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François Ayroles ("Une Affaire de caractères") : "L’album n’est pas une BD oubapienne. C’est plutôt une BD dans laquelle il y a de l’Oulipo."

Par Thierry Lemaire le 19 avril 2014                      Lien  
François Ayroles est un orfèvre en matière de bandes dessinées cérébrales. Avec {Une Affaire de caractères}, il prend un malin plaisir à manier, détourner, tordre la langue française. Sur fond d'intrigue policière, les mânes des plus grands Oulipiens sont convoqués pour un réjouissant exercice de style aux nombreuses ramifications. Sans jamais tomber dans le gratuit ou l'anecdotique.

Comment vous est venue l’idée de cette drôle d’histoire ?

Très simplement. J’ai plutôt l’habitude de faire des histoires sans texte. Et même dans les histoires où il y a du texte, ce n’est pas le moteur du récit. Sauf peut-être pour Les Amis, qui sont des sortes de sketchs. D’ailleurs, j’ai commencé Une Affaire de caractères avant Les Amis. Et mon envie, c’était de faire quelque chose avec la lettre, avec le texte. Voir sa dimension dans l’histoire (le marchand d’enseigne, les cadavres qui forment des lettres, etc), et aussi dans la façon dont les personnages s’expriment, avec des principes d’énonciation très particuliers. À la base, il y avait cette envie. Je ne savais pas où j’allais. J’avais quelques idées de personnages qui sont venues rapidement. Et puis est venue très rapidement aussi l’idée de faire une histoire policière. Avec cette idée de crime alphabétique, qui a un précédent célèbre avec A.B.C. contre Poirot. Voilà le point de départ.

François Ayroles ("Une Affaire de caractères") : "L'album n'est pas une BD oubapienne. C'est plutôt une BD dans laquelle il y a de l'Oulipo."
Une Affaire de caractères aux Editions Delcourt

Vous avez démarré ce récit en 2003.

Oui, comme c’était complexe, j’y travaillais de temps en temps, ça bloquait, j’y revenais régulièrement. Il y a pas mal de livres que j’ai faits comme ça, sur une longue période. Et puis à un moment, j’ai décidé de donner un petit coup de fouet. Il y avait pas mal de trous à remplir dans ce grand puzzle. Et pour que la mécanique marche, il fallait que tous les trous soient remplis.

Et pour remonter un peu plus loin, ça vous vient d’où ce plaisir de jouer avec les mots ?

Ça vient de l’Oulipo à travers une émission de radio qui s’appelait "Les Papous dans la tête", que j’écoutais quand j’étais jeune. En amont, il y avait Gotlib, qui faisait des bandes dessinées sous contrainte. Il a une eu influence décisive sur moi. J’ai vu là une sorte de voie. Et après, j’ai logiquement découvert l’Oulipo.

Et après, tout naturellement, l’Oubapo.

Oui, j’étais encore à l’école de BD à Angoulême. Et il y avait Thierry Groensteen, qui était un de mes profs, qui a présidé à la naissance de l’Oubapo. Je n’étais pas dans les fondateurs, je suis venu juste après. En 1994 je crois. Les rencontres se sont faites naturellement, fatalement. (rires)

On imagine que vous appréciez particulièrement Georges Perec et Raymond Queneau. Quelles sont vos autres influences ?

Il y a Raymond Roussel aussi, pour commencer la liste, qui est ce qu’on appelle un oulipien par anticipation. Je l’ai d’ailleurs utilisé dans Une Affaire de caractères, c’est Martial. Une petite référence qui n’est pas la plus évidente parce que Roussel n’est pas très connu. Aucune des personnes réelles que j’utilise n’apparaît sous son nom. Je biaise, je transforme. En l’occurrence, Martial vient d’un de ses personnages dans Locus Solus. Et c’est avec ce nom-là qu’il a suivi une thérapie par un médecin qui l’a traité à l’âge de 18 ans.

Première rencontre avec Pérec

Il y a d’autres auteurs ?

Il y a Borgès, Kafka, que j’ai lus quand j’étais adolescent et qui m’ont fortement marqué. Michel Leiris, dont le père était le gestionnaire de fortune de la famille Roussel, et qui a un lien avec Perec. Tout se recoupe.

Dans vos albums aussi, rien n’est gratuit. Le moindre détail a un sens, voire un double sens, voire plus. Le sens, c’est quelque chose qui porte vraiment votre réflexion ?

Le sens, il vient à force de cuisiner. Je le découvre au fur et à mesure. Mais je n’ai pas voulu non plus faire passer un message. On m’a fait la remarque qu’on pouvait voir une sorte de défense du livre dans cet album. Je l’ai vu apparaître, mais ce n’était pas volontaire. Le livre m’échappe. J’ai juste voulu jouer avec les lettres, et voir où cela m’amenait. Avec comme cadre une histoire policière classique, codifiée. Mais j’ai voulu la désamorcer avant la fin. J’ai voulu casser le code, c’est-à-dire que le lecteur connaisse le fin mot de l’histoire avant les personnages.

J’insiste peut-être sur cette idée de sens, mais les métiers des personnages ont un sens, les noms, etc. Il y a une logique interne à tout ça, que je ne retrouve pas forcément chez d’autres auteurs.

Il y a quelque chose de radical. Comme je parle de la lettre, tout est lié aux métiers de l’écriture, libraires, écrivains, imprimeurs, etc. Du coup, les noms doivent avoir une cohérence. Car leur nom est le motif de leur mort.

Vous vous êtes amusé à représenter des auteurs réels. En plus de Raymond Roussel que vous avez cité, j’ai repéré Georges Perec, Alfred Jarry…

Jarry, non.

Pourtant, parmi les frères...

Oui, il peut ressembler à Jarry mais ce n’est pas lui. Montrez-voir... Ah, mais oui, c’est vrai qu’il ressemble à Jarry ! C’est complètement involontaire ! Ça fait deux ou trois fois qu’on me montre des trucs comme ça.

En plus, il parle d’Ubu.

Mais oui ! C’est vraiment inconscient. A un moment aussi, il y a l’idée du 10, les premières lettres des morts, D.I.X., comme une référence aux Dix petits nègres de Christie. Et pourtant, je n’y ai pas pensé du tout (rires). Ça crée peut-être chez le lecteur une certaine acuité, une envie de gratter. Tant mieux.

Jarry est bien là

Et à part ces auteurs-là ?

Il y a aussi Agatha Christie. Les autres personnages sont liés à la bande dessinée. Je place beaucoup de références à Hergé dans mes livres. Et là, le lien s’est fait tout naturellement avec L’Alphart. Ça m’est venu tout de suite, et du coup, j’ai vu un pont entre mon histoire et L’Alphart.

Les allusions à la bande dessinée sont très ligne claire.

Hergé, Jacobs, effectivement. Jacobs, par rapport à La Marque jaune, il a trouvé sa place automatiquement. Et Hergé, c’est quelque chose qui m’habite depuis toujours et ça ressort. Mais ce ne sont pas seulement des clins d’œil. Ces allusions ont nourri le récit.

Jacobs en inspecteur, ça parait assez logique. Le fait qu’il ait un récitatif au-dessus de sa case à chaque fois qu’il parle, aussi.

C’est une idée que j’ai eu indépendamment de cette histoire. J’avais envie de faire quelque chose sur Jacobs. Parce que j’ai souvent envie de faire des choses avec les gens que j’admire. J’ai fait Incertain silence avec Buster Keaton par exemple. Pour Jacobs, l’idée du récitatif apportait une petite pierre à l’édifice sur la langue.

En plus, il a un faux air de Raymond Devos.

Oui, exactement. De Simenon aussi. Tous ces Belges à pipe.

En revanche, Jacobs, ce n’est pas Hercule Poirot.

Effectivement, malgré ses méthodes basées sur la psychologie, il n’est pas à son avantage. Là aussi, c’est un personnage assez classique. Le héros dépassé par les événements. C’était un plaisir de le mettre là-dedans. Il fait un peu le lien entre tout.

Il y aussi, si je ne m’abuse Séraphin Lampion qui ne vend pas des assurances, mais des manuels.

Quand j’ai créé ce personnage, son profil psychologique me faisait penser à quelqu’un. Et donc, il a endossé le costume.

Il a un petit air aussi de l’acteur qui joue Hercule Poirot.

Ah oui, Albert Finney.

Toutes ces références se complètent, s’entremêlent…

…et interagissent. C’était ce que je voulais. Que chaque personnage, avec sa cohérence, puisse interagir avec les autres et leur système de langage particulier.

Donc, ce personnage s’appelle Doc, mais il ne s’appelle pas Doc par hasard. On comprend pourquoi quand la librairie est rebaptisée à la fin.

J’ai un peu hésité pour l’épisode de la librairie. Je trouvais que c’était un peu lourd. D’ailleurs, on ne voit pas bien le nouveau nom.

« Une Affaire de caractères » est un récit intellectuel et en même temps assez violent.

Oui, il y a des meurtres assez sauvages. Et puis ce qui peut être violent, c’est la réaction des personnages qui ne semblent pas être plus affectés que ça, ou alors le chagrin passe assez rapidement. On n’est pas dans des effets de réel, carrément pas. Je cherchais à échapper le plus possible au réel, dans le dessin aussi. Je voulais des couleurs très particulières. Le ciel n’est pas bleu, l’herbe n’est pas verte. Il y a quelque chose d’étrange dans les couleurs. Au départ, je voulais faire quelque chose de beaucoup plus simple, bichromique. En le faisant, je trouvais que c’était assez monotone. Par ailleurs, je voulais introduire quelques codes couleur. Par exemple, pour les personnages qui parlent par monovocalisme (NDLR : ils ne s’expriment qu’avec une seule voyelle). Celui qui parle en e est habillé en vert, celle qui parle en a est en safran, celui en o a des vêtements blonds, celui en u est en brun et celui en i est en gris. L’idée m’est venue en faisant la couleur. Le reste en a découlé. Comme les deux libraires qui sont complémentaires jusque dans leurs dialogues, et dont les couleurs des vêtements le sont également. Et je crois que les joueurs de Scrabble ont les couleurs du plateau.

Une famille haute en couleurs

Finalement, il n’y a pas de contraintes graphiques ou narratives dans ce récit.

Oui, ce n’est pas une bande dessinée oubapienne. C’est plus une bande dessinée dans laquelle il y a de l’Oulipo. C’est un peu au second degré qu’il y a de la contrainte. Les contraintes sont essentiellement verbales, à l’intérieur des dialogues.

Mais quand même, l’aspect visuel a toute sa place dans l’intrigue.

Pour moi, c’était le moteur. C’est ça que je voulais faire quand je parlais d’utiliser le texte. C’était qu’il y ait un enjeu visuel avec le texte. Pour que ce récit ne soit réalisable qu’en bande dessinée. Le dispositif des bulles, les traductions, le choix des couleurs, etc, tout cela est difficile à transposer.

Après avoir lu ce livre, on peut se demander si l’Oulipo ne rend pas un peu fou ?

Les vrais Oulipiens, j’en connais quelques-uns, ne me font pas l’effet d’être des grands déments, au contraire. Ou alors c’est une folie créatrice. Mais c’est vrai que l’inspecteur en arrivant dans le village a l’impression d’être dans une maison de fous. La question c’est peut-être plutôt : « Est-ce que ça rend le lecteur fou ? ».

(par Thierry Lemaire)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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