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Giraud - Moebius (1/2) : Encore...

Par Charles-Louis Detournay le 16 décembre 2015                      Lien  
Jean Giraud/Moebius nous a quitté il y a près de quatre ans, mais il est toujours présent auprès de ses lecteurs. Casterman nous livre une double ration d’« Encore » : une superbe intégrale du Monde d’Edena (une œuvre majeure), ainsi que la réédition de « Docteur Moebius & Mister Gir », complémenté de cinquante pages d’entretiens inédits.

Giraud - Moebius (1/2) : Encore...La période de fin d’année catalyse la sortie de « beaux livres ». Le terme pourrait sembler galvaudé si on ne tenait pas en main la superbe réalisation de Casterman pour l’intégrale des Mondes d’Edena. Un bel emboîtage en carton (attention fragile !) qui impression tant par son graphisme que par le poids des quatre cents pages qu’il contient. Du pur Moebius. Dans sa préface d’une dizaine de pages, Benoît Mouchart, le directeur éditorial de Casterman, rappelle le contexte de cette série d’envergure. Cette introduction est complétée d’illustrations que l’on retrouve déjà dans les diverses pré- et postfaces des éditions précédentes.

L’histoire d’une création sans égale

Le Monde d’Edena ("Aedena" à l’origine, en référence à la maison d’édition de Jean Annestay à laquelle Moebius était associé) constitue l’un des trois grands cycles que le maître réalisa seul de bout en bout. L’univers du Garage Hermétique et du Major Fatal explore plus globalement les expériences graphiques d’écriture automatique, tandis qu’Inside Moebius relève davantage de l’introspection rationnelle et demeure sans aucun doute son univers le plus personnel. À mi-chemin entre ces deux approches, Le Monde d’Edena est le produit d’une vérité quasiment révélée : épure graphique, recherche de sens, exploration des possibles et force des imaginaires.

La fin de la préface de Benoît Mouchart
L’introduction reprend l’illustration qui servit de couverture au premier livre de cette "croisière Citroën".

Rappelons que ce qui constitue sans doute la plus belle aventure de Moebius a débuté par un travail de commande : « Je suis là en train de travailler, explique-t-il. Le téléphone sonne, on me demande un boulot. Je dis non. Cette fois-ci, ça insiste […] Au cours de la discussion, je m’aperçois qu’il y a peut-être la possibilité de faire quelque chose de tout à fait libre, un peu comme je l’avais fait pour Eram ou Europe Assistance. » [1]

« La publicité, reprend-il, Cela peut être aussi des occasions rigolotes, des opportunités. Et, dans le cas de Citroën, une espère de pari, de défi : comment arriver à réaliser une histoire qui soit en même temps dans la ligne de tout ce que je fais en ce moment, c’est-à-dire une histoire qui exprime un élan, qui ne soit pas un sermon, mais qui fasse passer de l’énergie ? Et puis, il se trouve qu’en plus, il y a trois ans que je n’ai pas fait de scénario. Alors, d’un seul coup, je suis fort excité par ce projet. Les images se sont succédées les unes aux autres comme si je visionnais une histoire que j’avais déjà faite. Le signe qu’un scénario fonctionne bien est vraiment dans cette sorte de fatalité du déroulement. Quand ça coule comme ça, aisément. »

« Au début, je voulais que "Sur l’Étoile" soit dessinée par deux de mes amis, expliquait Moebius. J’aurais réalisé des crayons poussés et ils auraient encré. Mais un jour où j’étais avec eux dans leur atelier pour parler du projet, j’ai commencé à réaliser quelques croquis et là, quelque chose d’étrange s’est produit : l’histoire est venue d’elle-même. Page après page, elle s’est mise à croître toute seule : dix, vingt, trente, quarante planches ! En fait, en moins de deux heures, j’avais dessiné toute la bande, très vite, sous forme crobardée. Quand j’eus terminé, je me suis aperçu qu’ils me regardaient éberlués et l’un d’eux m’a dit : C’est l’histoire complète des quatre pages pour Citroën. » [2]

Sur l’Etoile (Une croisière Citroën)

La porte des possibles

Ce qui devait être un portfolio de quelques pages s’est donc transformé en une aventure complète doublée d’un pivot pour l’auteur : finies les paraboles sombres, Moebius explore des voies plus subtiles, entre la poésie et la philosophie : « Un jour, […] J’ai pris la décision psychomagique de ne plus donner d’issue catastrophique à mes histoires, en espérant naïvement que la source du trouble en serait affectée. Ce n’était pas aussi simple car faire disparaître un symptôme n’a jamais suscité aucune guérison. Au fond, j’ai cessé d’imaginer des fins trafiques comme on arrête de boire ou de fumer. » [3]

Dynamisé par le style entrepris sur L’Incal, son graphisme atteint un nouveau niveau d’épure, dans la ligne de ce qu’il avait entamé progressivement dans des dessins [4] puis sur de courts récits. À ce sujet, on ne peut éviter de faire référence à Edena, scénarisé par Jean-Paul Appel Guery(1982) et Venise Céleste dessiné à l’occasion de l’exposition de Venise (1983) [5].

« En me forçant à dessiner "Sur l’Étoile" dans un style aussi dépouillé et pur que possible, je ne pouvais plus chercher refuge dans une luxuriance de détails. J’étais obligé de travailler énormément mon tracé et que chaque trait ait son importance. […] Cela m’a prémuni de cette surabondance sans fin et complètement névrotique qui caractérisait certaines de mes planches jusque-là… Et qui était ma façon de rendre intéressant ce qui n’aurait jamais été qu’une image tout médiocre sans cela, selon un procédé que tous les vieux routiers de la bande dessinée connaissent bien. Cette méthode m’a permis de travailler très vite (il m’est arrivé de dessiner quatre planches en un jour). » [6]

Sur l’Etoile (Une croisière Citroën)

En 1983 sort donc cette histoire pour Citroën : une publication de dix mille exemplaires, dont six mille pour le réseau du constructeur automobile. Les lecteurs découvrent deux humanoïdes qui atterrissent par hasard sur une planète déserte, et très plate. Il l’explorent au volant d’une relique du passé : une traction-avant ! Ces deux mécanos du cosmos sont pourtant les élus qu’attend depuis des lustres une étrange pyramide. Avec elle, ils s’élèvent, elle se transforme en un vaisseau à deux chevrons.

La traction et le final aux chevrons ne sont pas les seules allusions à Citroën. L’histoire elle-même est une ode aux réparateurs, aux génies de la mécanique qui comprennent les moteurs par instinct, tels que ceux que Moebius côtoya dans une secte. « À travers cette marque automobile, je corresponds avec tout un univers : le monde des mécaniciens, des chauffeurs… » [7]

Sur l’Etoile (Une croisière Citroën)

Quand la série se fait jour

1988 : sortie du T2 chez Casterman, deux ans avant la réédition du premier tome et la sortie du troisième.

En 1985 au Japon, en attendant que le scénario d’un film sur Little Nemo s’affine pour qu’il puisse y mettre sa patte, Moebius fait un double constat : d’une part, le semi-échec du végétarisme qu’il pratiquait depuis des années, et la découverte de l’instincto-nutrition initiée par Guy-Claude Berger ; d’autre part, l’édition grand public de Sur l’Étoile(chez Aedena) qui le pousse à imaginer une suite à l’histoire. Condamné à patienter dans un pays étranger, « le système créatif est comme « virginisé » et dynamisé par cette situation même d’étrangeté », expliquait-il [8].

Moebius fait donc installer une table à dessin dans sa chambre, avec une vue superbe sur Tokyo, et il réalise une planche par jour pendant près d’un mois. Ces vingt-cinq premières planches (dont il reverra juste quelques cases par la suite) sont le signal d’un nouveau départ. Mais l’auteur doit rejoindre Los Angeles et terminer un Blueberry (Le Bout de la Piste). Il doit donc attendre sept mois pour se remettre à ce qu’il a entamé à Tokyo. Le style de cette seconde partie s’en ressent, il est plus fouillé : «  Le reste [de cet album] a été dessiné […] plus tranquillement et plus lentement. […] C’est pour moi une grande extase d’avoir senti cette transformation s’opérer et de voir qu’elle s’inscrivait aussi bien dans le récit. J’étais dans un état de grâce. » [9]

C’est sur la base d’un premier récit, d’une facture aussi simple qu’efficace , que Moebius va distiller la plupart de ses réflexions dans les tomes qui suivent : L’instinctothérapie, la mutation, la force et la faiblesse du couple, la standardisation de la société, la recherche de gourou, le nouveau départ, etc. Il ne faut pourtant pas réduire les cinq tomes du Monde d’Edena à ce qui constitue finalement un délire mystique : Moebius y réalise également un grand récit d’aventure, certes parfois légèrement métaphysique ou onirique (c’est Moebius !), une grande quête vécue par un homme et une femme, deux moitiés séparées qui cherchent à fusionner.  ??????

Dans la première partie des Jardins d’Edena (T2) imaginée et réalisée à Tokyo, Moebius aborde l’instinctothérapie en remodélisant un nouvel Eden

Les petits récits : des balises psychologiques

L’intégrale regroupe donc les cinq tomes parus chez Casterman, ainsi que les courts récits bâtis autour de cet univers et que l’on retrouve dans la première édition de Casterman de Sur l’Étoile (1990) avant que l’éditeur ne les regroupe et les complète dans un hors-série Les Réparateurs. Ces satellites de la création principale ne sont pourtant pas à négliger, car les liens entre le créateur et ses personnages y sont multiples.

La première histoire qui introduit d’ailleurs l’intégrale est celle de Réparations : nos deux réparateurs, Stel et Atan, viennent en aide à un « maître des voies », une entité presque plus mécanique qu’humaine et qui sillonne sans fin les routes. L’intérêt du récit est d’utiliser une nouvelle fois la porte du rêve, par laquelle Stel répare un sous-marin qu’un jeune garçon déplore avoir cassé. Le réparateur s’exécute tout en sachant qu’il est lui-même l’enfant… Comme Moebius répare par cette histoire un douloureux souvenir d’enfance...

Dans "Réparations", Moebius glisse son souvenir d’enfance

Pauline Vinchon, la mère de Moebius, a rapporté en effet que le sous-marin cassé était en fait le premier cadeau qu’elle avait fait à son fils : « Il avait cinq six ans, se souvient elle, C’était pour Noël ou son anniversaire. Il s’agissait d’un très joli sous-marin rouge. Sans manquer de rien, nous n’étions pas riche du tout et ce sous-marin, dans notre situation, était pour nous un cadeau somptueux. Il s’était alors passé un évènement qui avait marqué Jean : nous vivions à Fontenay et, ce jour-là, il était parti jouer avec des copains près du Lac de Vincennes, emportant avec lui son jouet pour le faire flotter. Il était déjà aussi étourdi qu’aujourd’hui : aussi à peine avait-il mis le sous-marin sur l’eau qu’il s’était éloigné avec ses amis si bien que, plus tard, quand il est revenu le chercher, celui-ci avait disparu. Probablement avait-il été volé". [10]

Comme le précisait Jean Annestay dans la réédition de Sur l’Étoile chez Casterman : « Stel réparant le sous-marin cassé, c’est donc aussi Moebius adaptant aujourd’hui un chagrin d’enfance de Jean Giraud ... L’allusion au "Maître" appartenant à une "race étrange sillonnant sans fin l’immense réseau" de la planète est déjà en soi un renvoi à cette indéfinité qui est la marque de toute bande de Moebius. »

1997 : Moebius réalise un court récit pour "A suivre" ,"Les Réparateurs", dans la lignée de "Réparations", mais dans un style graphique très différent.

Conçu en 1997 pour le dernier numéro d’ (A suivre), le récit des Réparateurs fait écho au précédent. Stel et Atan décoince le jeune auteur Moebius en panne d’inspiration, pourtant dans le décor de la maison qu’il habitait dans les années 1990. Le dernier numéro d’ A suivre n’est qu’une invitation à continuer le travail déjà entrepris !

Avant d’apparaître dans La Déesse le troisième album du Monde d’Edena(1990), les Pif-Paf, humanoïdes cachant leur humanité et leur attributs sexuels sont nés dans un court récit que Moebius réalisa pour la manifestation « Futuro Remoto » à Naples (1987). L’intérêt de ces travaux de commande ou dédiés à une utilisation précise n’est donc plus à prouver : ces moteurs plus légers à manipuler que des longues histoires génèrent des embryons de récits qui vont accoucher de sagas plus complètes. Et c’est en 2000 que l’auteur imagine un autre court-récit/portfolio de treize pages dans lequel il rejoint le précédent en le prenant à rebours, tout en incluant le Major Grubert. Une fois de plus, le Ruban de Moëbius s’est retourné pour défiler à jamais.

Conçu en 1990 pour un comic book célébrant la journée de la Terre, La Planète Encore est certainement le point d’orgue de ces courts récits… et peut-être de l’intégrale elle-même. Entièrement muette, elle fait le lien avec les premières bandes de Moebius dans Métal Hurlant (Arzak et le dernier grand travail de Moebius, une adaptation de ce récit en court-métrage en trois dimensions notamment présentée dans la grande exposition de la Fondation Cartier (2010). Ce récit est une ode à la magie, au rêve, à la vie et au possible.

La Planète Encore

Pour Moebius, le message de La Planète Encore était limpide : « Aujourd’hui, le problème est clair et s’il y avait un seul message fondamental à faire passer, ce serait celui-là : on va être conduits planétairement à modifier nos comportements et nos croyances, ou bien crever. » [11] Ces propos tenus en 1990 prennent un drôle d’écho, quelques jours après la clôture de la COP21, vingt-cinq ans plus tard.

Bilan

Nous avons évoqué avec force détails les différentes facettes du Monde d’Edena dans plusieurs entretiens que l’auteur nous avait accordés pour ActuaBD.com. En nous promenant avec l’auteur autour de la Grand-Place de Bruxelles au printemps 2008, Moebius nous confia qu’il réfléchissait à la réalisation d’un sixième tome du Monde d’Edena, car il trouvait que la fin ouverte du cinquième tome laissait encore des possibilités. Mais finalement, lors d’un entretien téléphonique à l’automne de la même année, il modifia son point de vue : « J’avais placé une fin ouverte dans le dernier tome, et je me laissais la possibilité de prolonger cette aventure, mais en fin de compte, j’ai trop de choses sur le feu ! La fin de SRA n’est en définitive pas si mauvaise, car elle stigmatise une fois de plus le rêve, et le fait de la réalité de cette utopie doit être ambigüe, cela doit être dépendant de notre imaginaire, pour trouver la saveur propre du lecteur. »

Séquence centrale du tome 2 ("Les Jardins d’Edena").
Entre Tokyo et Los Angeles, le pivot d’un recit universel

Alors que la série était encore en cours d’élaboration dans les années 1990, Moebius expliquait : « Il y a des éléments de l’histoire dont j’ai la clé, et d’autres dont je n’ai pas encore l’explication. […] Le projet est appelé à se modifier en fonction de mon évolution. Je me suis programmé des développements qui dépassent les possibilités actuelles, et c’est très intéressant, car si je veux aller jusqu’au bout de cette histoire, il faudra que je me dépasse moi-même, que je travaille et que je grandisse. »

La conclusion même de la saga peut apporter quelques éléments de frustration au lecteur, c’est d’ailleurs sans doute pour cela que Casterman a placé des courts récits à la fin de l’intégrale alors qu’ils auraient trouvé une place chronologique et narrative plus cohérente en début de récit. Toutefois, Le Monde d’Edena continue de surprendre et de passionner. Sans doute parce que ces aventures semi-oniriques ne sont justement pas gratuites comme l’expliquait l’auteur lui-même. Sans les imposer, les pistes de sens et de réflexions coexistent qui prolongent son univers au-delà du récit lui-même. Un univers unique en bande dessinée

Le Monde d’Edena, tome 3 : La Déesse.
Le titre fait référence à la réflexion sur la religion, mais c’est bien entendu également une allusion à la commande de Citroën qui lança la série.

Cette très intégrale numérotée et limitée à trois mille exemplaire souffre néanmoins de deux petits défauts. Alors qu’il est presque impossible de retrouver des recueils bien agencés des dessins et des peintures de Moebius, Casterman aurait été inspiré de profiter de cette intégrale pour ajouter les dessins reprenant les Pif-Paf réalisés ça et là : cela aurait complété le travail tout en donnant une impulsion positive aux futures publications.

De plus, Casteman est bien placé pour savoir qu’une suite à SRA existe (voir ci-dessous ! Ainsi l’expliquait Moebius à Numa Sadoul après la publication du "dernier" tome SRA : « J’ai eu tellement de boulot que [Le Monde d’Edena] est passée à l’as. […] J’ai commencé à la dessiner : elle est rigolote. Il y a une vingtaine de pages de faites… Mais c’est un peu comme la série "L’Homme du Ciguri", ce "Major Fatal" est en panne, et les éditeurs ne font pas vraiment leur boulot. Moi j’estime qu’ils doivent être là avec une forme de pression pour provoquer la réalisation des choses. » [12]

Que cela ne vous empêche pas de ruer sur cette intégrale si vous la dénichez à temps chez votre dealer de BD favori. Le voyage proposé est incomparable et la finition de l’objet le rend tout aussi intéressant. Hâtez-vous car Casterman est déjà en rupture de stock, comme bon nombre de points de vente, Amazon compris !

Le Monde d’Edena, tome 5 : SRA.
Un récit réalisé dans l’esprit de "40 days dans le désert B", la quintescence graphique de Moebius.

Enfin, l’édition ultime des entretiens avec Numa Sadoul

S’il y a un homme qui a suivi Giraud-Moebius depuis le débuts= de sa carrière jusqu’à ses derniers jours, c’est bien Numa Sadoul ! L’auteur, comédien et metteur en scène, est également un passionné de bande dessinée bien connu, et les amateurs du 9e art connaissent les livres d’entretiens qu’il a réalisés avec Hergé, Uderzo, Franquin, Tardi, etc.

Abondamment illustré, Docteur Moebius et Mister Gir - Entretiens avec Jean Giraud – Moebius avait connu une première édition en 1976 comprenant une interview dessinée devenue mythique, avant d’être complétée et abondamment illustrée dans une nouvelle édition chez Casterman en 1991. Dès la fin des année 2000, Casterman annonçait puis repoussait régulièrement une nouvelle édition de ce bel ouvrage, pourtant épuisé depuis des lustres. En janvier 2011, nous avions interrogé Moebius à ce propos : « Oui, il est toujours question d’une nouvelle édition, cela va sortir, mais j’ignore quand, ni pourquoi cela tarde. » nous répondit-il alors.

Le décès du maître dans l’année rendait cette publication d’autant plus impérieuse. Casterman vient donc finalement de publier cette troisième et sans doute ultime version de ces entretiens. Deux surprises attendent les amateurs : un nouveau chapitre… et une carence remarquable d’illustrations !

"Docteur Moebius et Mister Gir - Entretiens avec Numa Sadoul"

Cette économie d’images est effectivement étonnante : l’édition précédente était précisément réputée pour la richesse de ses inédits. Mais plutôt qu’un beau livre intransportable, Casterman a fait le choix d’un format broché, maniable, à peine plus grand qu’un poche. Les deux-cent-cinquante pages regroupent donc l’intégralité des échanges entre Sadoul et Moebius, dans un style très familier, ce qui permet de se faire sa propre interprétation des propos de l’auteur, sans qu’aucun filtre n’ait été ajouté. Une approche aussi passionnante que parfois déstabilisante.

L’intérêt majeur de cette nouvelle édition réside dans les cinquante pages complémentaires d’entretiens réalisés entre 2000 et 2011 : l’auteur nous parle de son mariage avec Isabelle et de la joie d’avoir eu des enfants, des embrouilles judiciaires qui vont de pair avec la renommée, de certains projets dont Blueberry 1900, de sa rupture avec Vance à cause de Marshall Blueberry puis de la semi-concorde qui s’ensuivit autour de La Version irlandaise. Moebius aborde aussi en profondeur Icare son travail avec Taniguchi ainsi que ses travaux sur Inside Moebius, sans oublier les six mois qui ont précédé la grande exposition de la Fondation Cartier.

La fin de l’ouvrage prend même un tour poignant lorsque l’auteur aborde le sujet du cancer qui le ronge et l’idée de sa propre disparition. Les derniers mots de l’intégrale du Monde d’Edena furent ceux, dit-on, que l’auteur prononça à son épouse dans ses derniers instants (« Je sens que je transmute… Il faut que tu me donnes les codes de réparation. »).

Le point final de l’auteur à ces entretiens est un dessin réalisé en 2012, alors que les différentes formes graphiques que l’auteur généra pour Inside Moebius lequel s’étonnait que le malade qu’il était devenu, marchant avec peine, encombré par ses appareils de perfusion, ait encore la possibilité de créer.

L’ « Adieu l’ami » de Numa Sadoul qui conclut l’ouvrage tient en trois pages et dans lesquelles il décrit la dernière journée qu’il a passée avec l’auteur, la veille de sa mort, est d’une émotion rare.

Photos extraites de "Docteur Moebius et Mister Gir - Entretiens avec Numa Sadoul"
(Casterman 2015)

Lors de nos propres rencontre avec l’artiste, celui-ci nous expliquait comment l’accueil relativement limité des œuvres signées par Moebius, comparées par celles qu’il signait Giraud, l’attristait. Il pensait qu’avec le temps, la signature de Moebius supplanterait celle du dessinateur de western. : « Souvent les travaux que je fais sont rarement bien accueillis, sauf pour XIII, car Moebius laisse les critiques dans l’expectative : ils n’osent pas en parler. Ma réputation culturelle est sur Moebius, mais ma position dans la BD est plus représentée par Blueberry. Je pense que Moebius a plus de chances de perdurer. En principe, on rejette l’envie de postérité, car elle est normalement vaine, mais en y pensant néanmoins, je crois que ce qui restera pour le futur, ce sera d’avoir existé sur deux registres, et d’être repris pour l’ensemble. Je dois avouer que les échecs publics, comme celui de Jim Cutlass qui a été démoli par les critiques, sont pour moi une très grosse remise en cause ! Je sais qu’il faut les faire fructifier pour avancer, mais c’est terriblement difficile. […] J’ai énormément rêvé à ma propre sainteté, qui serait d’échouer dans un projet humain, donc limité, mais de réussir par rapport au projet de l’âme, de notre part inconsciente et éternelle, qui possède une stratégie bien différente de notre partie consciente. Si je sors un livre qui est un échec, mais qu’il ensemence les esprits pendant 200 ans, alors on atteint la sainteté, […] une sainteté de type castanédienne [13] : devenir un homme de pouvoir, se dégager de son histoire personnelle et vaincre la mort par le souvenir qu’on laisse. »

"Docteur Moebius et Mister Gir - Entretiens avec Numa Sadoul"

La publication conjointe de cette intégrale de Monde d’Edena et de l’ultime version de Docteur Moebius et Mister Gir, illustre pleinement la multiplicité des travaux entrepris qui ont en leur temps tellement déconcerté une majorité de lecteurs, mais qui permettent aujourd’hui à son œuvre de garder une pertinence contemporaine, sinon intemporelle.

(par Charles-Louis Detournay)

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A propos de Jean-Giraud Moebius, lire :
- In Memoriam : Jean Giraud, Gir, Moebius (1938-2012) ...
- « La mort est mon dernier maître à penser »
- la consécration par la Fondation Cartier pour l’art contemporain
- son dernier album grand public, relançant Arzak.
- la première, la deuxième et la troisième partie de notre longue interview de Moebius/Jean Giraud.
- la chronique du Chasseur déprime
- l’annonce de la suite d’Arzak
- notre chronique des deux "derniers" tomes du Monde d’Edena : SRA & Les Réparateurs.

Illustrations : (C) Moebius

[1Citation de Moebius issue de la préface de Jean Annestay, Sur l’Étoile – Une Croisière Citroën, Les Humanoïdes Associés, 1983.

[2Citation de Moebius issue de la postface de Jean Annestay, Le Monde d’Edena T1 : Sur l’Étoile, Casterman 1990.

[3Citation de Moebius issue de la préface de Benoît Mouchart de la présente intégrale du Monde d’Edena (Casterman, 2015). Cette citation est elle-même tirée de « Dans le jardin du mage », entretiens avec Benoît Mouchart enregistrés entre juin 1002 et novembre 1995 et publiés dans Kaboom n°5, mai-juillet 2014.

[4Voir entre autre le recueil de dessins La Mémoire du Futur paru chez Gentiane en 1983.

[5Parus tous deux dans Venise Céleste, Editions Aedena, 1983

[6Citation de Moebius issue de la postface de Jean Annestay, Le Monde d’Edena T1 : Sur l’Étoile, Casterman 1990.

[7Citation de Moebius issue de la postface de Jean Annestay, Le Monde d’Edena T1 : Sur l’Étoile, Casterman 1990.

[8Postface de Jean Annestay dans le T.2 du Monde d’Edena intitulé Les Jardins d’Edena, Casterman 1988.

[9Docteur Moebius et Mister Gir - Entretiens avec Jean Giraud par Numa Sadoul, chapitre 1988-89, p 202, Casterman 2015.

[10Citation de Moebius issue de la postface de Jean Annestay, Le Monde d’Edena T1 : Sur l’Étoile, Casterman 1990.

[11Moebius, Le Monde d’Edena HS : Les Réparateurs, p40, Casterman, 2001.

[12Docteur Moebius et Mister Gir, entretiens avec Jean Giraud par Numa Sadoul, chapitre 2000-2011, p 226_227, Casterman 2015.

[13Carlos Castaneda est un écrivain américain connu pour ses ouvrages relatant ses expériences mystiques : il fit le récit de son initiation, par un certain don Juan Matus, au savoir des Chamans du Mexique ancien. Pendant plus de dix ans, il aurait rendu de nombreuses visites au sorcier et à son clan, constitué d’hommes et de femmes tous impliqués entièrement dans la quête d’un but abstrait défini par les « voyants » de leur lignée : la liberté absolue ou la possibilité de conserver intacte leur conscience dans l’au-delà. Les amateurs de Moebius noteront une multitude de références et de liens entre l’œuvre de l’écrivain-philisophe mystique, et celle de Jean Giraud, dont entre autres le fameux Nagual.

 
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8 Messages :
  • Giraud - Moebius (1/2) : Encore...
    16 décembre 2015 18:13, par Yann

    Oui, intégrale déjà en rupture de stock, apparemment du fait de spéculateurs qui revendent au double du prix initial.
    Si Casterman pouvait rééditer...

    Répondre à ce message

    • Répondu par Astringeant le 17 décembre 2015 à  02:33 :

      Oui, intégrale déjà en rupture de stock

      Allez en librairie vous en trouverez.

      Répondre à ce message

      • Répondu par RD le 17 décembre 2015 à  13:35 :

        Merci pour cet article qui donne envie de se replonger dans l’oeuvre de Moëbius.

        Quand un livre n’est plus disponible sur Amazon, les gens pensent qu’il n’est plus disponible-tout-court et les vendeurs parallèles doublent, voire triplent leur prix sur le même site. Voilà une vision de ce qui nous attend si un jour les libraires (et les bouquinistes) disparaissent. Sinon, ce matin, chez Brüsel, boulevard Anspach, on pouvait trouver une pile d’une dizaine d’exemplaires au moins de cette intégrale (et à 10%). Vive les libraires - les vrais !

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        • Répondu le 17 décembre 2015 à  21:51 :

          Pareil à Paris on le trouve facilement.

          Répondre à ce message

        • Répondu par Pirlouit le 17 décembre 2015 à  22:59 :

          Epuisé chez l’éditeur ne veut pas dire que tous les libraires ont vendu tout leur stock. Il suffit de chercher un peu à Bruxelles ou ailleurs. Le plus rigolo, c’est quand des particuliers essaient de vendre sur amazon des livres d’occasion plus cher que ceux neufs d’amazon !

          Répondre à ce message

      • Répondu par Yann le 19 décembre 2015 à  16:31 :

        Pas dispo sur Strasbourg, j’ai fait le tour des librairies ajourd’hui.

        Répondre à ce message

    • Répondu par Eric Tavernier le 21 décembre 2015 à  21:48 :

      c’est pas "à cause des spéculateurs" c’est avant tout à cause de la volonté de tirer uniquement à 3000 ex (le coffret plexi doit constituer une difficulté de fabrication, je pense).
      En conséquence, les spéculateurs effectivement etc ... etc...

      Répondre à ce message

  • Giraud - Moebius (1/2) : Encore...
    21 décembre 2015 21:45, par Eric Tavernier

    Ces vingt-cinq premières planches (dont il reverra juste quelques cases par la suite)

    Oui et non, il y a au moins 3 versions totalement inédites des planches 1, 21 et 22.

    Répondre à ce message

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