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Gerry Alanguilan ("Elmer") : "Aux Philippines, tous les auteurs de BD s’auto-publient, je ne fais pas exception."

Par Laurent Melikian le 8 novembre 2013                      Lien  
Comment nos sociétés traitent-elles les minorités ? Jusqu'à quels excès ces minoritaires doivent-ils être poussés pour gagner leur droit au respect ? Sujet éternel abordé de façon singulière par Gerry Alanguilan dans {Elmer}. En effet, la minorité exposée est constituée de poules et des poulets qui ont brutalement accédé à la conscience humaine. Rencontre avec un auteur venu des Philippines, un pays dont la réputation en bandes dessinées s'arrêtait jusqu'à présent à quelques signatures isolées dans la production américaine.
Gerry Alanguilan ("Elmer") : "Aux Philippines, tous les auteurs de BD s'auto-publient, je ne fais pas exception."

Remarquable et remarqué, Elmer a été publié en français en 2010 par les éditions Ça et Là. Il a remporté en 2012, le Prix Asie-ACBD et le Prix Ouest-France Quai des Bulles. Il s’agit probablement de la première bande dessinée philippine publiée sous nos latitudes.

Ce pays vit un étonnant paradoxe en matière de bande dessinée. S’il est synonyme de réservoir à virtuoses pour les grands éditeurs américains (Alex Niño, Alfredo Alcala ou Leinil Francis Yu pour n’en citer que quelques-uns, sont philippins), sa propre tradition de bande dessinée populaire -les" Komiks"- n’a jamais quitté cet archipel asiatique peuplé de 100 millions d’habitants.

Elmer est donc un petit miracle en soi : issu d’un pays mal connu, doté d’un postulat peu crédible sous un trait réaliste, ce roman graphique de 140 pages touche une émotion universelle en abordant des thèmes comme le racisme, la mémoire ou les conflits de génération.

Alors qu’il n’avait pas pu se déplacer pour la sortie d’Elmer en France, Gerry Alanguilan est enfin venu dans notre périmètre à la faveur du Festival International d’Alger et de quelques signatures parisiennes organisées par Ça et Là. Nous ne pouvions manquer une rencontre avec cet auteur singulier, par ailleurs encreur pour DC et Marvel et fin connaisseur des komiks puisqu’il leur dédie un musée en ligne .

Comment vous est venue l’idée de parler des hommes à travers des gallinacés ?

Au départ d’Elmer, cette histoire de poules était secondaire. Je voulais d’abord montrer ma région où il y a toujours plein de poulets. J’ai grandi avec eux, je les ai nourris, je les entendais la nuit, j’adorais jouer avec eux, les chasser, leur faire peur,... Ils couraient de manière ridicule, enfant je trouvais ça drôle et même encore aujourd’hui ! Mais en grandissant, je me suis posé des questions : qu’est-ce qu’ils en pensent ? S’ils pouvaient parler, que me diraient-ils ? S’ils étaient intelligents, ils seraient sûrement en colère. Et en plus on les mange ! Et s’ils demandaient des droits ? Je suis arrivé devant cette métaphore sur la différence : comment une majorité traite une minorité parce que ses membres ont l’air différent ?

Extrait de "Elmer"
©Gerry Alanguilan – Ça et Là

À travers le personnage d’Elmer, le coq qui mène la révolte des poules, songiez-vous à un homme en particulier ?

À personne en particulier, il peut faire penser à des figures comme Niño Aquino ou Martin Luther King. J’aime lire, j’ai conscience de notre histoire et de celle du monde. Qu’un poulet devienne le meneur d’une révolution et aille devant l’ONU pour revendiquer des droits, m’a paru simplement logique.

Pourtant, c’est par Jake, le fils d’Elmer, que le lecteur découvre cette histoire. Est-ce un écho d’une autre histoire qui vous serait plus personnelle ?

Jake est une caricature de moi. Mon père n’a pas eu une vie aussi héroïque qu’Elmer. C’est un poète pour qui j’ai beaucoup d’affection. Une légende dit que nous sommes maudits pour sept générations ; parmi nos ancêtres figurent des joueurs, des voleurs de chevaux, je l’évoquerai peut-être dans une prochaine bande dessinée. Pour en revenir à mon père, il a été le premier membre de sa famille à pouvoir faire des études et envoyer ses enfants dans des bonnes écoles à l’université. Elmer, c’est aussi l’expression de ma peur de perdre mes parents…

Extrait de "Elmer"
©Gerry Alanguilan – Ça et Là

Quel a été votre processus créatif ?

J’ai commencé à penser à cette histoire en 2005. Et j’ai vraiment commencé à l’écrire en 2006. Après une longue maturation, j’ai rédigé toute la trame en un mois et je l’ai laissé reposer. Ensuite il m’a fallu deux ans pour tout dessiner et découper. Pendant ce temps, j’ai arrêté mon activité d’encreur pour DC et j’ai refusé des propositions de Marvel parce que j’avais besoin de temps. C’était aussi un test pour savoir si je pouvais vivre de ma BD dans un cadre philippin. J’ai dû vendre beaucoup d’originaux pour y arriver et maintenant je sais que je dois travailler pour d’autres marchés pour m’en sortir financièrement.

Comment avez-vous publié Elmer aux Philippines ?
J’ai d’abord édité quatre comics sous mon propre label Komikero. Quand ils ont été épuisés en 2009, j’ai édité le roman graphique, celui-ci a également été épuisé. National Bookstore, le plus important éditeur philippin qui a produit beaucoup de komiks jusque dans les années 1990 a finalement décidé de le publier, mais le succès d’Elmer reste quand même limité. Elmer a été édité aux USA chez SLG avec un succès d’estime. C’est en français, chez Ça et Là, qu’il a obtenu le tirage le plus important.

Vos autres bandes dessinées sont-elles dans le même esprit qu’Elmer ?

Généralement, je n’aime pas me répéter et je change souvent de domaine. J’ai dessiné quelques séries de science-fiction, mais aussi une histoire sur la guerre de résistance contre les Espagnols au 19e siècle. Il s’agissait d’une bande dessinée en couleur et en anglais abordable par des enfants (les komiks sont généralement écrits en tagalog, la langue parlée dans la région de Manille, NDLR). J’ai également travaillé pour un lectorat adulte et populaire dans Buzz Magazine, une revue en tagalog pour laquelle je livrais deux à quatre pages par semaine pendant deux ans.

"Timawa", une oeuvre de jeunesse
©Gerry Alanguilan

Comment un petit garçon philippin a-t-il envie de devenir un auteur de komiks ?

J’ai lu mes premiers Donald à quatre ans. Ça m’intéressait mais pas assez pour en faire mon métier. Le déclic s’est produit à sept ans avec Tintin qui était publié dans le magazine Children Digest. Il s’agissait des Cigares du pharaon, à raison de cinq pages par numéro. Ça m’a passionné, j’ai lu autant d’épisodes que je pouvais à la bibliothèque. Ensuite, j’ai découvert l’album à Manille, j’ai convaincu mes parents de l’acheter. Les couvertures des autres albums figuraient au verso, j’en ai imaginé moi-même les histoires. La couverture de Tintin au Tibet me fascinait particulièrement. À tel point que j’ai dessiné mon propre Tintin au Tibet avec le Capitaine Haddock chutant d’une moto neige parce qu’il avait trop bu. Plus tard je suis passé aux Marvel et ma frénésie pour le dessin a empiré !

Quel a été votre parcours de jeune auteur ?

J’ai toujours voulu travailler pour Marvel et DC. Tous les ans, j’envoyais un dossier aux USA qu’on me refusait, mais j’étais content que Marvel connaisse mon existence. Au début des années 1990, j’étais sur le point d’abandonner quand j’ai rencontré Whilce Portacio qui dessinait alors le Punisher. J’étais fan de son encrage, mais je ne savais qu’il était philippin. Une révélation ! Si un Philippin travaillait pour X-Men et Punisher, je pouvais le faire aussi !

Whilce Portacio m’a conseillé quelques éditeurs et, immédiatement, j’ai pu collaborer avec des éditeurs philippins : je n’étais pas encore assez bon pour les Américains. J’ai dessiné des récits d’épouvante pour Terror Komiks, sur des scénarios qui ne me satisfaisaient pas. Alors, l’éditeur m’a laissé écrire mes propres histoires. J’étais très mal payé. On me disait : « il ne faut pas que ce soit trop beau, c’est une publication philippine ! »

J’ai eu un sentiment d’abandon, nous étions au début des années 1990, le marché commençait à s’effondrer. J’ai laissé tomber pour me consacrer à l’architecture. Au bout de trois ans, j’ai voulu parler de ce sentiment de découragement et de colère dans une bande dessinée que je gardais pour moi. Je l’ai montrée à quelques amis qui en ont été choqué, c’était violent, ça ne me ressemblait pas, mais cette histoire m’a soulagé d’un poids, j’ai repris confiance et j’ai sorti une nouvelle bande dessinée, Wasted. J’ai commencé par travailler pour l’éditeur américain Entity comics. Whilce Portacio est revenu vivre aux Philippines et je suis devenu son encreur.

Vous travaillez principalement en tant qu’encreur pour des dessinateurs philippins, avez-vous envie de prendre un autre statut dans l’édition américaine ?

J’ai principalement travaillé avec Whilce Portacio, Roy Alan Martinez et Leinil Francis Francis Yu . La fonction d’encreur est sympathique, elle me fait vivre, mais elle sert toujours à faire briller les dessinateurs… Les raisons qui m’ont poussé à produire Elmer en anglais était d’être diffusé aux USA et éventuellement d’écrire mes propres histoires pour des publications américaines.

"El Indio" de Franciso Coching (1953)
Une bande dessinée fondatrice de la bande dessinée philippine réédité par Gerry Alanguilan en 2009.

Vous vous consacrez aussi à un “musée en ligne” en espérant de créer une véritable institution dédiée à la mémoire des komiks. D’où vient ce souci du patrimoine ?

Des années 1950 à 1970, la bande dessinée philippine a connu son âge d’or. L’industrie était vaste, il y avait des auteurs virtuoses, de nombreux éditeurs, plusieurs magazines hebdomadaires dépassaient les tirages de 200 000 exemplaires. Mais il n’y a pas eu d’institution pour en conserver la mémoire. Beaucoup de publications sont déjà perdues, sans même parler des originaux. J’ai pu rééditer El Indio par Francisco Coching (considéré comme le père des komiks) grâce à sa famille qui en avait conservé les tirages.

Votre bibliothèque nationale n’a-t-elle pas conservé les magazines ?

Les responsables de la bibliothèque nationale philippine ont des idées bizarres. Ils ne voulaient pas donner de numéro ISBN aux bandes dessinées. Le gouvernement a utilisé les komiks pour sa propre communication, mais ne l’a jamais considéré comme une forme d’art.

Comment faites-vous pour tout mener de front ?

J’ai passé les 45 ans et je ne peux plus me permettre des folies. Je m’assure de dormir au moins huit heures par jour, je mange sainement. J’aime la bande dessinée, en lire, en écrire, en dessiner. Je me réveille chaque jour pour être dans la BD, c’est ce qui me motive. Aux Philippines, tous les auteurs de BD s’auto-publient, je ne fais pas exception. Tous ont un job de jour pour gagner leur vie. Moi aussi, et c’est l’encrage, une position idéale !

Après votre voyage en Algérie et en France, comment vous situez-vous dans la création internationale de bandes dessinées ?

Je me sens beaucoup plus motivé pour écrire et dessiner mes propres histoires. Me retrouver en communauté avec autant de créateurs venus des quatre coins du monde n’a pu que m’inciter à poursuivre. J’ai l’impression d’être assis devant un grand feu de bois où chacun est invité à partager ses histoires, j’ai hâte d’y contribuer à nouveau !

(par Laurent Melikian)

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2 Messages :
  • Grand merci pour ce mini-levé de voile sur la création en Philippines. Le site www.alanguilan.com est très riche en documents iconographiques (section "Museum"). Voir l’influence du "Spirit" d’Eisner sous une forme asiatique début 50 est étonnant !

    Répondre à ce message

  • Il s’agit probablement de la première bande dessinée philippine publiée sous nos latitudes.

    Sans doute, si l’on note que nos latitudes sont partagées par les États-Unis, où Elmer a paru en anglais quelques semaines avant chez nous (je suppose que les deux projets ont évolué en parallèle). Mais c’est probablement la première BD philippine publiée en Europe, ou du moins en langue française.

    À noter d’ailleurs qu’Alanguilan va voir une autre de ses BDs rééditée : son Where Bold Stars Go to Die (auto-publié confidentiellement en 2009 aux Philippines) a été solicité en précommande le mois dernier pour une sortie en décembre 2013 en anglais chez le même éditeur qu’Elmer (Slave Labor Graphics).

    Le sujet est totalement différent (une histoire d’obsession sexuelle pour une ancienne starlette maintenant décédée et figurant sur une vieille cassette vidéo érotique trouvée par hasard), c’est un autre qui dessine (Arlan Esmeña), et c’est deux fois plus court (seulement 70 pages), mais on peut l’espérer tout aussi sensible et intéressant que ledit Elmer...

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