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Flous et nettetés de la "Ligne claire"

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 28 janvier 2014                      Lien  
Depuis son lancement par Joost Swarte, Har Brok et Ernst Pommerel en 1977, la "Ligne claire" est un concept qui a fait florès, jusqu'à trouver un écho en Suisse, à Lausanne, puis à Bâle (jusqu'au 9 mars 2014) à travers une grande exposition, mais aussi à travers des écrits théoriques, comme ceux, récents, de Thierry Groensteen sur le site Neuvième art 2.0. Non sans quelques errements historiques et méthodologiques...
Flous et nettetés de la "Ligne claire"
De Klare Lijn (La ligne claire), un opuscule de Joost Swarte qui fera date
DR

En 1977, le Festival d’Angoulême reçoit Hergé, reconnaissance officielle qui fera la fortune de la ville charentaise. Dans l’ombre, une génération de nouveaux auteurs s’apprête à naître. Elle s’incarnait dans Pilote et Charlie Mensuel, puis dans L’Écho des Savanes, Métal Hurlant, Fluide Glacial, bientôt dans (A Suivre)...

Dans ces années-là, l’importance des auteurs belges est si prégnante, si évidente, que la bande dessinée française deviendra –hommage ? annexion ?- la bande dessinée « franco-belge ». Mais au sein de cette bande dessinée « belge », aucun style n’est vraiment à proprement parler reconnaissable. Quel point commun en effet entre Hergé et Morris, entre Macherot et Jacobs ? Après une "École de Bruxelles", vocable forgé par Jacques Martin à la fin des années 1960, le concept de "Ligne claire" finira pas s’imposer au-delà des frontières de la Belgique.

En 1971, le libraire belge Michel Deligne se mit à éditer un prozine : Curiosity Magazine. Dans ses pages, Maurice Tillieux voisinait avec un graphiste inconnu qui s’inspirait à la fois du style loustic de Jijé et des vibrations graphiques de l’Underground américain : Ever Meulen. Ses influences sont belges certes, mais aussi hollandaises. Depuis 1967, Robert Crumb, Victor Moscoso, Vaughn Bodé, Spain Rodriguez, Art Spiegelman ou Robert Shelton influencent profondément, et jusqu’à aujourd’hui la bande dessinée hollandaise.

Joost Swarte, inventeur du concept de Ligne claire
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

Dans ce pays libéral, on parle avec une grande liberté de sexe, de drogue, et bien entendu de Rock ‘n Roll. Les jeunes artistes américains d’alors, les Crumb, les Spiegelman, les Bodé... marquaient une vénération pour leurs prédécesseurs : Harvey Kurtzman (Mad Magazine), George Herriman (Krazy Kat), E.C. Segar (Popeye), Cliff Sterrett (Polly and her Pals), Bud Fisher (Mutt and Jeff), Basil Wolverton (Lena Hyena) ou encore Walt Kelly (Pogo) font partie de leur Panthéon.

Joost Swarte, Evert Geradts, Aart Clerkx, Peter Pontiac, Marc Smeets, Harry Buckinkx et d’autres cherchent à les imiter. Mais leurs référents culturels viennent de la bande dessinée européenne. Hergé, mais aussi Vandersteen, s’imposent. Et derrière Hergé, ses précurseurs : Joseph Porphyre Pinchon (Bécassine), Benjamin Rabier (Gédéon), Alain Saint-Ogan (Zig & Puce), auxquels on joint, par transitivité, l’Américain George McManus (Bringing Up Father)...

En 1977, les collectionneurs et historiens de la BD Har Brok et Ernst Pommerel, ainsi que leur ami le dessinateur Joost Swarte, organisent à Rotterdam une exposition en l’honneur du maître de Bruxelles. Le catalogue de l’expo, intitulé De klare lijn (La Ligne claire) théorisa un concept dont la fortune critique ne fait aujourd’hui plus de doute.

François Rivière analyse le premier l’Ecole d’Hergé
Ed. Glénat

De L’École d’Hergé à la Ligne claire

Auparavant, François Rivière, le critique bien en vue des Cahiers de la Bande dessiné, publia chez Glénat un petit opuscule intitulé «  L’École d’Hergé, logicien du rêve » (1976) qui met en perspective l’influence d’Hergé sur la bande dessinée belge, notamment au travers de ses assistants : Edgar P. Jacobs, Jacques Martin, Bob de Moor, Roger Leloup

Passionné de Jacobs, Rivière scénarisa pour le jeune Floc’h, un album pastiche, Le Rendez-vous de Sevenoaks (Dargaud, 1977) qui concrétisait en quelque sorte le classicisme de l’École de Bruxelles, puisque précisément la marque du classicisme, c’est l’imitation des anciens. L’album est un succès et, à partir de cette date, les librairies seront envahies de clones plus ou moins bien imités des modèles originaux. Se crée alors un maniérisme, parfois insupportable, qui met ce style à la mode.

Avec Floc’h, Rivière est le premier à pasticher le style de Jacobs.
Ed. Dargaud

La rencontre entre ce patrimoine belge avec le mouvement pasticheur impulsé par Floc’h & Rivière créa un effet comparable à celui de la Klare Lijn hollandaise. Mieux : l’album de Ted Benoit, Vers la Ligne claire, aux Humanoïdes Associés en 1980 sonna comme un manifeste, cet auteur abandonnant ostentatoirement un trait propre à l’Underground (Hôpital, 1979) pour le tracé impeccable de l’auteur de Tintin.

La publication en France de L’Art moderne de Joost Swarte aux Humanoïdes Associés (1980) et d’un mémorable 30 x 40 du même chez Futuropolis (1980) acheva d’intégrer le style d’Hergé dans la tendance moderniste.

Bruno Lecigne, dans son ouvrage Les Héritiers d’Hergé (Magic-Strip, 1983) distingua une « école de Bruxelles » «  correspondant à un traitement esthétique où l’idéologie peut se lire au premier degré » d’un « style d’Hergé » « correspondant à un traitement artistique où l’idéologie peut recevoir des chocs ». Par conséquent, les auteurs de cette génération s’articulaient entre eux, selon lui, en fonction des « effets d’école » et des « effets de style ».

Les Héritiers d’Hergé de Bruno Lecigne. Le dessin de couverture est du regretté Pierre Pourbaix.
DR

L’ouvrage de Lecigne est un peu un attrape-tout intuitif qui part d’une « école du classicisme et de la simulation » (dont Bob de Moor est l’archétype) à la « génération des passeurs » : les espiègles pasticheurs de Tante Leny, le théoricien Joost Swarte qui transforma le dessin d’Hergé en « art », Jacques Tardi et son « esthétique de la citation », pour aboutir enfin aux « modulations modernistes » d’Ever Meulen, de Théo Van de Boogaard, des pasticheurs pornographiques, jusqu’à la cohorte des auteurs contemporains qui recueillent un peu d’ADN hergéen dans leur dessin.

À ce stade de l’analyse, Lecigne prescrit aussi bien Kiki Picasso, qu’Yves Chaland, que le courant « néo-classique » qui va jusqu’à Daniel Ceppi, arc étonnant ! Pour avoir été un acteur de cette entreprise (co-créateur, avec mon frère Daniel, des éditions Magic-Strip, j’étais le commanditaire de cet ouvrage), il faut bien reconnaître qu’il y avait là une part de propagande qui consistait à légitimer la nouvelle génération en la rattachant aux anciens. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle a pleinement fonctionné.

Avec la publication de l’ouvrage de Lecigne sur les héritiers d’Hergé, Magic Strip se rendit compte que le terme de « Ligne claire » ne suffisait plus pour désigner les artistes publiés dans son catalogue. Le si caractéristique Franquin de Modeste & Pompon, le gracieux Will d’Éric & Artimon, le facétieux Jijé de Blondin et Cirage ne sauraient être enfermés dans le concept austère –on peut dire, vu son tropisme hollandais, « calviniste »- de la Ligne claire batave. En un mot comme en cent, si un auteur de « Ligne claire » peut devenir un auteur de « Style atome » (« Un style joueur avec le design »), l’inverse l’est pas forcément vrai : Franquin, Mariscal ou Bazooka, par exemple, ne sont pas des auteurs de Ligne claire. D’où la mobilisation parallèle du concept de "Style Atome", autre création théorique de Joost Swarte, pour tenter de créer une cohérence entre ces créateurs. Mais c’est une autre histoire....

Le Cartoonmuseum de Bâle
DR

La Ligne claire à Bâle

La grande exposition d’Ariel Herbez au Cartoonmuseum de Bâle nous remet le vocable dans son actualité. Si nous avons mis du temps à en parler (cette exposition avait été exposée à Lausanne, le temps d’un week-end, en septembre 2013), c’est parce que le sujet demandait un minimum d’explications pour que les lecteurs d’ActuaBD en comprenne les enjeux.

Aussi parce que, autant le parcours des planches rassemblées par Jean-Marie Derscheid est passionnant et remarquable, autant cette exposition se signale par sa vacuité théorique. Herbez, journaliste et spécialiste de BD compétent, se contente de constater que la Ligne claire est "une nébuleuse aux facettes multiples, aux contours subjectifs." "Il serait donc vain et laborieux, dit-il, de tenter une classification rigoureuse..." C’est un peu court.

Cela n’empêche pas de proposer au visiteur un certain nombre de paramètres rebattus : lisibilité, netteté, sobriété, pureté, du dessin "mais aussi, écrit-il en citant Hergé, de la narration, de la construction, des enchaînements..." Allez caractériser la Ligne claire avec cela : après tout, les travaux d’Alex Raymond ou de Gotlib ne prétendent pas à autre chose !

Avec "Vers la Ligne claire", Ted Benoit popularise le terme forgé par Swarte
DR

Un rappel historique est fait sur le rôle du Journal Tintin, mais l’École d’Hergé n’est pas mentionnée en termes théoriques. Herbez revient sur "le revival des années 1980 en France", sauf que ce revival vient de Hollande et de Flandre pour aller vers la France et non l’inverse. Après un détour suisse chez le pasticheur Exem, à qui Herbez avait consacré naguère un ouvrage chez Vertige Graphic, notre vaillant critique suisse aborde les "prémices de la Ligne claire". On part de Töpffer, choix contestable, pour aligner Saint-Ogan (en oubliant Christophe et Pinchon), non sans un curieux détour par Hokusaï et Hiroshige. Le Bauhaus et Mondrian (et le groupe De Stijl) sont également convoqués sans justification théorique structurée.

Mais le visiteur ne gâchera pas son plaisir : aux cimaises des originaux d’Hergé, Saint-Ogan, Jacobs, Vandersteen, Jacques Martin, Joost Swarte, Ever Meulen, Floc’h, Ted Benoît, Yves Chaland, Theo Van Den Boogaard, Peter Van Dongen mais aussi Chris Ware, Rutu Modan, Christophe Badoux... réifiant de manière empirique un mouvement cohérent d’apparence.

Un concept insaisissable ?

Profitant de cette actualité, le théoricien de la BD Thierry Groensteen publie dans Neuvième Art 2.0 un article intitulé "ligne claire" où il tente d’apporter son point de vue sur la question.

Il le raccroche aussitôt, comme son confrère suisse, à Rodolphe Töpffer. Il faut dire que Groensteen est une autorité en ce qui concerne ce pionnier du roman graphique, au point de prétendre dans un ouvrage récent (sur lequel nous reviendrons un de ces jours) qu’il est "l’inventeur de la bande dessinée".

Il rapproche des écrits de Töpffer sur le trait à quelque chose -un mouvement artistique- qui n’interviendra dans l’histoire que 150 ans plus tard. Un peu comme si éclairait Rabelais par les dessins de George Groz. On peut les rapprocher, certes, mais en aucun cas déduire de l’un une influence sur l’autre.

Il ignore, ou fait semblant d’ignorer, que cette "clarté du trait" est avant tout une préoccupation technique à une époque où la fluidité des encres et la qualité du papier sont encore peu maîtrisées et où l’imprimerie entre dans sa phase industrielle.

Il convoque, avec force citations selon moi hors sujet, un Caran d’Ache (1858-1909), qu’ en termes graphiques rien ne distingue fondamentalement d’un Wilhelm Busch (1832-1908) qui le précède, et dont le rattachement à la Ligne claire est parfaitement contestable, alors que de leur côté, influencés par le modern style et l’estampe japonaise, bon nombre de dessinateurs du Simplicissimus de Thomas Theodor Heine, un organe qui a profondément influencé les illustrateurs du New Yorker, pourraient davantage y prétendre.

La volonté de Groensteen de rattacher la Ligne claire à une "technique du calque" qu’il attribue à Jacobs, et qui est pourtant une pratique académique très commune : la technique du report, me semble également un peu courte.

Quand il souligne chez George McManus, en citant Bruno Lecigne, sa qualité de précurseur d’Hergé par «  le soin accordé à l’effet de documentation, la nomenclature réaliste du monde (costumes, décors, architectures) », cela ne me semble pas probant, car Pinchon avant lui, parmi d’autres, en était à ce degré de réalisme.

Il oublie le principal apport de McManus est avant tout esthétique. Comme la plupart de ses contemporains américains (Winsor McCay, Feininger, Herriman... dans des registres différents), il y a chez ces créateurs un sentiment nouveau qui les distingue de la plupart de leurs prédécesseurs : une intention artistique qui est à rattacher à l’évolution des arts décoratifs à la fin du XIXe Siècle, notamment sous l’influence du japonisme. Quand Herr Seele dit, sur ActuaBD, que "Hergé, ce n’est pas de la Ligne claire, c’est de l’Art Deco", au-delà de la provocation, c’est une vérité.

George McManus, précurseur de la Ligne claire

Là est la filiation de la Ligne claire, et non dans la généalogie des imitateurs d’Hergé et de Jacobs. C’est pourquoi, autant je reconnais qu’il y a une filiation entre McManus, Hergé, Swarte et Chris Ware, autant je récuse celle convoquée par Groensteen suivant en cela Herbez quand ils y incluent des Ceppi, des Exem, des Rutu Modan ou des Lucie Lomova...

En revanche, je rejoins Groensteen quand il énonce la nécessité d’examiner les nombreux candidats à la Ligne claire, et pourquoi pas Crockett Johnson ou Olaf Gulbransson, mais mon sentiment est que cette démarche est parfaitement vaine puisque, selon Groensteen lui-même, "il n’existe pas de brevet d’orthodoxie, de certificat d’appartenance, et l’on peut, de la ligne claire, se faire une conception plus ou moins restrictive ou, au contraire, englobante".

On peut cependant, à l’exemple d’Hergé, revenir à une clarté du scénario.

La Ligne claire est avant tout un mouvement artistique impulsé par Joost Swarte en 1977 dans lequel une génération d’artistes se sont reconnus depuis les années 1980. On peut, comme l’a fait le Mouvement surréaliste avec Rimbaud ou Lautréamont, lui trouver des "précurseurs" lesquels, à mon sens, ne peuvent avoir de sens que dans leur dimension esthétique moderne liée aux influences des arts décoratifs et du Bauhaus.

On évacue le fatras théorique raccrochant à ce mouvement les Töpffer et autres Caran d’Ache : il confond intention artistique et contrainte des techniques de reproduction. Sans ce distinguo essentiel, la Ligne claire resterait engoncée dans une incertaine approximation, ce qui est paradoxalement un comble.

Chris Ware ou la Ligne claire moderne
DR

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

- Exposition Die Abenteuer der Ligne claire / Der Fall Herr G. & Co.// Les aventures de la Ligne claire - Le cas de Herr G & Co.
Jusqu’au 9 mars 2014.
Cartoonmuseum Basel
St. Alban-Vorstadt, 28
CH- 4052 Basel
Le site de l’exposition

 
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