Pour les vendeurs de droit, c’est un rythme d’enfer : entre 65 et 70 rendez-vous sur tout le festival soit, entre 15 et 20 rencontres chaque jour. Mais sont-ils encore nécessaires à l’heure d’Internet et des Conference Calls sur Skype ou Hang Out ? "- Oui, l’humain reste important, nous dit Catherine Loiselet, responsable des droits étrangers chez Bamboo. Nous ne vendons pas des machine-outils. Nous guettons le regard de notre interlocuteur quand il feuillette les ouvrages. Se voir, discuter, percevoir les attentes..., ça ne passe pas par mail, ni par Skype."
Quelles sont les tendances du marché francophone à l’international cette année ? " - C’est encore en progression, nous répond Sophie Castille de Mediatoon (Dargaud, Dupuis, Lombard, Kana). 2014 sera une très bonne année. On vend de plus en plus en langue anglaise (US mais aussi UK), le Roman Graphique se comporte très bien. On a de plus en plus de partenaires éditeurs à l’étranger qui vont du petit éditeur spécialisé en BD à celui de littérature générale. On vendait très peu, voire pas du tout au Japon, il y a cinq ans ; aujourd’hui, les Japonais viennent nous voir et on a quelques cessions qui constituent de gros best-sellers à l’international comme "Une Vie chinoise" de P. Ôtié & Li Kunwu chez Kana, par exemple, avec une douzaine de traductions dont l’allemand, l’anglais, le coréen, le tchèque, le finlandais, l’espagnol, le japonais, le danois, le néerlandais et le...chinois ! [1]
L’évolution de la BD franco-belge ces dernières années commence à porter ses fruits. Passée d’une bande dessinée enfantine exclusivement composée de longues séries de 48 pages, elle offre aujourd’hui un large choix de formats et de thématiques qui trouvent leur écho jusqu’à l’autre bout du monde : "Aujourd’hui, Mediatoon a plus de mille contacts dans le monde, alors que l’on en avait 300 ou 400 il y a quelques années", nous dit encore Sophie Castille.
Il en va de la BD francophone comme du cinéma français : elle sacrifie moins que les comics et les mangas à une production formatée reproduisant à l’infini des schémas endogames. Trois grands axes commerciaux se distinguent aujourd’hui dans leurs actions :
1. La mise en place d’une forme de roman graphique international. Ces dernières années, les éditeurs se concentrent sur des cycles courts qui, compilés, voire même légèrement réduits, peuvent rivaliser avec les meilleurs œuvres internationales, notamment grâce à une "franco-belgian touch" facilement identifiable, où l’auteur trouve toute sa place.
Ainsi, chez Glénat, L’Or et le Sang de Bedouel, Merwan, Defrance & Nury, récupéré du catalogue 12bis (nous vous en reparlerons prochainement), fait-il d’entrée chez l’éditeur grenoblois l’objet d’une mise en avant spéciale. Le récit, portant sur le court moment de l’indépendance du Rif au Maroc a la vertu de proposer un sujet "international" qui touche aussi bien la France, l’Espagne, que le Maghreb. C’est à la fois une merveilleuse aventure humaine et le symbole d’une Europe coloniale triomphante qui est en train de se déliter. Un sujet qui intéresse pas mal de lecteurs potentiels dans le monde.
La recherche d’un sujet "universel" favorise la multiplication des essais (sur la cuisine, sur l’économie, sur la situation au Proche-Orient, sur la politique internationale, etc.), des biopics (sur Nietzsche, Freud, Marx, Prévert, Modigliani,...) et des adaptations littéraires : " - Nous avons chez Denoël, "Suite française" d’Irène Némirovsky, adaptée par Moynot, qui va paraître en 2015 qui intéresse beaucoup, nous dit Sylvain Coissard, agent de Denoël Graphic, mais aussi de Gallimard, Futuropolis (qui avait cartonné avec Les Ignorants de Davodeau traduit dans près de sept langues et a été réimprimé quatre ou cinq fois en Espagne et publié dans une édition de poche), Marabulles et Sarbacane. Nous proposons cette année "Sukkwan Island", de l’écrivain américain David Vann, adapté par Ugo Bienvenu, toujours chez Denoël Graphic ; mais surtout l’adaptation des “Royaumes du nord” de Philippe Pullman, adapté par Stéphane Melchior & Clément Oubrerie chez Gallimard. Ce sont les moteurs de notre offre cette année. Chez Marabulles, la biographie d’Agatha Christie semble plaire beaucoup à l’étranger. Il y a là tous les ingrédients d’un succès annoncé : un biopic, les deux milliards de romans d’Agatha Christie vendus dans le monde et le style d’Alexandre Franc, une sorte de "ligne claire internationale" susceptible de plaire au plus grand nombre."
Le thème de la Guerre de 1914-1918 qui a suscité une véritable effervescence dans nos contrées a trouvé des débouchés à l’international : "Cela parle aux Allemands, aux Néerlandais, aux Espagnols et aux Italiens", nous dit Catherine Loiselet chez Bamboo. C’est moins vrai pour 1940-1945. “Ambulance 13” de Patrick Cothias & Alain Mounier est traduit en allemand, en néerlandais, en espagnol, en italien, et marche bien dans les quatre pays, en particulier en Allemagne. Honnêtement, je ne m’y attendais pas."
Confirmation chez l’éditeur germanophone Edition Moderne de Zürich, éditeur historique de Jacques Tardi : "Nous avons lancé début janvier une intégrale de “La Guerre des tranchées”, un titre qui était épuisé, nous dit David Basler. Nous avons déjà dû le réimprimer, ce qui pour nous est assez exceptionnel. Le premier tirage de “Putain de Guerre” était de 3000ex. Nous avons fait trois réimpressions à 2000 exemplaires depuis. Même si le point de vue est celui des Français, c’est une des meilleures publications sur la Première Guerre mondiale. La presse allemande le souligne. Il y a eu beaucoup de publications d’essais historiques sur la Première Guerre qui ont ouvert un grand débat dès décembre 2013. En publiant en janvier, même si la guerre n’a commencé qu’au mois d’août, nous avons fait une bonne affaire. Et ça continue..."
2. La bande dessinée "mainstream" n’a pas perdu la main non plus. Une BD d’aventure comme Thorgal de Jean Van Hamme & Rosinski (Le Lombard) est devenue un best-seller en Pologne : "Les chiffres de vente ont dépassé à la nouveauté ceux du dernier Astérix" claironne-t-on fièrement chez Mediatoon.
"Cette année, ce que je mets en avant, c’est la partie "émotion" de notre catalogue, nous dit-on chez Bamboo, avec les titres de Jim qui ont bien fonctionné. “Les Profs” continuent à bien se vendre à l’étranger mais l’impact du film n’a pas dépassé les frontières de l’hexagone, hélas. Le pédagogique marche très bien chez nous, essentiellement en presse dans une dizaine de pays. Il y a un besoin dans ce domaine, même si ces ouvrages restent distractifs. Le kiosque reste un secteur privilégié pour la bande dessinée commerciale" signale Catherine Loiselet.
3. Les marques patrimoniales. Les éditeurs francophones ne renoncent pas davantage à leurs grands héros. Les publications des suites de Blake et Mortimer, Lucky Luke, Boule & Bill, Yakari et désormais Astérix -la grande bonne nouvelle de 2013 qui continue à porter ses fruits en 2014- favorisent des marques qui se perpétuent d’âge en âge. D’ailleurs, tous les éditeurs de Tintin espèrent secrètement qu’une suite soit donnée à ses aventures...
Les intégrales que nous avons vu déferler chez nous redynamisent les fonds de catalogue de nos partenaires, principalement européens. Ainsi Carlsen, en Allemagne, ressort les intégrales Spirou avec des commentaires critiques réalisés par les meilleurs spécialistes allemands du sujet.
"La collection Moebius chez Nemo a gagné le Prix du meilleur projet éditorial au Brésil", nous annonce fièrement Edmond Lee, représentant des droits étrangers des Humanoïdes Associés. Même si ce sont des marchés très "niches", car ce sont des livres chers, on reconnaît la qualité de la bande dessinée française. La norme 21 x 29,7cm a des difficultés à passer les frontières. Au Japon, nous avons dû légèrement réduire le format en le passant à 19 x 26cm, car il n’entrait pas dans les rayonnages des librairies japonaises." La maison d’édition dirigée par Fabrice Giger a d’ailleurs une stratégie particulière qui la distingue des autres éditeurs francophones : elle publie elle-même aux États-Unis au rythme de deux nouveautés par mois et vient de publier cinq titres directement en japonais avec le concours de Frédéric Toutlemonde, animateur au Japon de la revue Euromanga et membre organisateur du festival International Manga Fest qui met en avant la BD francophone à Tôkyô.
Ces trois secteurs : roman graphique, commercial "mainstream" et patrimonial font que la bande dessinée franco-belge, cette année encore, devrait tirer son épingle du jeu par rapport à un marché domestique de plus en plus saturé.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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La suite de notre enquête :
Francfort 2014 (2/3) - Allemagne, Hollande, Finlande... ou la difficulté d’exporter
Photos : D. Pasamonik (L’Agence BD)
[1] On peut voir sur le site de Mediatoon Forein Rights quels sont les titres traduits et en quelles langues.