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Frédéric Bézian : " Basile Far n’est pas Bézian, mais je lui fais avoir des souvenirs qui sont les miens. "

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 8 février 2012                      Lien  
Basile Far descend un soir du TGV. Il est seul et silencieux. Immense, il doit bien mesurer deux mètres, son physique a quelque chose d'enfantin. Lorsqu'il descend dans le petit hôtel du bled, il joue les mystérieux détectives avec la tenancière... Mais l'homme n'est pas venu pour enquêter : il sait ce qu'il est venu trouver...
Frédéric Bézian : " Basile Far n'est pas Bézian, mais je lui fais avoir des souvenirs qui sont les miens. "
L’affiche de l’exposition à la Galerie Oblique

Votre héros a un compte à régler avec son passé ?

On peut dire cela comme cela. Il a un deuil à faire qui part de l’enfance. Le village est un décor de son enfance mais il ne le voit plus de la même façon : il fait deux mètres de haut, son champ de vision a changé.

C’est un retour à l’enfance comme on le voit dans Quartier Lointain de Taniguchi ?

Il y a de cela mais je ne prends pas le prétexte de la cuite pour qu’il se passe quelque chose, parce que le point de départ c’est que le constat que chacun peut faire quand on revient sur les lieux de son enfance : il y a deux temps qui se téléscopent, celui que l’on observe et le souvenir de ces lieux que l’on a conservés de son enfance. Déjà, ils sont différents parce que le champ de vision n’est pas le même. On peut alors éprouver ce que les Orientaux appellent l’impermanence, le fait que les choses changent, qu’elles ont bougé lorsque vous étiez absent. Mais vous aussi, vous avez bougé : un film visionné plusieurs fois ne sera jamais vu de la même façon. Plus il y a du temps qui s’écoule, plus il y a de maturation...

Déjà, votre graphisme a bougé...

J’essaie de me décontracter un peu plus d’être moins cassant. Mon dynamisme ou mon "expressionisme", j’essaie de le faire passer ailleurs, dans les cadrages, par exemple. J’ai fait beaucoup de photos de repérage mais, parce que je voulais trouver des angles de vue d’enfant, je les ai faites presque toutes accroupis, en contre-plongée. Cela donne de prises de vue à la Orson Welles, à cause du cadrage. Mon dessin a changé aussi parce que, par les matières et par le noir et blanc, je voulais évoquer une certaine bande dessinée et une certaine presse faite de points et de taches qui qui étaient les ingrédients basiques d’une certaine bande dessinée, quitte à ce que le dessin louche vers les dessinateurs américains des années 1930.

Ce qui frappe, c’est que l’on retrouve des ambiances du Bézian des tout-débuts, de Ginette, Martine et Josianne (Futuropolis)...

Ce Bézian là, il avait 19 ans. Il aimait bien les choses décaties que l’on retrouve dans le cinéma de Jean Vigo par exemple, des décors populaires pas toujours très frais, sur lequel le temps a laissé des traces. Parce que les gens, humainement, sont "teintés" par cela. Je trouve cela naturel, surtout quand ils sont entourés de matériaux nobles comme la pierre, le bois, le métal... Dès qu’il commence à y avoir du PVC ou du plastique, je suis un peu malheureux.

Frédéric Bézian en février 2012.
Photos : D. Pasamonik (L’Agence BD)

Cet homme qui revient sur son passé, c’est Bézian ?

Physiquement, c’est une espèce de Tintin un peu monstrueux. Il doit peser 120 kg. Il a une tête toute ronde et deux points pour les yeux. Je ne m’en cache pas, le village qui est montré dans cet album est celui de mon enfance. Sauf que je n’ai pas voulu faire quelque chose de 100% autobiographique. J’ai voulu faire une sauce avec de la fiction et des éléments authentiquement vécus. Basile Far n’est pas Bézian, mais je lui fais avoir des souvenirs qui sont les miens.

Comment vous sentez-vous aujourd’hui par rapport à une carrière qui n’a pas été si simple, finalement ?

J’ai relu récemment une interview que j’ai donnée il y a une dizaine d’années où je disais que je me sentais "en devenir". Aujourd’hui, je répèterais la même chose : je continue à avoir des projets différents et j’essaie de ne pas me faire mentir par rapport à ce que je veux faire en bande dessinée. Si, dans des albums précédents, j’estime être passé à côté parce que je ne sentais pas assez bien les choses ou parce que je ne les formulais pas assez bien, je les corrige dans le bouquin d’après... Du coup, j’ai toujours quelque chose à corriger, quelque chose à explorer, envie de faire des virages à 180°. Jusqu’ici, cela ne me réussit pas trop mal. Je me suis rendu compte que quand je ne faisait pas cela, les gens ne me reconnaissaient plus ! On ne me reconnaît que lorsque j’ai changé !

Aller-Retour de Frédéric Bézian
(c) Delcourt

Le regard des éditeurs est-il resté le même ?

Il a changé en général, pas forcément par rapport à mon travail, mais dans le sens que le néo-libéralisme ambiant gagne. Je viens de signer chez un autre éditeur. Celui qui tient les cordons de la bourse ne sait même pas qui je suis. Je sais que je n’ai pas une production pléthorique, mais cela fait trente ans cette année que je fais de la bande dessinée. Je suis quand même effaré de tomber sur un éditeur qui ne sait pas qui je suis, alors qu’il est sur la place depuis plus que trente ans. J’ai démarré à une époque où la visibilité était meilleure : il y avait 500 et pas 5000 albums par an. Mais voilà, Léo Ferré disait : "Quand on travaille comme on veut, on gagne comme on peut." Cela se paie toujours un peu. Je n’en fais pas un problème d’ego, après tout, je n’ai ce que je mérite. Je m’en porte à peu près bien. Cela va mieux : j’ai passé un temps à être persuadé qu’un complot mondial m’empêchait d’avancer, mais aujourd’hui, je le vis autrement...

Le bouquin de Lewis Trondheim, Désoeuvré (L’Association), a été très important pour beaucoup d’entre nous. Il parlait de ces dessinateurs franco-belges qui ont versé dans la dépression, l’alcoolisme, le suicide... le jour où leur boulot s’est arrêté. Parce qu’ils n’avaient rien prévu à côté, parce qu’ils ne savaient pas faire autre chose, parce qu’ils ne le voulaient pas ou parce qu’ils n’y pensaient pas. Lorsque pour une raison quelconque, cela s’est arrêté pour eux, ils se sont trouvés complètement désemparés...

J’avoue que je travaille, je suis dans un tel niveau d’investissement que, quand le bouquin est terminé, je suis dans un moment de trou d’air comme cela, qui fait que la vie s’organise autrement. Auparavant, j’avais tendance à organiser mon existence un peu trop autour du boulot alors que je n’étais plus un étudiant vivant dans une chambre de bonne, organisant ses journées comme il l’entend. Aujourd’hui, je gère cela autrement. On est beaucoup actuellement à être amenés à considérer notre boulot comme n’étant plus le travail principal.

Aller-Retour de Frédéric Bézian
(C) Delcourt

Vous ne manquez pourtant pas de projets ?

Oui, il y en a un qui est déjà signé et un autre qui doit venir après, pas encore finalisé... Chez Delcourt, j’ai la chance d’avoir un éditeur, Grégoire Seguin, qui me connaît depuis longtemps et qui est capable d’appréhender un travail comme celui-ci qui relève de l’intime, où il faut être le moins impudique possible, mais le plus juste possible. Même si j’ai une idée précise de ce que je veux faire, il y a toujours un cheminement que je ne peux pas toujours sortir de moi-même. J’ai besoin d’un regard extérieur pertinent que je trouve assez facilement chez Grégoire. J’ai la chance aussi que Guy Delcourt aime ce que je fais, qu’il assume que je n’ai pas de série, que je fasse un bouquin différent à chaque fois, même si je commence à établir des ponts entre mes ouvrages afin de leur donner une cohérence... Il y a un pont entre cet album-ci et Les Garde-Fous, mais je vous laisse le soin de le découvrir... Je considère que c’est la totalité des œuvres qui en fait une, c’est le parcours de la première à la dernière qui en donne le sens.

Il semble que pour cet ouvrage-ci, il y a un accueil particulièrement chaleureux de la presse. C’est nouveau, je n’ai jamais connu cela. On me parle d’ailleurs beaucoup plus de l’article que m’a fait Jean-Claude Loiseau dans Télérama que de mon bouquin, c’est marrant.

Il y un secteur où vous avez déjà travaillé [1] qui se présente à nouveau à vous, c’est l’animation.

Oui, c’est encore un peu vague, mais ils sont toujours venus me chercher, ce n’est pas moi qui arrive avec des projets. Cette fois, il est possible que ce ne soit pas pour la TV mais pour le cinéma. Je ne manque pas d’envie de ce côté-là, non plus.

Propos recueillis pas Didier Pasamonik

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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En ce moment à Paris : Exposition Bézian - Stries & grilles - Du 3 au 18 février - Galerie Oblique - Village Saint-Paul - 17, rue Saint-Paul - 75003 Paris - Tel 01 40 27 01 51 - Du mardi au samedi, de 14 à 19 heures.

[1Bézian avait conçu la bible graphique de la série animée Belphégor de Jean-Christophe Roger.

 
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