins intéressés. À ce lien direct de commande vient s’ajouter la vente aux particuliers, mais il n’y a pas de volonté de notre part de passer outre les libraires, car nos produits ont un certain coût, il faut le reconnaître, et le public doit les voir, presque les sentir, d’où l’importance fondamentale de nos partenaires. Après 25 années d’existence, Champaka s’est en réalité doté d’un site internet pour pouvoir exposer tout ce qui avait été réalisé, et la cohérence éditoriale soutenant cet ensemble. De plus, comme les magasins sont assez submergés de nouveautés et qu’on peut ranger une centaine d’albums là où l’on expose une sérigraphie, nous voulions pouvoir montrer au public l’étendue de nos objets, et si un amateur y trouve son bonheur, il peut demander à son libraire de commander telle estampe, ou tel ouvrage. Enfin, lorsque Swarte ou Ever Meulen par exemple, décident de participer à l’hommage à l’Atomium, ce sont des artistes moins connus en francophonie, mais qui ont un public d’amateurs à travers le monde ; le site est bien entendu là aussi pour favoriser ces contacts.

Donc l’actualité de Champaka, ce sont bien entendu ces quatorze grand artistes qui se sont focalisés sur l’Atomium

Nous sommes ravis d’avoir pu porter ce projet qui me tenait à cœur depuis plus 5 ans. Il se concluera l’année prochaine, lors d’une exposition à l’Atomium même. Nous venons également de publier la première estampe de la Guerre des Sambre, signée par Bastide, Mézil et Yslaire. En novembre, nous allons éditer trois affiches issues de la nouvelle vague française en reproduisant la couverture originale du premier Retour à la Terre de Larcenet, ainsi que celle du second tome d’Isaac le Pirate de Blain, et du Malka des Lions, issue du Chat du Rabbin de Joann Sfar.

À côté de tout cela, vous avez également écrit et/ou participé à divers ouvrages …

J’aime replonger régulièrement en terre de journalisme. Comme réaliser avec Laurent Boileau Franquin, Gaston et Compagnie (2005), le premier documentaire costaud dédié à ce génie. On avait en projet d’en faire un dédié à René Goscinny, ce qui aurait également été un grand moment de jouissance, mais ce type de montage est de plus en plus ardu si on veut le faire avec un minimum d’ambition. J’ai par ailleurs participé à l’écriture de différents livres, dont Blake et Mortimer, histoire d’un retour (1996), La Légende des Sambre (2003), Le monde de Franquin (2004) et Franquin,chronologie d’une œuvre (2007). Je travaille au concept de plusieurs projets sur d’autres grands auteurs du neuvième art, mais il est encore un peu trop tôt pour vous en dire plus.

On peut donc dire que vous avez plusieurs cordes à votre arc, avec Champaka, ces ouvrages et Bruxelles BD 2009 …

Oui, mais tout se rejoint, car même lorsqu’on fait une exposition sur un auteur de très grand talent, il faut trouver une belle histoire à raconter. On pourra mettre les cent plus belles planches d’Hergé dans une salle, ce serait très beau à regarder, mais il vaut mieux trouver un récit pour les relier. Et on rejoint la sérigraphie, qui n’est pas seulement une belle image ! Sinon, il suffirait de reprendre tous les posters du Journal de Spirou et les éditer en grand format sur un beau papier. Non, la vraie estampe est une illustration qu’on doit regarder et observer maintes et maintes fois, car elle laisse entrevoir une histoire qu’on peut se raconter, voire plusieurs ! Et là, on rejoint la bande dessinée, et ce besoin de récits et d’imaginaire pour intéresser et divertir.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

Commander Spirou et Fantasio : Coeurs d’acier sur Internet
Commander Chaland, Portrait de l’artiste sur Internet

Les illustrations sont © www.champaka.be
Photo en médaillon : © CL Detournay

[1Hormis la première édition du quatrième et dernier tome des œuvres complètes de Chaland, parues chez les Humanoïdes Associés.

[2Éric Verhoest fait bien entendu référence au chapitre de l’affaire Dupuis qui le concerne, à savoir sa nomination au poste de directeur éditorial de Dupuis, suivi quelques mois plus tard, de son remplacement par Sergio Honorez.

 
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