Interviews

Fabien Vehlmann (Seuls) : "Nous sommes compatibles artistiquement, Bruno Gazotti et moi".

Par Christian MISSIA DIO le 1er janvier 2018                      Lien  
L'année 2017 a été riche pour la série à succès "Seuls" de Bruno Gazzotti et Fabien Vehlmann. Un nouvel album est paru fin 2016, il y a eu une adaptation cinéma en février dernier et une intégrale du second cycle de la saga est parue le mois dernier chez Dupuis. Nous avions donc envie de revenir sur la genèse de cette série et de son adaptation au cinéma avec ses auteurs.
Fabien Vehlmann (Seuls) : "Nous sommes compatibles artistiquement, Bruno Gazotti et moi".
Seuls - L’intégrale cycle 1
Bruno Gazzotti & Fabien Vehlmann (c) Dupuis

Quel est votre sentiment maintenant que votre série a été adaptée au cinéma ?

Bruno Gazzotti : Ça fait bizarre. C’est un peu sa cerise sur le gâteau. On ne pouvait pas espérer mieux, que ce soit pour notre ego et la fierté que l’on peut éprouver lorsqu’on a la chance de se trouver face à quelqu’un qui souhaite mettre plusieurs millions d’euros pour adapter au cinéma votre BD, que vous avez créé de manière super-artisanale, c’est extraordinaire !

Fabien Vehlmann : Je préfère l’expression “cerise sur le gâteau” plutôt que “consécration”. Parce que consécration laisse souvent entendre que le vrai medium dominant serait le cinéma. Qu’avant, on fait ce que l’on peut, jusqu’au jour où le cinéma vient taper à votre porte pour vous faire passer à l’étape supérieur. Alors que pour moi, c’est juste un autre medium tout aussi chouette que la BD mais pour des raisons différentes. Je trouve que le medium BD est génial et se suffit à lui-même. Il permet de raconter des histoires en suscitant des émotions très fortes. Mais c’est bien aussi de voir qu’un réalisateur, en l’occurrence David Moreau, s’intéresse à notre univers et veuille le transposer à l’écran. Donc, cerise sur le gâteau parce que d’un côté, nous avons des ventes d’albums de la série Seuls qui sont au-dessus de nos espérances. Et en même temps, l’intérêt d’un réalisateur, qui a pris un risque de passer d’une comédie qui a très bien marché et qui devait continuer sur sa lancée, à s’intéresser à notre série pour en faire un film de genre. Surtout qu’en France et en Belgique, il est encore difficile de proposer des films fantastique ou de science-fiction. C’est compliqué de trouver les fonds, de convaincre les salles de projeter ce type de films. Cette démarche doit aussi encourager d’autres auteurs et professionnels du cinéma à faire du cinéma fantastique aussi bien que les Américains.

Bruno Gazzotti : On s’extasie sur le savoir-faire des Américains mais il fut une époque pas si lointaine où l’on faisait aussi des films de genre en France.

Fabien Vehlmann : C’est comme pour les feuilletons. C’est comme maintenant, on voit les Américains faire des séries dix fois mieux que nous, alors que le genre feuilleton a eu ses lettres de noblesse en France grâce à des gens comme Gaston Leroux ou Alexandre Dumas. On ne doit pas avoir de complexes.

Bruno Gazzotti : Un autre exemple, c’est le film La Jetée, qui a donné L’Armée des douze singes.

Bruno Gazzotti, lorsque vous aviez décidé de vous engager dans l’aventure de Seuls, vous preniez quand même un risque car vous étiez le dessinateur-vedette de la série Soda, tandis que Fabien Velhmann était encore un jeune scénariste, quoique prometteur. Pourriez-vous revenir sur la genèse du projet Seuls ?

Bruno Gazzotti : Un risque ? Oui et non. Effectivement, accepter le travail d’un jeune scénariste...

Fabien Vehlmann : D’un p’tit con (rires) !

Bruno Gazzotti :... c’était un geste chevaleresque de ma part (rire). Plus sérieusement, je ne voyais pas cela comme un risque car le travail commun que nous avions fait dans Des Lendemains sans nuages m’avait beaucoup plu. Du coup, j’attendais que Fabien me présente d’autres scénarios, comme une amoureuse transie, alors que lui aussi attendait dans son coin que je lui fasse signe (rires).

Seuls - L’intégrale cycle 2
Bruno Gazzotti & Fabien Vehlmann (c) Dupuis

Fabien Vehlmann : Pour revenir un peu en arrière, Bruno avait une expérience dans la BD très conséquente à l’époque, alors que nous sommes de la même génération. Mais pour moi, Bruno Gazzotti était une star de la BD, donc dans mon esprit, un vieux. Hors, je ne savais pas qu’il avait commencé la BD à 18 ans, juste après l’obtention de son bac. Moi, j’avais attendu mes 25-26 ans pour me lancer. Un jour, alors que j’étais déjà un “petit” scénariste dans le journal Spirou, j’ai reçu un coup de fil de Bruno me disant qu’avec Ralph Meyer, qu’ils aimeraient me rencontrer. J’ai d’abord cru à un gag de Thierry Tinlot, le rédacteur en chef de Spirou de l’époque. Je venais de lui faire une grosse blague pour le 1er avril et j’ai cru qu’il me rendait la pareille. On s’est donnés rendez-vous à Paris et jusqu’au bout, j’ai cru à une blague. Finalement, nous nous sommes découvert des goûts communs, notamment en SF. C’est comme cela que nous avons fait Des lendemains sans nuages. Bruno et Ralph avaient repéré ma série Green Manor, que j’avais faite avec Denis Bodart. Cette série a été ma carte de visite auprès d’eux...

Bruno Gazzotti : Parce que c’était de l’excellent travail !

Fabien Velhmann : On en parlait tout à l’heure mais pour réussir dans ce métier, il faut du travail et de la chance. Le travail parce que j’ai fait une bonne histoire. Et de la chance parce qu’à l’époque, tout le monde dans la profession, voyait Denis Bodart comme le messie. Donc, tout le monde avait lu mon histoire. Cela a été pour moi un tremplin génial. Du coup, j’avais envie de proposer des scénarios à Ralph car il venait de terminer Berceuse Assassine, et j’avais aussi Bruno dans mon viseur. Mais comme dit tout à l’heure, je n’osais pas le lui proposer. En fait, “on se flairait le cul”, c’est à dire que l’on se tournait autour. Cette affaire aurait pu durer des années, mais j’ai eu le courage de leur proposer quelque chose.

Bruno Gazzotti : En fait, nous nous étions revus lors d’un festival à Uzès. Nous avions discuté d’une collaboration et c’est comme cela que le projet Seuls a commencé à prendre forme.

Fabien Vehlmann : Il y a plusieurs choses qui se sont greffées : j’avais envie de faire du post-apocalyptique, mais je voulais aussi proposer un récit jeunesse, ainsi qu’une robinsonnade. C’est à dire, mettre en scène des gens isolés sur une île. J’ai joué avec toutes ces idées, puis le livre Sa majesté des mouches s’est greffé dessus. J’avais fait un essai autour de ces idées, avec Benoît Feroumont, mais ça n’avait pas pris à l’époque parce que l’on était trop proche du modèle, trop proches de Sa majesté des mouches. C’est là que j’ai ajouté l’ingrédient post-apocalyptique et , bingo ! J’avais le scénario de Seuls : une robinsonnade urbaine, avec des enfants, avec un ton grave mais pas de l’horreur car je ne voulais pas traumatiser mes lecteurs. Je voulais que mes personnages soient des enfants qui jouent, malgré la difficulté de leur situation. Qu’ils passent du rire aux larmes, comme dans la vraie vie. Une autre évidence pour moi : il fallait que cette série soit dessinée par Gazzotti.

Bruno Gazzotti : J’ai reçu l’histoire par fax et j’ai immédiatement accroché. Je me suis dit : “c’est cela qu’il faut faire. C’est cela que je veux faire !”

Fabien Vehlmann : Ce qui m’étonne, c’est de constater à quel point nous sommes compatibles artistiquement, Bruno et moi. Pourtant, nous sommes différents, tant au niveau des caractères, que physiquement. Nous sommes les Laurel et Hardy de la BD (rires). Lorsque j’ai une idée pour Bruno, il les accepte quasiment toujours. Il m’encourage même à aller plus loin, au point que je suis un peu obligé de jouer au sage freinant un peu son enthousiasme.

Lorsque nous sommes en dédicace, j’aime bien faire un petit sondage auprès des enfants, afin de savoir quels sont leurs personnages préférés, les moments qu’ils ont aimés, ceux qui les ont effrayés, etc. Un jour, je suis tombé sur deux nanas, qui m’ont dit que les passages les plus effrayants pour elles étaient ceux avec le monolithe noir dans le tome 5 et la séquence où Sélène se fait absorber. Il se trouve que cette scène m’a poussé à me questionner sur la dureté de mes récits. C’est une gamine encore vivante qui se fait absorber par un mur de mouches... Quand on y pense, c’est flippant ! Je me rappelle avoir appelé Bruno pour lui demander son avis, pour savoir si cette séquence n’était pas trop too much ? Il m’a répondu que non. Il m’a dit :"- Souviens-toi lorsque nous étions petits, les meilleurs passages, ceux qui nous ont marqués, étaient les moments les plus traumatisants. Le reste, on l’a oublié..." Là, j’avais ma réponse. Ces gamines ont aimé des séquences que j’ai failli supprimer au dernier moment... C’est pourquoi dans le prochain album, j’ai écrit une séquence que j’ai trouvée à la fois horrible et drôlissime, mais j’ai demandé l’avis de Bruno qui m’a dit que c’était bon. Cette séquence fera de l’effet auprès de nos lecteurs.

Concernant le film, celui-ci se concentre sur les cinq premiers albums de la série. Avez-vous eu votre mot à dire sur le scénario ?

Fabien Vehlmann : Nous avons d’abord eu le droit de dire oui ou non à l’adaptation. Nous avions déjà eu des offres, que nous avions refusées car nous ne nous étions pas entendus sur le fond.

Étaient-ce des propositions de gens connus ?

Fabien Vehlmann : Certaines, oui. Aujourd’hui, je peux le dire, nous avions eu une proposition de Jaco Van Dormael.

Bruno Gazzotti : Nous le citons parce que nous adorons son univers et ses films. Mais ce qui a posé problème dans ce cas là, c’était surtout les producteurs qui voulaient changer la fin du premier cycle, des choses avec lesquelles nous ne voulions pas transiger.

Pourquoi voulaient-ils changer la fin du 1er cycle ?

Bruno Gazzotti : Parce qu’ils trouvaient que la fin était, d’une part trop dure, et d’autre part parce qu’ils jugeaient l’explication de ce final trop soft.

Fabien Vehlmann : Lorsque je disais qu’avec Seuls, j’avais les quatre pieds de ma table, cela signifie que j’avais tous les ingrédients pour faire une bonne série. L’aspect essentiel de Seuls, c’est que nous voulions traiter de sujets difficiles, graves, mais de manière fun.

Nous avions eu une proposition de la Gaumont, au moment de la parution du tome quatre, mais nous leur avions dit d’attendre de lire la fin du premier cycle pour en reparler. Mais ce projet, qui était destiné à la télé, n’a pas eu de suite. Il y a eu Jaco Van Dormael, on l’a dit, et nous l’avons regretté car c’est un mec vraiment chouette ! Nous étions heureux de le rencontrer.

Bruno Gazzotti : Oui et puis, ça fait toujours plaisir qu’un gars comme Jaco Van Dormael vienne vous dire du bien de votre BD. Ce n’est pas rien !

Fabien Vehlmann : Ils craignaient qu’une adaptation live de notre BD soit très dure à financer dans l’audiovisuel, à cause des thèmes que nous abordions.
Finalement, c’est David Moreau qui a adapté Seuls pour le cinéma. Il savait que le projet serait difficile à monter mais il était prêt à passer trois ou quatre ans de sa vie à chercher des fonds pour financer le film. En plus, nous avons découvert son travail. Il a réalisé un thriller qui s’appellent Ils, que l’on a trouvé très bien. Et puis la comédie 20 ans d’écart avec Virginie Efira et Pierre Niney, que nous avions aussi trouvée très bien. Comme le dit Bruno Gazzotti, David Moreau est le gars qu’il nous fallait car il est capable de faire un thriller d’un côté, puis une comédie la fois suivante.

Avant d’accepter le projet du film, nous voulions aussi insister sur deux points : si certains enfants meurent dans la série, il faut aussi que les même personnages meurent à l’écran ; certains personnages sont de couleur, nous voulions voir la même chose à l’écran. C’était contractuel, nous ne voulions pas nous retrouver avec un casting ultra bright au cinéma, alors que ce n’est pas le cas dans la BD.

Bruno Gazzotti : Nous voulions protéger l’ADN de la série, et c’était aussi un moyen de protéger le réalisateur.

Fabien Vehlmann : C’est vraiment ça ! Nous avions vraiment peur de nous retrouver dans la situation où une chaîne de télé débarque, pose dix millions d’euros sur la table mais qu’elle nous dise que dans le film, Dodji n’est pas noir. À l’époque où nous démarchions les maisons d’édition, nous étions tombé sur un éditeur qui nous a questionné sur le fait d’avoir un Noir parmi les personnages principaux car, selon lui, les lecteurs flamands seraient racistes. Ce qui est un argument stupide ! D’autant plus que l’empathie des lecteurs n’est pas du tout liée à l’origine “raciale” des personnages.

Une anecdote à ce sujet : j’ai rencontré des lecteurs dans le quartier de la Goutte d’or à Paris, plusieurs d’entre eux sont black et adoraient le personnage de Saul, qui est blanc. Ils aimaient ce personnage parce que c’est un leader et il sait ce qu’il veut. Moi-même, j’ai adoré Yoko Tsuno dans ma jeunesse, pourtant je ne suis ni une nana, ni asiatique. Une fois que ces points-là étaient acceptés par toutes les parties, David Moreau nous a demandé de lui laisser le champs libre pour qu’il puisse réaliser le film qu’il voulait faire.

Bruno Gazzotti : Nous devions le laisser libre de faire sa propre adaptation de notre univers. On dit souvent qu’adapter c’est trahir, mais il faut respecter l’esprit de l’œuvre. David a très bien compris cela. C’est vrai que cela peut être difficile pour nous de lâcher la bride sur notre “bébé”, mais il fallait bien car le cinéma est un autre medium que la BD. Il y a d’autres éléments, tels que le son, le mouvement ou le rapport au temps, qui entrent en compte et donc forcément, on a une oeuvre différente du matériau de base.

Et pour les séquences traumatisantes de la série, comment ont-elles été adaptées dans le film ?

Bruno Gazzotti : Pour ces passages-là, David a repris le concept des slash movies pour créer de la tension et de l’effroi chez les spectateurs.

Fabien Vehlmann : Le risque lorsque l’on fait une adaptation cinéma, c’est de vouloir caser toutes les scènes marquantes dans le film. Nous ne sommes pas des cinéastes, ce qui fait qu’il y a des aspects de ce travail qui nous échappent. Par exemple, l’âge des comédiens et les lois qui encadrent le travail des enfants et des mineurs...

Bruno Gazzotti : C’est pour cela que les acteurs principaux choisis sont un peu plus âgés que les personnages dans la BD.

Fabien Vehlmann : Il y a aussi les contraintes d’un tournage, le coût d’une journée de tournage. Avoir des animaux coûte une fortune ! C’est pour cela que l’on en voit très peu. Et puis il y a la sécurité à assurer lorsque vous avez sur le plateau des animaux sauvages.

Bruno Gazzotti : Faire des scènes spectaculaires ne nous coûte rien, hormis des heures de travail. Mais au cinéma ou pour la télévision, reproduire ce genre de séquences demande beaucoup d’argent. Faire du cinéma de genre dans le cinéma français est compliqué. Il fallait donc que David Moreau réinvente, trouve des astuces pour que le film reste attractif.

Fabien Vehlmann : Je compare ce film aux one-shots Spirou. C’est Seuls par David Moreau. Si on regarde le film en ayant la démarche de jouer aux sept différences, ça ne marchera pas. C’est une libre adaptation de notre œuvre, mais qui apporte néanmoins des choses à la série originale. Et puis, j’ai aussi aimé que, entre les tournages, les comédiens étaient potes comme les gamins dans la BD. Et cette bonne entente transparaît dans le film. J’ai envie qu’un gamin qui regardera le film se dise qu’il aimerait bien être pote avec cette bande.

Bruno Gazzotti : Lors de la présentation du film à Angoulême, le public d’enfants était très enthousiaste ! C’était vraiment chouette de voir ça.

Fabien Vehlmann : Effectivement, en tant qu’auteurs c’est une expérience à vivre. Lorsque nous sortons une BD, nous ne sommes pas aux côté de nos lecteurs pour voir leurs réactions. Mais là, au cinéma, c’était vraiment quelque chose de voir et d’entendre tous ces enfants réagir positivement au film.

Le prochain album de la série, à paraître le 1 juin 2018.
Bruno Gazzotti & Fabien Vehlmann © Dupuis

Voir en ligne : Découvrez l’univers de Seuls sur le site des éditions Dupuis

(par Christian MISSIA DIO)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

🛒 Acheter


Code EAN : 9782800157733

CONTENUS SPONSORISÉS  
PAR Christian MISSIA DIO  
A LIRE AUSSI  
Interviews  
Derniers commentaires  
Agenda BD  
Abonnement ne pouvait pas être enregistré. Essayez à nouveau.
Abonnement newsletter confirmé.

Newsletter ActuaBD