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Halim Mahmoudi ("Un Monde libre") : « Je pense que nous n’avons pas d’autre choix que d’arracher et de reprendre nos libertés. »

Par François Boudet le 8 juillet 2014                      Lien  
Halim Mahmoudi nous avait émus avec son premier album : {Arabico}, paru chez Soleil. Son deuxième album : {Un Monde libre}, chez Des ronds dans l'O, nous a bluffés... Nous souhaitions donner la parole à cet auteur qui n'a pas sa langue dans sa poche.

Un Monde libre est votre deuxième album après Arabico paru en 2009 chez Soleil, alors dirigé par Mourad Boudjellal. Pourquoi la suite n’est-elle pas parue comme cela était prévu ?

Le tome 2 est toujours en vente, je crois ! Mais c’est un album fantôme, il n’existe pas. C’est au-dessus de la BD numérique, ce genre d’innovation !

Halim Mahmoudi ("Un Monde libre") : « Je pense que nous n'avons pas d'autre choix que d'arracher et de reprendre nos libertés. »Pourtant effectivement le tome 1 annonçait une trilogie avec la devise de la République : Liberté-Égalité-Fraternité. Soleil l’avait donc annoncé comme ça. Et c’était le projet de départ... À l’époque, j’ai signé pour être dans la collection Quadrant, dirigée par une excellente éditrice, Corinne Bertrand, une collection d’auteurs. Donc j’étais en confiance et je suppose qu’elle aussi, car nous avons tout de suite enchaîné avec le tome 2 ! J’ai fait une couverture tout d’abord (c’est pour ça que l’album fantôme est toujours en vente sur des sites Internet). Ensuite, j’ai enchaîné les pages jusqu’à la moitié de l’album. Je n’avais pas reçu de contrat, mais je me disais que je le recevrais bientôt... Je pouvais financièrement tenir quelques mois. J’avais alerté mon éditrice que je n’étais pas sous contrat, et qu’on ne me payait pas les pages faites.... À la longue c’est le service financier chez Soleil que j’ai le plus eu au téléphone. Ils n’arrêtaient pas d’inventer des excuses, des délais par-ci, par-là, des attentes... Jusqu’à ce que, pris à la gorge financièrement, j’ai décidé d’arrêter les frais. Et c’est là qu’on m’a dit que la trilogie ne pourrait pas se faire... J’ai dû remonter la pente à plusieurs niveaux : Financier, professionnel et personnel. C’est très formateur ! Je ne pouvais pas mieux tomber. Soleil est une superbe école en fait, on y saccage des auteurs par palettes entières. Mourad Boudjellal était un pionnier, un visionnaire qui savait ce qu’allait devenir cet art industriel où on peut employer une armée de tâcherons de réserve, non salariée, qui cotise pour la retraite et ne touche aucun chômage. C’est là que j’ai vraiment compris ce que c’était que de "raconter des histoires".

Extrait de Arabico
© Halim Mahmoudi

Bon, j’ai eu de bons contacts dans la maison qui m’avaient dit que lors d’une réunion, ils avaient demandé à Mourad de me dire assez tôt que l’album ne se ferait pas. Mais lui, au contraire, avait proposé de ne rien me dire, et de me laisser bosser encore pour des prunes. Je ne vous cache pas qu’à l’époque l’idée d’aller à Toulon avec un lance-flamme, m’avait traversé l’esprit... Mais j’étais à sec financièrement pour m’en acheter un, ou bien me payer un billet de train. Et la banque a refusé de financer le projet...

Pour en revenir à Arabico, je dois parler de la formidable carte blanche qu’on m’a offerte : Aider le service presse qui ne savait pas à qui "vendre" ce genre d’album, ou donner des sueurs froides à des employés qui ont insisté pour que Mourad lise le brûlot avant qu’il ne soit trop tard. Les ruptures à la sortie, qui ont rendu l’album inaccessible dès la 1ère semaine dans pas mal d’endroits. Le flou artistique était brillant, on ne savait même plus si c’était 7000 ou 3000 exemplaires qui ont été imprimés. Et enfin, la mise au pilon de la BD sans me l’avoir dit, aller hop ! Je n’ai pu récupérer aucun album... Bref, Soleil n’était pas avare en cadeaux et surprises en tout genre.

Quoiqu’il en soit, quand on connaît Mourad Boudjellal, on est heureux d’être qui on est ! Alors, j’ai repris Arabico avec moi, et je l’ai protégé, puisque c’était mon histoire. Et pas que la mienne, celle de générations entières issues de l’immigration. Avec Un Monde Libre aux Éditions Des ronds dans l’O, j’ai retrouvé petit à petit la foi que j’avais dans cet art littéraire qu’est la bande dessinée. La foi que j’avais en moi, mon histoire. C’est aussi pour ça que même si mon dernier album est connecté à Arabico, c’est devenu une histoire sur l’Histoire humaine. J’ai élargi en me libérant, en partant de l’immigration, pour arriver à tous, sans distinction de classe, d’origine, de sexe, ou d’opinion. C’est le monde tel que nous le connaissons actuellement, le récit d’une humanité subissant les attaques illégitimes de criminels politico-financiers sans foi ni loi. Ce que subissaient avant les immigrants qui partaient de chez eux pour survivre, est devenu le sort de tous. Arabico comme Un Monde libre, est une réponse à ce que nous vivons. Je pense que nous n’avons pas d’autre choix que d’arracher et de reprendre nos libertés, mais aussi la dignité d’être au monde. Nous en sommes tous dignes !

Vous décrivez la vie en banlieue de jeunes issus de l’immigration. Vous avez dit dans une autre interview qu’il s’agissait de "zones invisibles", un monde, une réalité, que la plupart des citoyens ne s’imaginent même pas...

Oui, c’est exact ! On ne peut pas s’imaginer ce que c’est que de vivre dans une zone populaire et pauvre si on n’y a pas vécu. On est étrangers, discriminés, et donc acculés aux aides sociales ou à l’économie illicite. Et le pire, c’est que nous nous sentons insultés, tous, et en permanence. À moins d’être tous des sacrés paranoïaques, il y a une politique délibérée de non-intégration des populations issues de l’immigration en France. Un apartheid social et économique bâti sur des préjugés ethno-raciaux dignes du temps béni des colonies.

Notre rapport au monde est différent, forcément ! Ce qu’on ne s’imagine pas, c’est la mécanique implacable de la pauvreté, cette suite logique, cette fatalité programmée de la paupérisation qui s’imprime sur les visages, les corps, les dents, les vêtements, la bouffe, la façon d’être, de penser, la morale, les codes, les valeurs. La répression, les lettres de retard, les rappels, les impayés, les minima sociaux, la prison, les parloirs, les saisies, les descentes de flics, les carences affectives, sanitaires, les lacunes scolaires, les années d’intérim ou de chômage, et l’ennui quotidien saupoudré de moments de bonheur mais aussi de drames terribles. C’est une violence inouïe psychologiquement de se savoir ghettoïsé de la sorte, socialement, ethniquement, de n’avoir pas droit aux mêmes promesses d’avenir que les concitoyens...

Extrait de Un monde libre
© Des ronds dans l’O

Il y a des zones invisibles dans mon album, des zones d’ombres dans ma propre enfance, mais si je les racontais en album, on ne me croirait pas. Ce serait beaucoup trop violent ! Et puis à quoi bon raconter qu’on a côtoyé la drogue, la prostitution, la perdition, la prison, le viol ou même le meurtre ? Qu’on a pu avoir peur pour soi, sa famille, qu’on a vu circuler des armes ? À la limite, ce serait seulement utile pour dire ce que ça engendre : un quartier brisé, des familles éclatées, des problèmes psychologiques lourds, sous cachetons, des fins de vie prématurées, qui ne ressemblent plus à rien d’humain, des morts, des associations qui ferment les unes après les autres, et des lieux de vie et d’échanges qui disparaissent, etc...

Et en plus de ça, dans l’inconscient collectif on passe d’un quartier en danger à un quartier dangereux. Mais au fond tout ça, c’est infiniment moins violent que la brutalité administrative et institutionnelle. Car enfant, même si on ne devrait jamais assister à tout cela (vive les discours...), on s’y habitue, on ne se sent pas en danger. Mon quartier n’était pas une zone dangereuse. Il y a avait juste cette ombre du malheur sur nos vies, et la mécanique des rancœurs, du mépris de soi, de la dévalorisation, et l’omniprésence des facilités : Les drogues douces comme la télévision, l’alcool, le tabac, les médicaments, le sexe ou les vols, les petites haines ravalées a force d’encaisser. Et tout cela se heurte au repli, l’auto-défense, le retour du poids des traditions, de la communauté de principe, pour se protéger de l’extérieur. Se protéger contre les Français... Comme à l’école quand on préfère être un cancre, un dur, plutôt qu’un mauvais élève de plus ! Il n’y a rien de pire que de n’être rien pour personne, ou une merde à ses propres yeux. C’est insoutenable !

Dans ma cité, chaque été il y avait des sorties, on allait au camping grâce à des éducateurs sociaux, ou encore des sommes folles étaient engagées pour nous faire réaliser un court-métrage pendant l’été. Après quoi, les élus se prennent en photo, et on dit que la ville fait quelque chose pour les pauvres. Sauf qu’après le générique de fin, il n’y a plus rien, au revoir ! Depuis quelques années, l’ancienne salle des fêtes qu’on avait pour organiser des mariages, des réunions culturelles, des rencontres, etc. est devenue une petite mosquée. La ’"mosquée dans la zermi" quoi... Et les élus appellent ça faire du lien social ! Alors que ce qu’ils veulent c’est qu’on soit gérables, et que l’on crève en silence. Ils n’ont que leurs carrières à gérer, les pots de vin pour des marchés de réhabilitation, soutenus par des actions artistiques débiles, ne nous enlèveront pas du crâne que tous ces "acteurs" sont payés pour être là, que la majorité est blanche, bien sapée, n’habite même pas notre ville. Et qu’elle se permet de venir nous faire la morale.

Pour nous, il y a la France très loin, en ville ; de l’autre côté du périph c’est à l’étranger, avec ceux qui travaillent, qui sont riches, qui ont tout, et n’ont pas vraiment de gros problèmes et il y a cette cave républicaine, où on vit. Ce n’est pas très présentable comme argument, mais c’est un fait. Et se fatiguer à trouver des raisons, des nuances à ce tableau-là, c’est comme essayer de se voiler la face et croire encore au Père Noël. On ne peut plus rien excuser, c’est terminé ! Voter encore moins, aller manifester avec qui ? Qui nous représente ? Qui parle de ce que nous vivons ? Personne malheureusement... Ni putes ni soumises, Touche pas à mon pote, SOS Racisme, égalité des chances, diversité, etc... On dirait des campagne de pub en faveur d’handicapés sociaux ! Rien ne changera le fait que la pauvreté et le rejet creusent des trous quotidiennement dans l’estomac, au cœur et à l’âme. Dans cette réalité-là, il fait nuit tous les jours !

Avez-vous vécu en tant qu’enfant ce que vous décrivez ? Le racisme, les insultes quotidiennes, etc. ?

Oui, clairement ! Trop souvent. Encore maintenant où je vis en campagne, intégré comme on dit, je peux prendre un verre au bar du coin et entendre que “les Arabes sont les pires”, qu’“ils ont la belle vie avec les aides qu’on leur donne”, qu’“ils profitent”, “se plaindre ça rapporte”, etc... Ou cette jeune femme de mon village qui dit "les racailles" quand elle parle des jeunes un peu basanés. Avec mes potes on sait, quand on sort, que s’il y a un contrôle quelque part, on se le mangera ; c’est une habitude, on en rigole tellement c’est navrant ! Des flics qui écorchent mon nom, qui plaisantent en vantant les mérites de rentrer au pays. J’ai déjà entendu lentement : " Halim Mahmoudi...nationalité.. française !?" avec cette tête de flic limite surpris. Ça restera à jamais gravé dans ma mémoire ! Un autre peut décocher l’étui de son arme de service tout en vous parlant les yeux dans les yeux... Du coup, quand je sais qu’une bavure a eu lieu quelque part, je sais pourquoi elle a eu lieu. Que c’est un crime raciste, impuni et donc encouragé...

Extrait de Un monde libre
© Des ronds dans l’O

Après, il y a aussi ces autres mots auquel je fais allusion dans l’album : Ceux qu’ont se balance à la figure avec les gens qu’on aime, sa propre famille. Quand on est pas bien, si une dispute éclate, ça peut aller loin dans les mots, et ça blesse souvent. Ça se termine en pleurs, on s’isole et on pleure toutes les larmes de son corps. Ça arrive beaucoup trop souvent ! Les regards de dégoût, l’impatience, les insultes parfois, les coups... Quand on est enfant, ce mal être chez les adultes se superpose aux problèmes d’identités, scolaires, etc... À l’école, j’ai joué le sale gosse aussi, les autres qui habitaient pas le quartier étaient bien sapés ; les parents venaient les chercher en voiture après le boulot, ils avaient des bonnes manières. Je les enviais, ils vivaient comme à la télé ! Nous, on était dissipés pour la plupart ; ils nous regroupaient à la cantine, la table des couleurs qui ne mangent pas de porcs. La table qui faisait le plus de boxon au réfectoire ! On n’était pas méchants, juste que rien ne nous était expliqué. Ça allait des devoirs que nos parents ne pouvaient pas suivre après le collège (qu’est-ce que j’ai pu leur mentir à ce sujet), aux notes désastreuses qu’on avait presque tous, comme si on avait pris un abonnement à la nullité ! Et en grandissant, on affronte nos absences records aux entretiens d’embauche. Parfois, si on cherche au culot comme je l’avais fait, on peut voir chez un employeur la tête du videur de boite de nuit, et on comprend que non, ça va pas être possible...

Je sais à présent que dans ce pays, les gens ne veulent pas entendre, ni admettre le racisme institutionnel et populaire qui a cours aujourd’hui. Ils ferment les yeux sur tout cela : Les insultes, les discriminations, le plafond de verre, la répression... Ça ne les concerne pas. L’accepter remettrait en question l’image qu’ils ont de leur pays et donc d’eux-mêmes. Et auparavant je ne le savais pas... mais la domination du monde par l’Occident, ce rapport continu et à sens unique "du fort au faible", est imprimé au fer rouge dan l’inconscient collectif. Et rien n’est fait pour arranger cela. Les études du CNRS montrent que nous n’avons pas accès aux logements et aux emplois. On est présents dans aucun média, et le 2e courant musical de France, le rap, ne passe dans aucune radio généraliste.

On est bâillonnés ! Les codes discriminatoires sur les CV, les réaménagements urbains des quartiers visant à faciliter le déplacement des tanks de l’armée en cas de guérilla urbaine, les études raciales sur l’évolution démographique des populations immigrées de France établies par l’institut des Hautes Études de Sécurité Intérieure, et j’en passe... La France n’est pas le pays des droits de l’homme, c’est le pays de l’apartheid ethnique, social et économique ! À une époque où on avait notre association avec des amis d’enfance, on a côtoyé cet apartheid déguisé en élus politiques locaux qui nous lâchaient les RG aux fesses quand on se permettait de les remettre à leur place. On était pas de leur monde et ils nous le faisaient savoir... Le directeur des RG en personne était venu nous voir une fois en se faisant passer pour un journaliste à Libération. On ne l’a pas cru, et finalement il nous a montré son sac ; il y avait juste un flingue dedans. C’est ça la politique pour nous, un rapport de force, des sourires faux, des poignées de mains sales, et des invitations à plumer ou se faire plumer.

Voilà, j’essaie de brosser une palette large des formes d’insultes que l’on vit. Et de montrer le dessous des cartes aussi. Que ce soit envers soi-même, ceux qu’on aime, que ce soit les médias qui nous crachent à la gueule, les policiers qui nous brutalisent, les discours politiques, ou les lettres d’huissiers dans la boite aux lettres, les attaques sont multiples... La richesse d’être différents, de peau, de pensée, de culture, de religion, d’horizon, est devenu un fardeau économique, une tâche sociale aujourd’hui, une éclaboussure, une plaie incommensurable faite à l’amour propre, à l’intelligence. Le racisme c’est tout cela...

Ça et le mépris total des solutions proposées comme les recours de plainte à la Halde, alors que rien n’aboutit jamais ! Les plans et solutions pour contrer cette mécanique raciste finissent eux-mêmes par nous insulter. Il n’y a pas d’issue possible... J’ai grandi en regardant le visage inquiet de ma mère devant la télé les soirs d’élections et je regarde aujourd’hui mes filles en espérant que leur nom de famille ne leur posera pas de problèmes dans la vie.

À un moment, vous avez ressenti le besoin de vous éloignez de la France pour vous installer au Canada... Pourquoi être revenu ? Aujourd’hui, suite à son succès aux élections européennes, le Front National se déclare "deuxième parti de France"...

Au moment où j’ai compris le monde, où j’ai commencé à voir la France sans son maquillage. Tout ce que j’allais entreprendre ici était voué à l’ échec, on ne pouvait pas avoir de subventions correctes pour monter une association, pas d’aides pour nous en sortir, pas de travail décent, rien. De notre quartier, où il y avait des jeunes diplômés, on voyait que la ville embauchait toujours des gens de l’extérieur, et, curieusement, blancs (décidément la diversité...).

Ma grande sœur a attendu 10 ans à faire la remplaçante ici et là... Quand elle en a eu marre, elle est allée voir ailleurs, et aujourd’hui elle travaille en mairie, mais dans une autre ville ! Dans ce pays, moins tu as d’argent plus on t’en enlève ; les chômeurs ne sont pas dragués par les entreprises comme le sont les étudiants avec leurs cartes VIP au ciné, au resto et ailleurs. Le droit de se déplacer en bus ou en train coûte la peau du cul, alors qu’on est déjà mal-logés à des kilomètres de tout ! Dans ma cité, il n’y avait même pas un distributeur de billets avant très récemment. Bref, tout est fait pour nous maintenir dans la merde ! Alors oui, il vaut mieux tenter sa chance ailleurs. Et je suis certain que les patrons, de petites et moyennes entreprises, haïssent la France pour les mêmes raisons, de lourdeurs administratives, de blocages budgétaires frileux, etc... Le système libéral est merdique, mais au moins dans les pays anglo-saxons, on peut vous embaucher directement pour ce que vous valez. Bon, si ça ne marche pas on vous jette vite, mais au moins vous entrez facilement dans le marché du travail... L’innovation y est aussi financée que respectée !

Extrait de Un monde libre
© Des ronds dans l’O

Concernant le Front National, ça ne m’inquiète plus du tout. Je veux dire que pour moi, c’était clair depuis tout-petit : c’est un parti fasciste dangereux qui n’a aucune raison d’exister. Seulement voilà, ce parti est utile au bloc droite-gauche. C’est l’épouvantail ! Il fait même partie du système, il paraît que la garde rapprochée des Le Pen est composée d’au moins 1500 policiers, ou retraités de la police, selon ce qu’en dit François-Xavier Verschave dans "La Françafrique". Du genre de ces barbouzes qui aiment installer des fausses entreprises dans les pays africains pour mieux les piller !... Bref, à la base, pour nous, le FN représente déjà le siège éjectable sur lequel on est assis en tant que "citoyens français" en papier. Si les choses se gâtent comme aujourd’hui avec la crise, eh bien, les autres n’ont plus qu’à voter FN et nous, on trouvera encore moins de boulot que quand on n’en avait pas, on n’aura ni aide ni rien. Et la possibilité de se voir offrir un aller simple pour le bled si, par hasard, on avait affaire à la justice. Ce qui a toutes les chances d’arriver quand on refuse de se laisser crever de faim... Bref, je pense que la seule façon de combattre la bêtise, et donc le FN, c’est de s’attaquer aux lobbyistes, à la criminalité politico-financière en col blanc ; mais je ne crois pas aux pétitions et aux manifs... Car tous les canaux commerciaux, médiatiques, policiers ou juridiques leur appartiennent. Les salariés, journalistes ou flics, sont payés, et donc aux ordres ! Je préfère attaquer des passeports diplomatiques en costard et des capitaux financiers sur pattes qui volent toutes les richesses du monde, brevettent le savoir des siècles précédents, anéantissent le monde vivant, et nous font payer les biens communs, les acquis, le droit de vivre et même de mourir. La finance qui pille l’économie réelle et va planquer le butin dans les paradis fiscaux et autres caisses de compensation. La justice aurait de quoi les mettre en prison, mais ils sont au dessus des lois. Le FN, la montée des extrêmes, c’est la conséquence de tout cela...

L’épouvantail FN nous empêche de voir que les vrais criminels ne sont pas arrêtés ni jugés... mais protégés, et côtoyés par nos dirigeants. À une époque de crise, et de généralisation du précariat salariale et de la misère urbaine et rurale, moi, je n’obéis plus à aucune autorité, absolument aucune. Pour moi ce sont tous des ennemis, ils sont tous hors la loi, inutiles, nuisibles et dangereux ! Le FN n’est qu’un instrument de plus pour diviser et régner.

Extrait de Un monde libre
© Des ronds dans l’O

Dans votre livre, Un Monde libre, après avoir posé le constat, notamment économique, votre personnage - tout comme vous l’avez fait - sort du ghetto et de la prison mentale dans lesquels il était enfermé... Il part refaire le monde.

Oui, parce qu’il est le monde. Il prend conscience que celui-ci peut mourir, écologiquement, être heureux ou n’être que souffrance. Comme un être humain. Et par dessus tout le héros est en connexion avec le monde, il a une relation d’égal à égal avec lui. Un rapport quasi-organique avec les choses qui l’entourent. Il est profondément heureux et comprend par là qu’il est devenu réellement dangereux.

Un exemple actuel : Tout le monde, médias en tête, crie gloire à Thomas Piketty, l’économiste en vogue qui aurait raison sur l’économie actuelle. C’est faux, son travail est utile pour la gloire, rien d’autre ! En résumé, il a découvert que le mal se situait dans les écarts de richesses insensés !... Wow, il a trouvé ça en 2014 ?? On le savait tous ! Mais non, la machine se met en branle et claironne la révolution Piketty ! C’est du vide, y’a rien... Pour preuve, Les Économistes Atterrés, véritables dissidents de l’économie de marché, soucieux de trouver des solutions, eux, n’ont pas eu droit à la même couverture médiatique. La raison est simple : Ils ont la solution ! Comme L’audit sur la dette Internationale commandé par le président équatorien, qui, il y a peu de temps, a pu racheter sa dette en parasitant le marché ! Ça, c’est une solution, une vraie de vraie, concrète, mais aussi dangereuse pour les tenants du système. Car si nous on s’en sort, eux ils ne font plus de fric à 15% de profit par an ! C’est leur cauchemar...

Bref, il fallait que le héros de "Un Monde libre" voit plus loin que les frontières idéologiques ou religieuses, car tout cela l’aurait mené dans une impasse et une souffrance encore pire. L’intégration, la réussite sociale, économique, et même la foi, sont des béquilles. On tourne le dos à soi-même quand on délègue le pouvoir en votant pour un parti, quand on donne ses journées à un patron, ou qu’on craint un dieu. On s’enferme : Le principe même du vote est anti-politique, obéir bêtement à un patron ce n’est pas du travail, c’est de l’esclavage, et craindre un dieu ce n’est pas avoir la foi, c’est juste avoir peur.

C’est le cheminement que fait le héros. Il finit pas penser par lui-même, selon ses désirs d’abord et ensuite avec consensus. Il se comprend lui, avant de comprendre le monde qui défile devant ses yeux. Il devine que dans une nation réellement unie et indivisible, on ne vote pas, on s’organise collectivement vers un but commun. Car lui ferait cela ! Et il sait ce que veut dire une nation. Il comprend que c’est Dieu qui croit en lui, et non l’inverse. Car lui, en tant que père, il croira en ses enfants ! Je crois que la forme ultime du savoir, c’est le bon sens. George Orwell disait que si nous nous servions de notre bon sens, la politique serait inutile. Et je crois savoir, par exemple, qu’un homme de droite élève ses enfants avec amour et compréhension, donc l’antithèse d’une politique de droite ! Donc ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse. Un enfant comprendrait cela...

Pour en revenir à un niveau plus personnel, enfant j’ai aperçu qu’un truc clochait par exemple avec la religion : on était censés craindre un dieu qui paradoxalement nous protégeait. Il y avait des tas de choses à ne pas faire pour être dignes de lui, un code de conduite, etc... Moi j’avais une autre relation avec tout ça. Je sentais que rien n’était logique dans le rapport qu’avaient les croyants avec ça. C’était juste insensé toutes ces preuves qu’il fallait donner pour se montrer méritant. Le paradis et l’enfer, ces menaces permanentes ne correspondaient en rien avec l’idée que je me faisais de Dieu. Voilà, je trouve qu’un enfant a ce bon sens incroyable très tôt. On sait, ou on sent ce qui est bien ou mal. Les émotions sont des indicateurs d’une justesse inégalable !

Vous parlez beaucoup de la recherche d’identité du héros, avec notamment son passage en Algérie. Vous parlez de l’Algérie avec émotion. Cependant, Un Monde libre n’est pas un livre communautaire car il s’adresse à tous et beaucoup plus largement. Vous parlez aussi de l’immigration bien sûr...

Je n’ai pas voulu dresser un pays, ou une communauté, contre une autre. Le tort est partagé, dans toute relation d’ailleurs. Il me semble qu’être d’accord avec l’autre, c’est cela, avoir raison. C’est ensemble, comme un vrai processus de paix ! Donc Un Monde libre tend à la réconciliation du même monde. Le communautarisme est un échec-né, une histoire sans fin, dans lequel on communautarisera tout : Les races, les classes, les sexes, les ressources, les idéologies. C’est sans fin. Mais j’ai l’impression que si notre système n’était pas basé sur les hiérarchies de sexes ou de races, il n’y aurait pas eu de communautarisme. Le patronat, le patriarcat, etc.

On dit souvent diviser pour mieux régner. Le règne, c’est la division. J’ai tenté de déconstruire tout cela dans l’album, et abattre ce respect qu’on a pour l’autorité, qui, je crois, n’en mérite pas une miette. L’autorité est un fléau, n’importe laquelle ! Je préfère que l’on me convainque, que l’on m’enseigne quelque chose, plutôt que de me faire admettre n’importe quoi sous prétexte que la "révélation" viendrait de plus haut : Un État sur un citoyen, un chef sur son employé, un parent sur un enfant, ou un mari sur sa femme ! L’autorité, dans tous les cas de figure, est un frein à l’identité d’exister, à la construction de soi, faite par raisonnement et confiance. Sérénité !

Quant à l’Algérie, ou au monde arabe en général, j’ai un rapport littéralement amoureux à tout cela. D’abord parce que c’est vrai, j’ai baigné dans une culture musulmane, mais au-delà de cela, cette culture est d’une richesse inouïe. Toute notre Histoire est traversée comme les autres de drames, de croisades, et d’erreurs, mais aussi de progrès et des innovations de dingue. À l’opposé de l’image que nous renvoyons aujourd’hui parce qu’une minorité d’intellectuels à la manque occupe l’espace médiatique pour y déverser leurs fantasmes. Il n’y a pas si longtemps le monde arabe était vu pour ce qu’il était : profondément humain, chaleureux, créateur, innovant, paisible. Je ne parle pas des dirigeants qui se servent de la religion pour masquer leur complexe d’infériorité. Mais du peuple qui a le cœur sur la main, qui ne laisse pas une personne dormir dans la rue, ou mourir de faim. On peut nous pointer les manquements sur le statut des femmes par exemple, mais imaginez ce qu’on pense de cet Occident qui trouve logique de mettre ses femmes et enfants à la rue ? Alors voilà, tout n’est pas parfait dans le monde arabe mais c’est clair au moins, on ne manie pas de double discours. Il n’y a pas un "pays des droits de l’homme" dans nos régions qui continuerait à piller tranquillement les ressources des pays les moins bien lotis, ou laisserait ses citoyens mourir de faim dans la rue. Et que je sache, ce ne sont pas les pays arabes non plus qui détruisent la planète, dirigent des continents entiers à la baguette financière comme s’il s’agissait de vulgaires entreprises, au risque de plonger tout le monde dans une crise économique ou une guerre.

Extrait de Un monde libre
© Des ronds dans l’O

Si je dépeins l’Algérie avec autant d’amour, c’est bien sûr subjectif, mais tout est subjectif, vu qu’on regarde le monde avec un filtre personnel. Et mon filtre à moi c’est de l’amour pur et dur envers les miens. Les saveurs du pays, la douceur de la langue arabe, le soufisme à la base de la religion musulmane du Maghreb est une histoire de paix, de création et d’amour. Loin, très loin de ces régimes wahabites, sunnites ou chiites qui détruisent le monde musulman simplement parce qu’ils ont des velléités impérialistes et financières. Toutes ces raisons sont encore économiques et justifient qu’il faille former des imams, vendre des paraboles, et armer des terroristes. Comme récemment, l’ambassade d’Iran au Liban avait sauté pour des raisons économiques. Tout est calculé, cela n’a rien avoir avec Dieu !

Vous parlez également des femmes et de leur condition dans Un Monde libre. Elles aussi ont besoin d’être libérées. Comment en avez-vous pris conscience ?

Je ne sais pas trop d’où exactement me vient cette prise de conscience envers le droit des femmes. Ça peut-être parce que j’aime profondément le sexe opposé, et que je n’imagine pas qu’on puisse prétendre aimer une personne sans la respecter. Peut-être est-ce dû au fait que ma mère nous a portés à elle seule, avec très peu de ressources, alors qu’elle avait quatre enfants à charge. Peut-être ma sœur, qui comme beaucoup de filles dans ma jeunesse devait plus se cacher que nous pour être libre de sortir, de danser ou de rencontrer des garçons. Peut-être un peu de tout cela...

Pour moi, le droit des femmes est le seul indice du degré de civilisation d’une société. Bien plus important que n’importe quel autre combat. À ma connaissance, il n’existe pas un seul endroit sur Terre où la femme est totalement libre et égale à l’homme. C’est la plus cruelle des injustices qui soit. L’homme peut se barder de toutes les victoires du monde et de toutes les belles idées qu’il veut, mais dans toute son Histoire, il n’a jamais vu une femme comme un être indépendant et libre. Dans la tête de la domination masculine, si un homme est libre, s’il est heureux, la femme l’est obligatoirement. Elle n’est qu’une extension de l’homme, pas un être à part entière.

J’ai l’impression que seule la surface des choses a changée depuis les années 1950. Ça, c’est au-delà de tous les racismes, de toutes les haines jamais rencontrés. C’est une indifférence sournoise, quasi-naturelle, insidieuse, qui, moi, me fait froid dans le dos ! Encore aujourd’hui, dans le regard, la façon de leur parler, tout dans le comportement de bon nombre d’hommes entre en conflit avec la notion même de liberté. Nous n’aimerions pas être traités comme elles le sont. Même dans nos prétendues démocraties, nous ne supporterions pas le quart de cette condescendance. À égalité de poste, elles reçoivent un salaire inférieur, où la plupart du temps ce sont des hommes qui dirigent une structure, les tâches ménagères incombent aux femmes dans beaucoup trop de foyers, et je ne parle même pas des violences morales ou physiques subies et non réparées... Les tragédies que vivent les femmes dans les pays pauvres, celles qui sont mariées tôt, de force, celles qui sont lapidées, ou autre, tout ce tableau n’est qu’un reflet de la violence du monde envers elles. Peu importe le pays...

Mon point de vue est un peu radical, mais il me semble que quand les femmes seront libres, je veux dire vraiment libres, considérées et aimées pour leur particularité d’être, alors je crois que nous aurons fait tomber le dernier rempart de la bêtise. Le dernier obstacle à un monde libre.

Les femmes, si elles avaient été un peuple par exemple, on aurait le peuple qui de tout temps aurait le plus subi de crimes et d’injustices à travers l’Histoire. Elles ont doublement subi l’esclavage, la colonisation ou autre. En étant à l’arrière et en servant de réceptacle bien trop de fois à l’impuissance des victimes mâles qui les entouraient, à leurs frustrations, leurs sentiments d’infériorité, leur colère, etc... Au travers de lois spécifiques, du poids des traditions, ou de la veulerie des dirigeants. Même les livres sacrés s’adressent aux hommes... La femme n’y figure que comme existence secondaire !

Extrait de Un monde libre
© Des ronds dans l’O

La fin de Un Monde libre ne parait-elle pas un peu trop idyllique ?... Certains vous reprochent une certaine "naïveté" (idées anarchistes, etc...). Vous exprimez en tout cas un message d’amour, très "Peace and love".

Alors oui, on me l’a dit quelquefois. J’ai ensuite cherché des citations sur le thème de la naïveté, je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça, je voulais sans doute comprendre un peu mieux ce mot que je connais pourtant. Eh bien, toutes les citations parlent de la naïveté comme quelque chose d’innovant, d’une qualité importante. Une fenêtre sur le rêve, et donc l’avenir ! Je ne vous cache pas que j’ai aimé cette vision là de la naïveté !

Bon, à part ça, j’ai eu envie d’aller au bout de mes convictions, de ne pas faire un album pour faire un album. Je n’avais pas envie de parler d’immigration et de laisser un constat de plus.

Déjà avec Arabico, je m’étais rendu compte que je venais de faire une BD sur un thème particulier, mais qui respectait le cadre, les limites du débat. Une BD de plus, quoi... Ma parole sur celle de tas de prédécesseurs, et qui aurait donné un bouquin de plus sur un sujet rebattu. Cette idée devenait frustrante. Car souvent quand on parle, qu’on raconte et qu’on dessine, on est pris dans un schéma inconscient d’obéissance narrative, une logique de "non-débordement" du cadre. C’est comme d’écrire droit sur les lignes du cahier et ne jamais déborder sur la marge. Bref...

J’avais envie de foutre en l’air tout ça, me donner le sentiment d’aller au bout, afin de réussir tout seul et pas en fonction de la réception du livre. J’ai nourri le fantasme longtemps, sans jamais oser y croire, de me foutre des règles de bienséance et de frapper fort, de raconter ce que je désespérais de ne jamais lire dans un album : La chute du mur israélo-palestinien, les places boursières en feu, et les gens découvrir qu’ils sont le pouvoir, que c’était eux !

J’ai toujours aimé la vraie littérature car elle était romanesque, elle avait du souffle et proposait une vision du monde. On n’en fait plus trop aujourd’hui, on ne sort pas du cadre, on est obéissant, même quand on croit être rentre dedans... Pourquoi on devrait s’interdire de raconter ce qu’on veut, et comme on veut, si c’est bien raconté ? Je crois que les critiques, les médias, ont contribué à nous foutre la trouille ; les prix rendent certains livres importants alors qu’ils ne le méritent pas plus qu’un autre. Je voulais taillader Maus de Spiegelman, ou envoyer Joe Sacco dans le décor : Pourtant j’ai adoré leurs œuvres, et pour moi ce sont des auteurs-cultes. Mais ce n’est pas leur rendre service que de les contempler de loin comme s’ils étaient inégalables !

Si je fais l’aveu d’aimer Un Monde libre autant, si ce n’est plus, que les albums des auteurs que je viens de citer : Est-ce que c’est de la prétention ? De la naïveté ? Pourquoi devrais-je donner aux lecteurs un bouquin que je me serai contenté de placer en dessous des livres qui m’ont terrassés ?

Je rêvais, je crois, d’un livre qui propose une solution. C’est sans doute anarchiste comme fin mais en tout cas ça ressemble drôlement à ce qu’on se racontait avec les potes au quartier : tout démolir, et tout reconstruire comme on en a envie, nous ! En ce sens Un Monde libre, ne fait que raconter l’esprit révolutionnaire qui habite chacun de ceux qui subissent un système dégueulasse. Aucun parti nous représente. Même le Front de gauche, qui lutte pour la sauvegarde des droits et des emplois, nous parait luxueux, vu qu’à la base, à part l’intérim et les petites missions, des emplois à sauvegarder on aurait bien aimer en avoir...

Donc à mon avis, ça parait naïf parce qu’on n’arrive pas à entrevoir la réalité des choses, le pouvoir que nous avons, tous ensemble. Et on l’a déjà le plein pouvoir puisque nous payons les impôts de la machinerie politico-financière qui nous opprime ! Mais on paie, on continue d’accepter... On a la trouille, c’est une dictature, il n’y a pas d’autre mot. On n’ose plus rêver, alors que tout dans ce monde est né d’un rêve : L’Europe a commencé à être envisagée voire planifiée à Wall-Street, sur du papier, en 1944. Ce qui nous arrive aujourd’hui avec le remplacement de nos États par le privé, que le privé dirige un jour les peuples, c’était un souhait de David Rockefeller en février 1999 pour le journal Newsweek ! Aujourd’hui, nos gouvernement sont menottés, ils ne peuvent plus rien proposer qui n’aille contre les conventions et normes européennes. C’est terminé ! Et que voulez vous faire, ils ont la loi ; la justice traîne les résistants devant les tribunaux, et la police les protège... Adam Smith aurait décrit cette situation à son époque, on aurait dit que c’était naïf, que ça n’arriverait jamais !

Dans Un Monde libre, je prends tout cela au niveau humain, au niveau personnel. On a tous une vie à mener à bien, on veut être heureux, on veut être libres. Mais combien de temps continuerons-nous à voter pour rien, à se réunir sur nos temps libres, le soir, en assoces, en groupe de luttes, pour parler des heures sur les actions à mener, dans lesquelles il faudra d’abord demander une autorisation officielle pour manifester ?

Tout est encadré, même les pseudo-médias engagés suivent l’actualité comme des toutous au lieu d’informer réellement et de proposer des solutions, des actions ! Comme dans les journaux en temps de guerre qu’on se faisait passer sous le manteau.. Le Canard enchaîné est le pire de tous : Il fait du Canard enchaîné, des révélations comme Closer peut en faire des fois. Mais au fond, ça sert à quoi ? C’est people, on se marre, les politiques c’est des pourris, etc. Bravo la dissidence !

Bref, dans ce contexte, je ne trouve pas naïf de dire qu’il ne faut plus avoir de respect pour ce monde-là, et en construire un tous ensemble... Ou alors avec personne ! Le printemps arabe n’est pas utopique. Je vous raconte une autre utopie qui est arrivée il n’y pas si longtemps : Quand ça chauffait entre les gouvernements iranien et israélien, genre au bord de la guerre, on a vu sur les réseau sociaux les deux peuples se répondre par affiches avec des cœurs, des signes de paix ; qu’eux ne souhaitaient pas la guerre, qu’ils s’aimaient mutuellement, etc. De vrais messages anti-guerre, des messages d’amour, de foi en l’humanité ! De la désertion à la racine !! Enfin voilà, il n’y a rien de naïf dans Un Monde libre, ou alors le village de Marinaleda, en Andalousie, ne vit pas le meilleur système du monde depuis 1978, et le président équatorien n’a jamais annulé la dette de son pays.

Extrait de Un monde libre
© Des ronds dans l’O

Quelles sont les réactions que vous avez pu recevoir à Un Monde libre depuis sa sortie ?

Que des bonnes réactions dans l’ensemble. Certains ont eu un avis partagé, mais en général l’album est très bien reçu, même très très bien reçu ! Plus en tout cas, que ce à quoi je m’attendais. Il plait énormément ! Certains m’ont dit avoir lu d’une traite ces 132 pages, d’autres ne l’ont pas lâché et même relu plus de trois fois. Certains encore me disent qu’ils s’y réfèrent souvent, qu’ils notent des choses et s’en servent pour eux, dans leur vie. Toucher à ce point les lecteurs me fait un bien fou. J’ai eu tant de rencontres incroyables avec des livres, certains ont changé ma vie. C’est drôle, je m’étais dit : va au bout, propose ta vision, et si tu dois te planter, plante-toi. Si ça arrive, t’auras qu’à faire comme tout le monde, et "faire de la BD", mais au moins tu en auras le cœur net !

Je savais que je faisais un récit en roue libre, qui allait être aussi violent et radical que fou d’amour et diablement optimiste. Que c’était risqué de prendre des "sujets graves et sérieux" et de tout envoyer valser avec cette passion brûlante pour l’humanité et ce canal inouï que représente l’art, pour tenter d’influer sur la réalité. Influer sur la perception que nous avons de notre monde, et de notre impuissance collective ou personnelle à le changer. C’était comme nager tout seul à contre-courant à une époque où le cynisme et l’impuissance sont omniprésents.

Et je ne m’étais pas gouré sur ce point : Avec Un Monde libre, je tenais un récit différent, apparemment vu comme ambitieux par ceux qui l’ont chroniqué sur des sites spécialisés. Et je pense que ça l’était, avec le recul. Malgré tout, les "grands" médias restent sourds et aveugles à un tel livre. Maintenant, je sais que tous font semblant de se poser des questions et de traiter des sujets comme si cela les concernaient. Les médias ne servent que de playlists débiles. Ils se ruent sur un nom connu, lui offre de verser sa confiture sur la tartine, pour parler de la énième œuvre qu’il a faite sur le même sujet depuis la même tour. Surtout si ça ne dit rien ! Et leurs collègues suivent. J’ai vu comme ça, le mois de la sortie de mon album, les mêmes dossiers, mêmes interviews, des mêmes œuvres sur tout ce qui existait de radios, journaux et télés. Sur les mêmes stars de la BD ! Correctement précédés par des présentoirs luxueux dans les bacs, et au final une inscription au tableau des meilleurs ventes qui ressemble davantage à un peloton d’exécution installé pour y buter l’intelligence.

La route est tracée pour le Grand prix d’Angoulême et autres inscriptions funèbres dans le postérieur de l’Histoire ! C’est que de la spéculation, rien d’autre ! L’engagement en BD c’est au mieux : on fait de la BD-reportage pour dire qu’on a un avis (génial !), ou alors de l’humour noir, en disant au lecteur que c’est engagé. Prenons le dessin de presse qui est vu comme l’arme de la liberté d’expression, eh bien elle tire des balles à blanc. Aucun dessinateur n’est libre de dessiner et dire ce qu’il pense. C’est faux ! Quand vous voyez un dessin dans un journal, c’est qu’il a été fait par le comité de rédaction. Le dessinateur n’est qu’une imprimante ! Et c’est pire du côté des médias qui se donnent des grands airs de journaux intelligents avec leurs formats et leur papier recyclé : Ce sont des journalistes ventriloques, qui écrivent avec la ligne éditoriale enfoncée là où je pense.

Et j’ai l’air de tirer à boulets rouges sur la corporation ou de cracher dans la soupe, mais au contraire : Je critique parce que j’aime profondément la BD et le dessin de presse. Sinon je n’en ferais pas ! Et j’aurais juste été indifférent à tout cela... Non ! Justement non !! Il faut voir que derrière ma critique il y a un appel clair, un aveu, une solution ! Car je critique sans accuser personne et à la fois tout le monde, moi compris. Je n’accuse pas parce que je connais le fardeau juridique qui pèse au dessus des comités de rédaction, et les "forces" du marché qui poussent nombre de maisons d’éditions à surtout ne pas innover, et je sais surtout que si la BD ou le dessin de presse devait couler, alors nous coulerions tous ! Et quand ça arrivera, on se souviendra qu’on n’a rien fait quand il en était encore temps, qu’on a eu peur pour soi. Peur de se tirer une balle dans le pied, d’être isolé, blacklisté ou autre.. J’aime trop notre art pour me dire qu’il en est réduit à cela ! Car s’il l’est, alors autant que ce soit clair...

Voilà, je me lâche, c’est comme Coluche, je fais mes adieux au music-hall. En plus je ne risque rien, car contrairement à un auteur célèbre, ma parole n’a aucun poids. Ce ne sera jamais relayé. Je peux en dire encore longtemps des conneries !

Un Monde libre a été très bien accueilli, et j’avais moi aussi très peur de ce que j’allais y raconter. D’ailleurs, je ne sais pas si beaucoup d’éditeur auraient eu le cran de publier un album pareil ; je n’en sais rien au fond, je l’espère ! Ceci dit, cet album est pour moi une page qui se tourne. Je n’avais pas envie d’être le spécialiste de la banlieue, le Che Guevara de la BD. Devenir le porte-parole de la banlieue, c’est aussi excitant que de devenir le spécialiste BD de la 1ere Guerre Mondiale. Ça ne me branche pas... Malgré tout, je suis très heureux que l’album plaise et ait plusieurs expositions en France et d’autres à venir à l’étranger. C’est génial !

Halim Mahmoudi parle d’Un Monde libre devant ses planches exposées au Musée de l’histoire de l’immigration à Paris. (Octobre 2013)

J’ai donc tout mis dans Un Monde libre, plus en tant qu’être humain que comme auteur BD se pavanant devant son auditoire. Et de m’apercevoir qu’il est si bien accueilli me rassure sur un point : On peut tout dire, sortir ses tripes, être sincère, rêver. C’est tout sauf utopique, naïf, quand un album est si bien reçu. C’est réel !

Avez-vous d’autres projets de BD "engagées" ?

Déjà, je dessine pour le Psikopat qui est un mensuel BD d’humour très très très engagé. Et pour "LaRumeurmag.com qui est le webzine de l’un des plus grands groupes de l’Histoire du rap français (je parle du vrai rap, pas de ce truc qui défile à la radio). Pour preuve, l’État français a tenu La Rumeur en procès pendant huit longues années, trois victoires du groupe, et trois pourvois en cassation de l’État : un acharnement qui est une tentative d’étouffement. Surtout envers un groupe de musique indé ! C’est du jamais vu dans l’Histoire de la liberté d’expression et de la presse.

Sinon, oui j’ai des projets de BD forts (je sais pas si le mot "engagé" est exact ici) avec des éditeurs. Là, je dois terminer le scénario d’un roman graphique et boucler un projet de thriller politique. Mais rien n’est encore signé, c’est moi qui ai manqué de temps. J’ai terminé deux livres cette année, avec des commandes ici et là. Et la vie passe vite... surtout en famille ! :-) Bref, mon après "Monde libre", c’est une période où je veux faire de la BD populaire, avec du dessin chiadé qui plaise et que ce soit fort en même temps. Très envie de me lancer dans le livre jeunesse aussi, avec des choses belles et engagées. J’aime ce monde, on peut y parler librement, la palette d’expression est plus large aussi, les enfants, non formatés, sont aussi plus réceptifs il me semble.

Globalement, j’ai l’impression que les portes s’ouvrent toutes, justement parce que j’ai consenti à l’effort de proposer des choses certes engagées, avec un fond, mais aussi très calibrées pour plaire. J’ai dû enlever cette " liberté tout terrain" que le dessin de presse m’avait offerte.

En BD, cette liberté ne passe pas, je me suis pris des portes ! Même si Jul et Aurel vendent très bien et qu’on réédite Reiser, on ne publie pas de livres avec l’âme du vrai dessin de presse à l’intérieur, de l’humour pur et dur, je veux dire... On est obligé de plier et faire de l’humour BD, à faible portée, comme avec un pistolet à eau... C’est dommage !

En disant ça, je pense aux tas de projets refusés qui me viennent directement de l’esprit "dessin de presse". Ceux là, j’en ferai certainement des albums, mais sans maison d’édition derrière, plutôt seul dans mon coin. Parce que j’y crois vraiment, et qu’on n’a encore jamais vu un album qui aurait la rage et la folie qu’on peut retrouver dans les dessins de presse refusés par les journaux. C’est une mine d’or qui ne s’est jamais exprimée et qui persiste à sortir sur les tables à dessins de chaque dessinateur de presse. L’équivalent du premier jet en dessin, celui qui a le plus de souffle, où il y a déjà l’essentiel avec quelques traits. Et il est bien meilleur que le dessin final, celui-là...

Propos recueillis par François Boudet.

(par François Boudet)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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8 Messages :
  • Synthétisez !Plus d’un internaute va abandonner la lecture parce que votre article est beaucoup trop long à lire sur internet(et donc fatigant pour les yeux)). C’est dommage parce que le sujet -même de l’article est très intéressant et gagnait à être connu du plus grand public
    Bravo quand même à Halim Mahmoudi.

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  • Copiez-Collez le texte dans un autre doc, et lisez-le tranquillou ;)

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    • Répondu le 8 juillet 2014 à  20:04 :

      la vie est trop courte pour s’emmerder à copier-coller.

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  • Quelle curieuse observation à propos du dessin de presse . Ça dépendra du support, de l’éditeur, du talent des différents intervenants. Considérer qu’il faut arrondir les angles, être consensuel pour publier de la bande dessinée c’est un peu réducteur. Plaire ?! Mais à qui ? Là ça dépend de l’ambition, du genre, de la "cible"...Il y a 1000 façons de faire du dessin de presse et autant de façons de faire de la bande dessinée de qualité. Vraiment étrange cette approche et dérisoire comparaison. Certaines personnes en sont à dire qu’on peut davantage "dire" avec un roman, d’autres que rien ne remplace l’image etc...alors que chaque genre, chaque média a sa logique, son espace, ses lois, tout dépend en définitive uniquement de l’auteur.

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  • Après avoir lu "Un Monde Libre" qui m’a bouleversé, remué les tripes, je tombe sur cette interview... Quel plaisir de t’avoir rencontré Halim, j’en garde un très bon souvenir.
    Je partage ton point de vue, mais je ne désarme pas pour autant devant notre démocratie. Mon utopie est d’y croire encore, et encore.
    Hasta la victoria mon frère !

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  • Merci Chris, et oui vive la lutte, la victoire est au coeur ! Et vive le copié-collé aussi ! ;)
    Sergio, pour répondre à ton observation : Je pensais exactement la même chose que toi à mes débuts dans le dessin de presse et la BD. Malheureusement au final, non, ca ne dépend pas de l’auteur, pas entièrement. Je me base sur des exemples précis, concrets, crois moi.. Et cet avis est partagé par nombre d’auteurs et dessinateurs de presse.
    C’est iun peu comme partout, tout se verrouille tu sais : Des salariés ont des "chartes de conformités" maintenant qui les empêche d’agir en conscience, et les assurances pèsent lourds sur ce qu’ont peut ou pas faire, la peur des procès dans les journaux, ou simplement de "perdre" un lectorat, un annonceur etc... crois moi, penser comme toi, j’aurai adoré. Sincèrement !

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    • Répondu par Sergio Salma le 9 juillet 2014 à  14:08 :

      Tout se verrouille ?! Tu rigoles ou quoi ? Tu vivrais pas un peu dans le mythe de la méchante censure big brozer etc...? Va demander aux plus de 60 ans comment ils ont dû ronger leur frein parfois . Si tu veux faire de la bande dessinée, le champ n’a jamais été aussi large. Le dessin de presse est ( parfois) une opinion brute et subversive mais parfois, souvent, une caresse dans le sens du poil du lecteur et de la rédaction qui ne veut lire et voir que sa propre opinion confirmée.

      Les plus grandes comédies, les plus beaux romans sont faits de subtilités, les plus beaux succès et chefs-d’œuvre de la bande dessinée l’ont été dans les périodes autrement surveillées. Je ne comprends pas en fait où est ton souci. Mais je comprends (et donc je ne suis pas d’accord) pourquoi tu en viens à comparer le champ de liberté(s) entre 2 médias totalement différents. Il ne faut pas imaginer que l’opinion brute, la vision du monde est plus consensuelle dans un média que dans un autre ; pour s’en convaincre essaie de placer un dessin de Luz dans le Figaro et tu verras les réactions. Si Luz ou Charb et bien d’autres veulent travailler ils choisissent soigneusement leur support avant tout. Une liberté totale comme tu l’entends est un pur fantasme . Et pour terminer ma réflexion , concernant la bande dessinée, il y a bien plus d subversion dans les rats noirs de Macherot voire dans Gaston Lagaffe ou Calvin&Hobbes que dans bien des pamphlets qui clament leur indépendance d’esprit.

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      • Répondu par Halim Mahmoudi le 9 juillet 2014 à  16:27 :

        C’est ton point de vue Sergio. Un parmi des tas de points de vue. Nous ne sommes pas d’accord, mais au fond ce n’est pas grave ! ;)
        Tu as le droit de me dire que j’ai tort sur toute la ligne et que le support fait l’œuvre. Qu’il ne tient qu’aux auteurs de choisir son journal, sa maison d’édition.C’est presque idyllique : Mais je ne nourris aucun fantasme moi. J’ai des souvenirs précis sur des refus de dessins, de projets bien expliqués, des peurs infondées et lâches. La trouille du lectorat dans un canard "sans pub" et soi disant "indépendant" etc...Et des collègues qui ont réussi dans les 2 domaines en ayant admis que oui, il faut se plier, mettre de l’eau dans son vin pour ouvrir les portes, j’en connais. Bref, je n’ai pas juste un "avis" sur ces questions mais un vrai constat. Et perso, les récit qui m’ont térassé ne font pas partie de la playlist des " plus grandes comédies" ni "les plus grands romans" ! Comme quoi, la vérité ... ;) Au plaisir de discuter de ces sujets dont on ne fera jamais le tour ici, autour d’une bonne bière par exemple.

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