Il y a d’abord l’œuvre de Maurice Tillieux (1921-1978), cet auteur venu de la ligne claire d’Hergé qu’il subtilisa pour mettre en scène Félix, une série d’enquêtes policières publiées dans Héroïc Albums où le coup d’œil et le sens des personnages populaires à la Simenon rencontrait la verve d’un Audiard avant la lettre.
Depuis plusieurs années, ce talentueux raconteur d’histoires tambourinait sur la porte de la rédaction de Spirou. Sans succès. Sans doute son style « hergéen » rebutait-il Dupuis, obsédé par le « comique », mais apparemment insensible à l’humour pince sans rire de l’auteur de Félix. Celui-ci n’avait pas davantage de succès auprès du Lombard que cette servilité au trait du maître de Bruxelles rendait probablement suspect. Bref, les deux grands journaux de la BD classique belge le snobaient.
Finalement, en 1956, Raymond Leblanc, le patron du Lombard, ayant franchi un Rubicon éditorial en débauchant le grand Franquin pour Tintin, décida peut-être Dupuis et son nouveau rédacteur-en-chef Yvan Delporte de mettre un peu de « ligne claire » dans leur journal. C’est l’époque aussi où Spirou dont les histoires étaient souvent torchées à la petite semaine, commençait à chercher des récits mieux construits, susceptibles d’êtres repris en albums, en clair découvrait que le travail du scénariste était aussi important que celui du dessinateur : Goscinny, Greg et Charlier pouvaient entrer en scène…
Des débuts difficiles
Tillieux ne débarquait pas chez Spirou : Jean Doisy, son premier rédacteur-en-chef, l’employait déjà depuis 1940. Ses illustrations étaient alors inspirées d’Albert Dubout, mais indirectement : c’est en fait le « Dubout belge », le peintre et illustrateur Jean Dratz, rédacteur-en-chef de Bravo que Tillieux avait en ligne de mire. D’abord parce que c’ était le concurrent de Bimbo que le jeune dessinateur est obligé de rejoindre parce que Spirou se saborda en 1943 : Dupuis avait en effet refusé de laisser l’occupant entrer dans son conseil d’administration. Par mesure de rétorsion, celui-ci l’avait privé de tout approvisionnement de papier.
La bande dessinée était le média émergent à la Libération, recrutant des talents qui avaient fait leurs débuts dans un cinéma d’animation mort-né avec l’arrivée en Europe des dessins animés américains. Tillieux avait trouvé refuge chez Guy Depière, l’éditeur de Bimbo, un de ces entreprenants Liégeois qui ont fait la bande dessinée belge. L’éditeur se repose entièrement sur le jeune débutant.
Quand les affaires de Depière périclitèrent, Tillieux rejoignit alors un de ses anciens collègues dessinateurs, Fernand Cheneval, et devient l’auteur le plus pro de son journal, Héroïc Albums. Grand lecteur de light suspense à la John Dickson Carr, puis de Hard Boiled à la Dashiell Hammett, Tillieux donne ses lettres de noblesse à la bande dessinée policière qu’il invente littéralement en France, ayant notamment regardé de près le Dick Tracy de Chester Gould, d’ailleurs publié dans Spirou. Dupuis commence à s’intéresser à celui qui constitue la principale valeur ajoutée de cet hebdomadaire.
L’âge d’or de Spirou.
Graphiquement, Tillieux est arrivé à maturité. Et ça tombe bien : si Dupuis a compris une chose, c’est que son concurrent Tintin le surclasse par la cohérence. Il va donc établir Franquin et Gillain comme « maîtres-étalon » de son journal. Revenu de chez Tintin, n’ayant jamais vraiment quitté l’éditeur de Marcinelle, Franquin devient le maître à penser involontaire de la nouvelle équipe.
Avec le dessinateur du Marsupilami, mais aussi avec Morris, Peyo et enfin Tillieux, l’hebdomadaire de la bonne humeur réussit l’improbable synthèse entre le dessin rond de Disney, venu du dessin animé, et la Ligne Claire d’Hergé inspirée d’une certaine tradition française de l’illustration : Christophe, Joseph-Porphyre Pinchon, Alain Saint-Ogan et d’une ligne moderne américaine, en particulier celle de George McManus.
Surtout, ce que Tillieux intègre mieux que tout autre, ce sont les procédés du cinéma réaliste qu’il parodie, comme le font si parfaitement Morris et Goscinny avec le Western dans Lucky Luke : champ, contre-champ, ellipses, fondus enchaînes, lignes de fuites chevillées sur l’horizon, accessoires et décors finement repérés, primauté du dialogue et puis, le « plot », aussi génial qu’évident, qui favorise avant tout la comédie. Le complexe du cinéma disparaît. La bande dessinée belge entre ici dans sa phase moderne. Rien d’étonnant à ce que des post-modernes comme Yves Chaland en aient fait leur Saint Graal.
Une leçon éditoriale
Cet album réunit les quatre premiers chefs-d’œuvre de Tillieux :Libellule s’évade, Popaïne et vieux tableaux, La Voiture immergée et Les Cargos du crépuscule. Ils sont préfacés par un texte éclairant et bien écrit par José-Louis Bocquet truffé de documents inédits de première main issus de collections particulières. Rien que cela fait de cette édition un incontournable d’importance.
Une maquette raffinée et élégante signée Philippe –« Dugenou »- Ghielmetti, un papier respectueux des couleurs, un ouvrage cousu, pas trop lourd, disposant d’une excellente prise en main… Voici une réédition exécutée avec maîtrise inégalée qui rend justice au géant de l’école de Marcinelle. Il s’agit de la meilleure réédition de cet ouvrage depuis son édition originale.
Si cet album ne figure pas au minimum dans la liste des nominés à l’Essentiel du Patrimoine à Angoulême, c’est qu’il faut définitivement désespérer des jurys qui prospèrent au bord de la Charente.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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