Longtemps considérée comme un genre mineur, une littérature pour enfants, la bande dessinée ne cesse de croître en reconnaissance. Croissance du lectorat, diversité des genres visités, adaptation sous diverses formes mais également reconnaissance artistique en vente aux enchères ou en bourse, tel que décrit avant-hier, les exemples sont légion, ainsi que vous pouvez le constater quotidiennement.
D’ailleurs, la frontière entre le statut du peintre et celui d’auteur de bande dessinée n’est pas toujours très claire. Jijé considérait la peinture comme un hobby, alors que des auteurs actuels comme Loustal, Götting, Baudoin ou Moebius s’y consacrent hardiment, voire totalement à certains moments comme dans le cas de François Avril.
D’où cette question : peut-on créer en dehors de toute tradition picturale ? Ou au contraire, faut-il gérer ses influences pour avancer et/ou innover ? Au-delà de ces questions de styles, les perfectionnements techniques ont permis ces dernières années de publier les planches en couleur directe. Les références aux peintres majeurs paraissent donc incontournables, car pour certains auteurs, chacune de leurs cases devient un véritable tableau. Comme dans le dernier album d’India dreams dans lequel Jean-François Charles revendique son hommage à Gustave Doré, se rappelant un livre qui l’a longtemps impressionné.
Gauguin, l’aventure dans l’inconnu
Sélectionné au Festival d’Angoulême, Gauguin – deux voyages à Tahiti ne s’intéresse pas pourtant pas réellement à la peinture. Son auteur Li-An cherche à expliquer le parcours du peintre, de l’homme, en lui prêtant des aventures, mi-réelles mi-imaginées. Derrière cette vie animée, voyageant de Copenhague à Paris en passant par Pont-Aven, quelle a été réellement l’influence de Tahiti sur ce peintre majeur ?
Quand on pense à Li-An, c’est avant tout son adaptation du Cycle de Tschaï qui vient à l’esprit, un univers à mille lieues du peintre post-impressionniste. Pourtant, d’autres de ses albums égrènent les indices de ce cheminement vers ce modèle : tout d’abord, l’envie de traiter des îles dans Fantômes blancs car le dessinateur y a vécu, puis l’adaptation graphique réussie de[Boule de suif, de Maupassant. Étant parvenu à s’éloigner de la SF en acquérant un style évoquant à merveille la fin du XIXe, pourquoi ne pas combiner cette période avec Tahiti, où Li-An est né. Gauguin semble dès lors le sujet qui marie le mieux les deux thématiques. Pourtant, les détails de son séjour sur l’île demeurent peu connus.
Ce sont dans ces imprécisions de l’Histoire que Li-An décide de se glisser. Bien sûr, il aborde le départ de Paris, les relations que Gauguin avait nouées avec ses contemporains. Mais ce qui attire l’auteur de bande dessinée et fascine à la lecture de son album, c’est la quête du peintre pour de nouvelles couleurs, de nouvelles cultures, d’arts primitifs susceptibles de l’influencer. L’album ne traite d’ailleurs pas uniquement de ce parcours mi-imaginé, mais surtout de sa rencontre avec la culture locale.
Le sous-titre Deux voyages à Tahiti centre donc bien le sujet : mise à part une escale à Paris et à Pont-Aven pour expliquer la déchéance dans laquelle tombe doucement le peintre, c’est Tahiti qui demeure le réel personnage principal de l’île en vérité. Gauguin lui tourne autour, croyant la comprendre et pouvoir l’utiliser, mais c’est finalement bien l’inverse qui se produit.
L’album de Li-An mérite pleinement sa sélection au Festival d’Angoulême. On se laisse emporter par le rythme dodelinant de l’île. L’introduction de Jean-François Staszak, auteur de deux ouvrages sur Gauguin, permet de situer directement l’enjeu de cet ouvrage : tenter de comprendre le créateur derrière les toiles, et surtout appréhender Tahiti en se défaisant des préjugés que le peintre s’est chargé de véhiculer.
Vincent & Van Gogh : le plaisir graphique de Smudja
À l’inverse, Gradimir Smudja n’est pas dans une recherche de vérité. Une fois de plus, son scénario délire quand il s’agit d’évoquer les grands peintres du XIXe et du XXe siècles. Après avoir quitté Toulouse-Lautrec dans Le Bordel des muses, Smudja revient donc à son premier album de bande dessinée : Vincent et Van Gogh, dans lequel il imagine les aventures du peintre impressionniste hollandais décidé à devenir un grand peintre mais dépourvu du talent nécessaire, et qui rencontre un chat nommé Vincent, doté d’un talent incomparable qui compense mal la liste de ses vices.
Ce second tome prouve une nouvelle fois la force de Smudja et son rapport à la peinture, qu’il déconstruit autant qu’il la réinvente. Si le scénario en laissera plus d’un sceptique, impossible en revanche de ne pas s’extasier devant sa maestria graphique : l’auteur passe en revue une bonne part des grands tableaux des maîtres, soit en les reproduisant avec diverses modifications (les personnages passent effectivement d’une toile à l’autre au cœur du musée d’Orsay), soit en les réinterprétant comme éléments intrinsèque de sa trame narrative.
Bien entendu,tout au long de l"album, on retrouvera les chef-d’oeuvres de Van Gogh, mais aussi de Monet, Degas, Millet, Munch, sans oublier Picasso mais aussi... Hitchcock ou Apollinaire qui jouent leurs propres rôles. On repère même Tintin à divers reprises dans l’album, marquant la filiation entre les grands peintres de l’époque et les auteurs de bande dessinée. En dépit de cette fascination artistique cependant, Smudja rappelle qu’il faut aimer l’art pour lui-même et par pour le prix qu’on lui confère.
Son héroïne, elle-même dessinatrice de bande dessinée, vient symboliquement déposer un album du reporter à la houppette sur les tombes de deux héros.
Après un passage de témoin tout au long de l’album, cette dernière scène conclut l’hommage d’un art à un autre, dont la magie se prolonge autant par l’influence, qui peut-être fondamentale, comme dans le cas d’Hokusaï, que par l’intérêt de découvrir leurs parcours atypiques.
(par Charles-Louis Detournay)
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