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TRIBUNE LIBRE À Florian Rubis : Fanfulla ou la redécouverte d’un as du Full Combat pour les dames !

Par Florian Rubis le 9 décembre 2013                      Lien  
{Fanfulla} (1967), dessiné par {{Hugo Pratt}} et scénarisé par {{Mino Milani}}, n’avait pas été réédité en français depuis les traductions proposées par les Humanoïdes Associés (1981 et 1987). Certains découvriront, d’autres se replongeront à nouveau dans les guerres d’Italie de la Renaissance, mettant en scène un grand bretteur borgne prompt à secourir toute damoiselle en détresse. Le parti-pris éditorial de cette republication ne se révèle toutefois pas exempt d’incidences sur sa relecture.

Avant de revenir sur les circonstances de la création de Fanfulla ou de s’intéresser à la forme conférée à sa nouvelle édition en français par Rue de Sèvres (L’École des Loisirs), autant refaire un sort, nécessaire, aux inexactitudes qui prospèrent trop souvent à propos de la vie de son dessinateur, puisque celles-ci se retrouvent, là comme trop souvent ailleurs, dans le communiqué de presse de présentation de ce titre, déroutant par rapport au souci de qualité qui semble avoir présidé à cette réédition.

Répétons donc qu’Hugo Pratt (1927-1995) est bien né à Rimini, un peu trop tôt à son goût, lors de vacances familiales sur l’Adriatique, et non à Venise, sa chère cité, à laquelle il tenait tant. L’environnement cosmopolite indissociable du passé prestigieux de cette dernière lui sert d’échappatoire à un quotidien dominé alors par le totalitarisme. Si l’Abyssinie (aujourd’hui Éthiopie), colonisée par le pouvoir fasciste italien le marque profondément adolescent, il n’y a pas été enrôlé de force dans l’armée mussolinienne. Il aurait intégré un bataillon censé participer à la défense d’Addis-Abeba lors du départ pour le front de son père, lui-même soldat, sur son insistance. Le récit par Hugo Pratt de ses péripéties militaires africaines ou d’autres, en Italie du Nord déchirée par la guerre civile de 1943 à 1945, constitue d’ailleurs un terrain miné. Il avait lui-même l’habitude d’enjoliver la narration de son existence, et en particulier de sa jeunesse. Dans son récit autobiographique Le Pulci penetranti [1], sa description de la libération de l’Abyssinie est contaminée par son identification avec Kim, héros du roman éponyme de Rudyard Kipling

TRIBUNE LIBRE À Florian Rubis : Fanfulla ou la redécouverte d'un as du Full Combat pour les dames !

Quoi qu’il en soit, à Venise, en 1945, il crée avec quelques amis L’As de Pique, magazine à la parution aléatoire inspiré par les comics de super-héros américains. Remarqué par Cesare Civita, éditeur italien d’origine juive que le fascisme avait poussé à l’exil en Amérique du Nord, puis en Argentine, il passe la plus grande partie de son temps à Buenos Aires jusqu’aux années 1960. Après un détour par Londres et des tentatives de retour en Amérique du Sud, il retrouve du travail en Italie au Corriere dei Piccoli. Ce périodique confessionnel, fondé en 1908, s’adressait à un jeune public et dépendait du groupe du grand quotidien milanais Corriere della Sera. Pratt y réalise alors des bandes dessinées le plus souvent scénarisées, mais pas toujours, par Guglielmo (dit Mino) Milani (né en 1928), alias Piero Selva, B. Danning, ou d’autres pseudonymes.

La nécessité économique contraint à l’époque Hugo Pratt à accepter des compromissions, dont le maintien longtemps imposé d’une tradition spécifique à la bande dessinée italienne destinée à un public enfantin. On y privilégiait l’aspect illustratif, par le choix désuet mais assumé de recourir à un texte descriptif placé sous l’image plutôt qu’au procédé de la bulle (phylactère) : Simbad le marin (Simbad il marinaio, 1963) , Le Retour d’Ulysse (L’Odissea, 1963), tiré de L’Odyssée homérique ou Les Aventures d’Hercule (Le Avventure di Ercole, 1965).

Un exemple de la transposition de la composition originelle en une planche...

Mais Fanfulla (Le Avventure di Fanfulla, 1967), qui évoque les guerres d’Italie de la Renaissance, s’en détache, et pas seulement de ce point de vue. Dans son communiqué de presse à propos de sa nouvelle édition en français, Rue de Sèvres classe ce titre, cette fois avec raison, dans une catégorie « BD Ado-Adultes ». Il faut dire que son année de création concorde avec celle de Corto Maltese. Un peu plus tôt, en 1966, grâce à son collègue dessinateur vénitien Stelio Fenzo, Hugo Pratt avait rencontré Florenzo Ivaldi, promoteur immobilier génois admiratif de sa production argentine passée. Son mécénat permit sa réédition dans la revue italienne Sgt. Kirk, ainsi que la parution initiale de La Ballade de la Mer salée, roman graphique avant l’heure, d’orientation plus adulte, conçu en dehors de toute contrainte éditoriale, où apparaît pour la première fois le fameux marin maltais. Il est ensuite repris par son créateur, se conformant cependant temporairement aux exigences du magazine français Pif Gadget, pour en faire le protagoniste de récits courts (1970). Enfin, libéré à nouveau de certaines exigences éditoriales, il en revient à le faire évoluer dans le cadre d’une série d’albums à la pagination plus importante.

Sachant tout cela, on comprend mieux les explications d’Antonio Carboni dans sa préface de la présente édition de Fanfulla, à propos d’une histoire qui présentait un décalage par rapport à la ligne éditoriale du Corriere dei Piccoli. Car Hugo Pratt, qui y arrive au bout de cinq ans de collaboration, est désormais en délicatesse avec son rédacteur en chef Carlo Triberti. En manque d’histoires procédant d’une conception plus adulte de son médium, le Vénitien est en train de s’émanciper en parallèle dans Sgt. Kirk ; il fuit à Gênes les exercices imposés par Milan. Par rébellion, et avec un degré de complicité de la part de Mino Milani, il enfonce le clou dans son traitement du personnage de Fanfulla de Lodi.

...en une...

Mino Milani, également journaliste et romancier, collabore au Corriere dei Piccoli et aux publications liées à ce groupe de presse de 1953 à 1977. Il compte parmi ces bons scénaristes italiens « faiseurs » d’histoires ou adaptateurs de classiques de l’aventure tels que les affectionnaient Hugo Pratt.

Dans leurs versions de L’Île au Trésor (L’Isola del tesoro, 1965) ou Kidnapped ! (Enlevé !/ David Balfour, Il Ragazzo rapito, 1967) de son maître écossais Robert Louis Stevenson en attestent. Dans Fanfulla, comme dans leur Billy James (Le Avventure di Billy James, 1962), influencé par les plus anciens Ticonderoga et Fort Wheeling dessinés par le Vénitien, son anglophilie aidant, il est question d’ennemis historiques de la France. Ce qui, pour tout autre que lui, forma longtemps un obstacle rédhibitoire à la publication dans ce pays, compte tenu cette fois du conservatisme cocardier passé des responsables éditoriaux français. Heureusement, dans les années 1980, les adversaires coloniaux anglophones du XVIIIe siècle ou italiens de la Renaissance dépeints par Hugo Pratt profiteront du plus grand esprit d’ouverture qui règne alors au sein de la rédaction des Humanoïdes Associés…

Aux Français, les guerres d’Italie ne disent plus grand-chose. Ils ignorent souvent tout des expéditions belliqueuses d’alors, de Charles VIII ou de Louis XII, visent à profiter des divisions politiques de la péninsule pour mieux y faire main basse sur ses richesses et biens culturels. Nos cours d’histoire n’en retiennent au mieux que Marignan et sa date facilement mémorisable de 1515, quand François Ier s’opposa sur ce terrain à Charles Quint, maître de l’Espagne récemment unifiée face aux Maures et du Saint Empire romain germanique.

Le Fanfulla de Lodi de cette bande dessinée s’illustre un peu plus tard (1527-1529), dans un contexte très réaliste de rivalités sauvages et de trahisons, où Lansquequenets et autres routiers, commandés par des condottieres se vendant au plus offrant, mettent à sac la Rome papale ou réduisent les tentatives de révoltes contre les Médicis des Florentins. Fanfulla va finalement les appuyer contre d’autres mercenaires de sa trempe !

...deux...

Le moment paraît propice pour se souvenir que son dessinateur a habité dans une maison en briques rouges toute proche du campo Santi Giovanni e Paolo de Venise et passé une partie de son enfance à jouer à l’ombre de la statue équestre du plus emblématique de ces seigneurs de la guerre de la Renaissance. Celle-ci est due à Andrea del Verrocchio et représente le Colleoni (Bartolomeo Colleoni, vers 1395-1475), turbulent Bergamasque au service de la Sérénissime, ou d’autres, quand l’envie lui en prenait !)

Sous les ordres de l’un ou l’autre de ces condottieres, le peu scrupuleux Fanfulla détonne. Géant picaresque borgne, gouailleur, amateur de vin et de ripailles, il manie l’arme destructrice par excellence des champs de bataille de son époque, une épée à deux mains, dite « la grande faucheuse », qui était destinée à tailler en pièces les piquiers du camp d’en face. Les velléités de retraite monastique du bonhomme ne résistent guère à sa tentation de reprendre du service dans cette activité. Pourtant, son physique peu engageant dissimule une noblesse d’âme qui ressort dès lors qu’il est question de secourir la gent féminine…

...trois planches recomposées, mais avec des cesures parfois déplacées.

Le tournant crucial des aventures de Fanfulla de Lodi, en réalité un personnage historique, le condottiere lombard Bartolomeo Tito Alon (1477-1525), statufié à Lecce (Pouilles) et héros de chansons ou de romans transalpins, est à peine abordé (voir p. 36 de la présente édition). Si nos auteurs préfèrent lui prêter d’autres péripéties, la mention de ce défi de Barletta démontre le goût poussé partagé entre Mino Milani et Hugo Pratt pour l’anecdote, leur intérêt supérieur pour les petites histoires en marge de la grande Histoire. Le tournoi qui fit connaître Fanfulla est célèbre en Italie, moins en France : elle ne se tira pas avec les honneurs de ce duel collectif, sorte de pendant peu flatteur de la geste du preux chevalier Bayard. En 1503, près de Barletta (Pouilles), treize Italiens alliés des Espagnols, incluant Fanfulla de Lodi, répondent aux fanfaronnades insultantes à leur égard du chevalier Charles de La Motte en battant en combat singulier treize opposants français. Cette victoire des Italiens ne fit au final qu’une victime. Ironie prisée par Hugo Pratt, il s’agissait d’un renégat au service des Français.

Encore faut-il savoir que, fasciné par ce type de personnage, dont le sergent Kirk, Blue Soldier ami des Amérindiens, est l’archétype chez lui, le Vénitien réutilisera de façon durable l’argument de cet épisode secondaire des guerres d’Italie : on retrouve ainsi quelques années après l’équivalent d’un Fanfulla ou un de La Motte dans « Un Fortin en Dancalie » (« Vanghe dancale ») et « Conversation mondaine à Moulhoulé » (« Dry Martini Parlor »), deux épisodes des Scorpions du désert

Ces précisions données, revenons maintenant aux conséquences induites des décisions éditoriales qui ont attribué une nouvelle forme à l’actuelle édition en français de Fanfulla.

Hugo Pratt, disciple de l’école nord américaine expressionniste en noir et blanc de Noel Sickles et Milton Caniff a de son vivant toujours privilégié l’usage du strip, la bande horizontale, plutôt que la planche entière, comme unité de base et du découpage de ses bandes dessinées.

Or, Fanfulla figure parmi ses rares dérogations à cette règle. Elles intervinrent notamment dans le cadre de son travail pour le Corriere dei Piccoli dans les années 1960 ou dans les albums de la collection Un homme, une aventure produits pour l’éditeur italien Sergio Bonelli (Svend, l’homme des Caraïbes, À l’ouest de l’Éden, La Macumba du Gringo, Jesuit Joe).

L’adoption d’une méthode de travail ou l’autre fait varier la conception, la structure et le rythme de l’histoire dessinée, avec des incidences lors de modifications et remontages ultérieurs des bandes pour des raisons techniques ou éditoriales, comme c’est le cas ici.

Si le fan inconditionnel d’Hugo Pratt sait que son œuvre doit d’abord se lire en noir et blanc, inutile cependant de se montrer trop doctrinaire. Le vieillissement de son lectorat se révèle de plus en plus difficile à endiguer, en dépit des efforts déployés pour inverser la tendance. Le passage à la couleur constitue donc un bon moyen d’attirer une frange de lecteurs moins âgés ou moins connaisseurs.

Un peu plus de facilité d’accès conférée à un titre comme Fanfulla lui sera profitable, car il n’est certainement pas l’un des plus abordables pour le grand public. En revanche, la gamme des couleurs employées reste discutable, en particulier en raison de sa faible capacité à retranscrire le caractère fondamentalement expressionniste du graphisme originel du Maestro. Sa première colorisation en Italie apparaissait plus vivante, par la richesse de ses tons plus vifs et plus contrastés.

En revanche, le principal avantage de cette version réside dans sa discrétion. Elle permet le maintien au premier plan des qualités initiales de l’encrage dominé par les masses noires ou le le dessin en mouvement d’Hugo Pratt.

Mais le changement le plus frappant, qui tranche notamment par rapport aux plus vieilles édition des Humanoïdes Associés, réside dans les modifications apportées à la conception de départ des grandes pages publiées dans le Corriere dei Piccoli. Il aboutit à proposer quasiment une autre lecture de ce récit.

Rue de Sèvres, sinon Patrizia Zanotti et Cong S.A., société contrôlant les droits de publication d’Hugo Pratt, ont choisi d’adopter d’un format oblong dit « à l’italienne », plus large que long, qui a bien réussi d’un point de vue commercial à d’autres titres du Vénitien. En contrepartie, il bouleverse la structure d’ensemble et l’apparence globale de chaque page de cette histoire telle que conçue en 1967. Les moments où le lecteur est censé tourner la page diffèrent donc. Ainsi, à titre d’exemple, la page d’ouverture publiée dans le Corriere dei Piccoli s’en trouve ainsi divisée ici en trois phases, des pages 7 à 9, venant se terminer au milieu de cette dernière.

Un tel choix a entraîné au surplus la nécessité de devoir modifier les cadres d’un nombre non négligeable de cases de chaque page. Ceci, quand les agrandissements ne dévoilent pas, par endroit, un manque de finition par Hugo Pratt kui-même, qui ne s’était pas toujours embarrassé de fioritures, pressé d’en finir avec le Corriere dei Piccoli pour lieux aller faire du Corto Maltese et de la bande dessinée d’auteur ailleurs…

En conclusion, si Fanfulla mérite d’être relu ou découvert, l’idéal pour les puristes, consisterait à pouvoir disposer au moins d’une ancienne aux côtés de la nouvelle édition en français, afin de déterminer par comparaison laquelle trahit le moins les intentions des auteurs.

(par Florian Rubis)

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[1Alfieri, 1971/Avant Corto, Favre, 1986/En Attendant Corto, Vertige Graphic, 1996.

 
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