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Étienne Davodeau & Benoît Collombat : « "Cher Pays de notre enfance" entremêle l’enquête et ses coulisses »

Par Charles-Louis Detournay le 10 novembre 2015                      Lien  
Cet album est non seulement l'un des incontournables de cette rentrée 2015, mais il marque aussi l'évolution de la bande dessinée documentaire. Un livre marquant, autant dans sa réalisation, sa forme et son fond !

Étienne, vous qui œuvrez dans la bande dessinée documentaire depuis plus de vingt ans, comment avez -vous fait la connaissance de Benoît ?

Étienne Davodeau : L’équipe de La Revue Dessinée a entre autres pour vocation de créer des rencontres, entre des auteurs, des journalistes, des chercheurs, etc. En 2013, ils m’ont donc présenté Benoît, et nous sommes tellement accordés que, dès la fin du repas, nous avions déjà le premier plan d’un possible livre, mais trop dense que pour tenir au sein de La Revue Dessinée. Nous avons donc contacté très naturellement Futuropolis pour accueillir le livre, tandis que La Revue Dessinée pourrait publier l’un ou l’autre chapitre. Sur cette base, nous avons démarré notre enquête.

Étienne Davodeau & Benoît Collombat : « "Cher Pays de notre enfance" entremêle l'enquête et ses coulisses »

Benoît, quelles particularités propose la bande dessinée par rapport au livre, ou au documentaire télévisuel ?

Benoît Collombat : Elles sont innombrables, c’est pourquoi cette enquête s’est révélée un vrai bonheur pour le journaliste que je suis. Comme si j’avais ajouté des touches à un piano ! On a pu montrer la complexité de récolter des témoignages, car leur vécu de la réalité n’est jamais blanc ou noir, plutôt dans un nuancier de gris. Il faut écouter leurs ambiguïtés, leurs mensonges et les silences. Par rapport au livre, la bande dessinée permet aussi de montrer des documents. Or il était justement compliqué de raconter cette histoire car les témoins ont du mal à parler et que les archives sont inaccessibles. Et la bande dessinée nous permet de relater notre propre cheminement, ainsi que nos échecs : l’enquête et les coulisses de l’enquête sont entremêlées.

Se mettre en scène permet donc d’expliquer les difficultés à rassembler ces informations ?

Étienne Davodeau : Oui, c’est aussi l’histoire de deux gars qui étaient mômes à l’époque des faits, et qui tentent de reconstituer ce qui s’est passé. On a donc été à la pêche aux informations, puis nous avons recoupé nos sources de façon à vérifier ce que nous avions trouvé.

Benoît Collombat : Qu’on le veuille ou non, cette période politique nous a construits, alors que nous étions enfants à l’époque, ce qui explique notre titre Cher Pays de notre enfance. Pour cette génération à laquelle nous appartenons, cette vérité n’a pas été enseignée dans les livres d’Histoire. Tandis que ceux qui l’ont vécue en ont également une vue assez parcellaire, n’étant que d’un côté de la barrière. Nous avons donc voulu rassembler ces différentes parties du puzzle pour reconstituer une image globale, que très peu de personnes détenaient.

Pourquoi fallait-il réaliser cette enquête aujourd’hui ?

Benoît Collombat : Paradoxalement, cette histoire reprend des éléments qui n’avaient pas ou peu été racontés en bande dessinée (voire de manière parcellaire), et nous voulions en même temps lui donner de la visibilité. Nous voulions aussi partir à la rencontre des témoins avant qu’ils ne décèdent. Avec Étienne, nous nous sommes donc lancés dans une course contre le temps. Certains témoins ont d’ailleurs disparu pendant la réalisation du livre.

Lors d’un déjeuner avec un témoin, vous allez jusqu’à évoquer et dessiner une guêpe qui perturbe le repas.

Étienne Davodeau : Je ne me permettrai pas dessiner une guêpe qui n’a pas existé ! Je voulais incarner l’enquête, en souligner le côté humain. On évoque des histoires de violences et de morts, et l’ancien magistrat me lance : "Vous devriez la tuer". Cela semble anodin dans une vie quotidienne, mais cela donne un écho très spécifique aux propos de notre discussion, cet insecte qui gêne. Cela fait partie des vertus de la bande dessinée : ajouter ces éléments authentiques et qui soulignent des moments particuliers. Au lieu de flouter le visage d’une personne, je la dessine autrement, ainsi que son logement, ce qui est plus intéressant que certains documentaires TV où presque tout l’écran devient flou !

Benoît Collombat : Dans le dernier chapitre, ce relatif anonymat permet de donner la parole à un nouveau témoin de l’affaire Boulin et de rouvrir le dossier. Et celui-ci témoigne de manière très visuelle. Par le dessin d’Étienne, on incarne vraiment l’action qu’on n’aurait pas pu filmer.

Avec votre livre, on se rend compte que les codes de réalisation et de lecture de la bande dessinée documentaire permettent maintenant d’aborder des sujets très complexes avec beaucoup de lisibilité !

Étienne Davodeau : Cela fait quinze ans que j’attends ce moment ! J’ai le sentiment qu’on est au seuil d’un mouvement qui démarre ! Mais cela démarre dans tous les sens, comme une mode documentaire qui parasite d’ailleurs ce mouvement. Mais j’espère que ce phénomène de mode va retomber car la bande dessinée a encore des vertus sur le sujet qu’on est seulement en train d’explorer.

"Le Juge", une enquête en trois tomes (Dargaud)

D’ailleurs, le premier tome du Juge vient également de sortir en bande dessinée, portée par le fils du Juge Renaud, que vous avez aussi interviewé pour votre livre. Avez-vous vu cet album au traitement radicalement différent du vôtre ?

Étienne Davodeau : Oui, Le Juge appartient plus à ce qu’on nomme la docu-fiction, qui mêle des faits réels ainsi que des hypothèses, suppositions, orientations voire modifications. Je ne travaille pas de cette manière-là, mais cela démontre les questions que pose cette époque, et qu’il faut y revenir : c’est un mouvement général !

Benoît Collombat : Il y a donc une envie, voire un besoin d’explorer ces années-là, car cela propose une véritable grille de lecture des événements qui ont suivi et d’aujourd’hui. Surtout en France où la longévité politique est particulièrement importante !

Pour tenir le lecteur en haleine sur plus de deux cents pages, je suppose qu’il faut faire varier le rythme ? Jusqu’à introduire de l’humour...

Étienne Davodeau : Certains événements sont suffisamment saisissants par eux-mêmes qu’ils servent la mélodie du livre. Certaines séquences donnent un coup d’accélérateur pour plusieurs dizaines de pages. La particularité de ce style de bande dessinée est de ne pas savoir ce qu’on va mettre dans l’album avant de commencer l’enquête. Il faut donc saisir les pépites, qu’elles soient drôles ou dramatiques.

Afin de travailler ce rythme, est-ce que vous attendez d’avoir fini l’enquête pour commencer à la dessiner ? Pourtant, vous expliquez qu’un témoin réagit aux pages que vous leur avez envoyées !

Étienne Davodeau : Voilà comment nous travaillons : nous allons voir les témoins tous les deux. Benoît est un expert sur le sujet, je ne l’ai jamais vu pris en défaut sur un nom d’un obscur sous-secrétaire, donc il mène le débat. Pour ma part, je joue les candides, afin de regarder le cadre, les réactions des témoins et surtout poser des questions très générales, mais qui sont aussi celles des lecteurs. On profite donc d’un double regard à des niveaux différents. On enregistre et Benoît scripte au mot près tous les entretiens. 80% sont des éléments connus ou recoupés avec d’autres. Nous ré-agençons les éléments marquants en les synthétisant, mais sans déformer l’ambiance de la conversation : c’est la vérité de la scène. Puis, je dessine la séquence, ce qui est une phase plus longue que le temps de la rencontre. Nous avions défini un plan général avant le début du livre. Certains témoins rencontrés en premier apparaissent presque en dernier dans l’album.

Benoît Collombat : C’est une véritable enquête dans le sens où le travail documentaire sous-jacent est énorme. Des témoins rencontrés ne sont également pas présents dans l’album, car pour réaliser une bande dessinée de journalisme, il faut faire des choix. D’un autre côté, le risque aurait aussi été de se perdre dans cette période où la matière est considérable. Il existe en effet une galaxie de personnages et de faits qui se rapprochent du sujet. Nous avons donc défini des lignes de forces : le juge Renaud et le ministre Boulin sont des affaires structurantes qui permettent de comprendre les événements de toute une époque.

Étienne Davodeau : Parfois, on rencontre des témoins qui vous dévoilent des histoires tellement invraisemblables qu’on se rend compte en vérifiant que les faits ne sont pas avérés et qu’il vaut mieux écarter ce type de témoignage. Il faut être très vigilant.

Par contre, j’ai apprécié ces césures lors desquelles vous tentez de joindre Charles Pasqua...

Benoît Collombat : Le fond et la forme se rejoignent. Cela rythme l’ensemble, tout en dégageant une forme d’humour. Et cela démontre que lui, comme d’autres personnes, ne veulent pas nous répondre, mais que nous essayons quand même de les joindre.

Étienne Davodeau : Benoît avait par exemple aussi contacté le chef du gang des Lyonnais, et il avait répondu qu’il ne veut pas parler avec des journalistes, ne veut pas être ni photographié, ni filmé. Et quand Benoît lui a expliqué que l’entretien allait servir pour une bande dessinée, alors il a accepté. Quelle reconnaissance pour le genre ! Malheureusement, il se rétracte deux jours avant l’entrevue, dommage car j’étais très motivé ! Et deux ans plus tard, le livre était presque terminé et nous profitons d’un passage à Lyon pour lui faire une dernière offre avant le bouclage... et il accepte de prendre un café tout en commençant l’entretien par "Je vous préviens, je n’ai rien à dire !" C’est une ambiance assez incroyable, car on parle à un homme qui a du sang sur les mains !

Benoît Collombat : Finalement, il nous a confirmé quelques éléments, dont l’essentiel : la destination d’une partie du butin qui partait dans les caisses du SAC.

Étienne Davodeau : Pour des témoins de cette génération, la bande dessinée est représentée par Boule et Bill. Je dois donc me fendre d’un petit laïus introductif à chaque rencontre, afin d’expliquer ce qu’est réellement la bande dessinée : un langage en soi !

Yves Boisset explique les réactions suite à son film sur le SAC

Malgré ce vecteur qui montre les témoins sans vraiment dévoiler leurs visages, avez-vous subi des pressions, des personnes qui vous ont conseillé de ne pas remuer le passé ?

Benoît Collombat : Dans le livre, nous montrons les courageux qui se sont attaqués à ce sujet à l’époque, et qui en ont payé le prix fort ! Aujourd’hui, ce n’est plus aussi sensible d’évoquer ces affaires, encore qu’un témoin de l’affaire Boulin qui parlait à mon micro s’est fait casser la gueule par la suite, il a failli y laisser la vie ! Cela reste délicat, sans atteindre le niveau de certains de mes collègues d’investigation qui sont sous protection policière. Les temps ont donc changé, mais les pressions continuent à exister, tout en se faisant parfois ressentir sous une autre forme. Cela reste compliqué d’évoquer ces thématiques.

Étienne, je sais que vous alternez souvent un reportage et une fiction, mais auriez-vous la volonté de repartir avec Benoît pour une nouvelle enquête ?

Étienne Davodeau : Je n’ai pas de plan de carrière. Pour tout dire, je ne sais même pas quel sera mon prochain livre !

Benoît Collombat : Beaucoup de sujets mériteraient qu’on reparte sur les routes, mais je pense qu’on va d’abord se reposer un peu, car ce fut un travail de longue haleine !

Je m’adresse alors à l’éditeur, Sébastien Gnaedig, qui est avec nous. Sébastien, est-ce que vous avez eu des retours négatifs concernant ce livre ? Ou d’autres que vous pourriez avoir voulu publier ?

Sébastien Gnaedig : Non, nous restons assez libres des choix de nos sujets, et de pouvoir en réaliser des livres. Mais, j’attends de voir ce que Charlie Hebdo et les attentats vont avoir comme répercussion pour les dessinateurs qui voyagent dans certains pays et y abordent des sujets plus sensibles. Avant, ils se déplaçaient en toute décontraction, car on trouvait que le dessinateur était sympathique, mais il est perçu autrement depuis les événements de ce début d’année. Stassen me le témoignait récemment lorsqu’il a été en Ukraine : l’innocence du dessinateur qui fait des croquis est vue différemment, car on l’associe maintenant automatiquement au dessin de presse, forcément polémique. Alors que cet aspect inoffensif permettait de casser les barrières auparavant, cela risque de poser des problèmes dans certains endroits...

À côté de cela, nous allons publier un livre sur l’un des plus grands Auchan de France, avec toute la partie souterraine que cela comporte, alors que c’est un des milieux les plus secrets de France ! Cela n’aurait donc pas été possible avec une équipe de télévision. Je continue à croire en la vertu de l’intimité de la bande dessinée, ainsi qu’on a pu le découvrir en suivant ces deux auteurs-journalistes au plus près de leurs rencontres et de leur enquête. Nous sommes au seuil d’une nouvelle bande dessinée documentaire !

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Photo en médaillon : Charles-Louis Detournay

 
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