Avouons-le d’emblée : ainsi présenté, le pitch de ce récit ne rend pas justice au scénario imaginé par Grant Morrison, original et de qualité pour peu que l’on ne soit pas réfractaire à la narration et aux motifs obsessionnels du conteur écossais. Mais il en souligne certains travers qui pourront rebuter plus d’un lecteur...
Alors en train de faire son trou dans le comics américain (outre l’impact du remarqué Arkham Asylum, son travail sur Animal Man et sur Doom Patrol l’a déjà distingué outre-Atlantique ), Grant Morrison se voit confier en 1990 la possibilité d’écrire une mini-série en quatre numéros dans le cadre de The Legends of the Dark Knight [1].
Grant Morrison invente un nouveau Villain pour l’occasion, dont les caractéristiques font glisser le récit vers la magie et le fantastique. Le mystérieux M. Murmure, qui mène une impitoyable vendetta contre les différents parrains de la pègre, tient autant de Faust que de Dracula, et c’est à un véritable immortel que Batman doit faire face.
Si cette orientation donnée au héros et à son univers peut dérouter, elle n’en dégage pas moins une réelle puissance. La caractérisation "batmanienne" de l’histoire affleure à travers quelques détails caractéristiques extrêmement bien saisis et réinvestis : l’humour pince-sans-rire d’Alfred régale à chacune des interventions du majordome, tandis que le recyclage du Batman globe-trotter se révèle riche et étonnant.
Surtout, la vision gothique, pour reprendre le titre de l’histoire, de Gotham City témoigne finesse et justesse. La ville est une nouvelle fois magnifiée, au cœur de l’intrigue par ses bâtiments et son histoire, organisant nombre des planches par les perspectives que son architecture impose.
Le trait rude, pour ne pas dire rugueux, de Klaus Janson convient à merveille à cette intrigue, lui conférant, par ses cadrages, sa composition, et les postures des personnages, une tonalité expressionniste tout à fait adéquate. On ne s’étonne donc pas de l’arrière-fond germanique qui hante l’ensemble de cette histoire.
Grant Morrison pose déjà dans Gothic certains jalons et schèmes que le lecteur de son long et important run sur Batman, presque vingt ans plus tard, ne manquera pas de reconnaître.
Ainsi l’importance accordée au mysticisme, la dimension hermétique des enquêtes, la crypte entendue autant comme lieu que comme processus mental, une certaine forme de théâtralité, des éléments qu’on pourraient dire baroques comme le miroir, le travestissement, les plis de la cape...
Mais aussi et surtout le processus d’inversion : des codes, des corps, des valeurs comme ce bat-signal inversé émis par les malfrats. Tout cela forme une trame à partir de laquelle se révèle la signature de ce scénariste majeur du comics de notre époque.
C’est donc naturellement que ce récit trouve une place, certes particulière comme le signale sa numérotation 0, dans la série des Grant Morrison présente Batman de la collection "DC Signatures". Sans être exempt de défauts Gothique se montre pleinement digne d’intérêt par la vision originale offerte des ténèbres de l’homme chauve-souris.
(par Aurélien Pigeat)
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Grant Morrison présente Batman T0 : "Gothique". Par Grant Morrison et Klaus Janson. Traduction Alex Nikolavitch). Urban Comics, collection "DC Signatures". Sortie le 22 mai 2014. 136 pages. 15 euros.
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[1] Cette simili-collection, lancée en 1989 suite au succès de Batman Année Un, propose des récits de Batman décrochés de la continuité des autres séries. Les équipes qui s’y succèdent doivent tirer l’univers du Chevalier Noir vers le roman graphique et bénéficient d’une certaine liberté de ton et de sujet.