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Hermann à livre ouvert

Par Charles-Louis Detournay le 19 mars 2007                      Lien  
Autodidacte virtuose et anticonformiste déclaré, Hermann a prouvé, en plus de quarante ans de carrière et presque 100 ouvrages à son actif, sa dextérité graphique, ses talents de conteur et de coloriste. L’exposition Trait pour traits se tenant actuellement à Bruxelles nous propose de suivre l’évolution de cet artiste hors norme.

Né en Belgique en 1938, Hermann Huppen se dirige tout d’abord vers le métier d’ébéniste avant de suivre des cours de dessin en architecture et en décoration à l’Académie des Beaux-Arts de Saint-Gilles. Mais le jeune Huppen ne se destine pas encore à la bande dessinée, et étonnamment, c’est son mariage, en 1964 avec Adeline, qui le rapproche de la BD, car son beau-frère Philippe Vandooren, futur directeur éditorial de Dupuis, dirige alors une revue scoute Plein Feu à laquelle Hermann livre sa première histoire. Parallèlement, il signe dans Spirou une histoire de l’Oncle Paul : Livreuse d’avion. Remarqué par Greg, le jeune Hermann, est engagé tout d’abord pour un essai de six mois, à mi-temps, dans le studio du maître. Mais leur premier projet de bande dessinée, Valéry-Valérian, est rejeté par Goscinny et le magazine Pilote. [1]

Premiers succès

Greg écrit alors pour Hermann, à partir de 1966, la série qui établit d’emblée son talent incontestable dans la veine réaliste : Bernard Prince. Tibet s’opposant au succès grandissant de l’inspecteur d’Interpol, Prince part silloner les mers et trouve son capitaine Haddock en Barney Jordan. Cette équipée maritime réjouit Hermann. Enfant des Ardennes belges, il fait savoir à Greg son attachement aux milieux naturels [2]. On voit donc ses héros se dépêtrer dans la jungle, combattre un volcan, ou un ouragan. Ces décors grandioses ont fortement contribué au succès de cette série. Certaines de ses retouches au scénario ont aussi beaucoup amusé les lecteurs : par exemple, Barney Jordan se ballade avec un coussin pendant pratiquement tout le second tome.

Conjointement, notre dessinateur continue à fournir des petits récits historiques pour Spirou et Tintin, et à illustrer les romans de Pierre Pelot pour le héros de western Dylan Stark. Après un détour par Jugurtha (histoire d’un prince Numide,combattant contre l’envahisseur romain) dont il dessine les deux premiers albums, Hermann entreprend une nouvelle série avec Greg, la très "cow-girl" Comanche dont la publication commence en décembre 1969. En 1974, Il demande à son scénariste de faire payer Dobs, le méchant de l’histoire, pour ses crimes commis. Ainsi, dans une ruelle, Red Dust exécute son adversaire, désarmé. Premier crime de sang paru dans Tintin, cette scène fit couler beaucoup d’encre, et révêle le caractère entier de l’Ardennais. Autre facette de sa personnalité, il introduit des notes comiques dans le 10° album, suivant l’avis de son fils qui jugeait le scénario trop prévisible : on peut ainsi trouver un japonais en pleine scéance de photo (p.39), des prises électriques, des téléphones modernes ou un magasin nommé Toyota.

Hermann à livre ouvert
© Hermann/Greg/ Le Lombard

Carrière solo

© Hermann / Dupuis

En 1977, Hermann ressent de plus en plus l’envie de créer ses propres histoires. Greg a déménagé à Paris, et la distance ralentit leur collaboration. Ce dernier, après avoir lu plusieurs petits récits de son dessinateur, lui avoue qu’il ne deviendra jamais un bon scénariste. Sans se laisser démonter, Hermann accepte par bravade la proposition du journal allemand Zack et lance sa première série solo : Jeremiah. Cet auteur, maintenant complet, se révolte contre les meurtriers impunis, et ceux qui les laissent continuer à sévir. Selon lui, il faut les descendre, tous ! Son personnage Kurdy devient donc la forme dessinée de cette conception de la justice, alors que Jeremiah joue le rôle de la conscience. Les deux ne forment qu’un, mais s’affrontent continuellement pour trouver comment réagir face à la violence qui les entoure.

Pour Jeremiah, Hermann abandonne alors Bernard Prince qui est repris par Dany. De 1980 à 1983, il illustre Nic, une série publiée dans Spirou et scénarisée par Morphée (alias Vandooren). Hermann ne croyait pas réellement en cette série, mais c’est Franquin qui convainc Dupuis de l’éditer en albums. En 1982, il réalise La Cage, et la même année, il abandonne la série Comanche qui est reprise plus tard par Rouge. Fort occupé par ses propres scénarions, il n’apprécie d’ailleurs plus les histoires de Greg, qui tendent vers le genre policier en s’éloignant du western [2]. Souhaitant rassembler ces court-récits en un album, le futur Abominable, il invente un récit de 8 pages qui sera la base d’une nouvelle série. En effet, en 1984, il s’écarte momentanément les thèmes post-atomiques de Jeremiah pour créer Les Tours de Bois-Maury, une fresque médiévale où son réalisme, appliqué à une époque révolue, fait merveille.

Lorsqu’on lui demande ce qui l’attire dans le Moyen-âge, il répond : « Enormément de petits détails de cette époque qui n’ont pas été consignés et qui, de ce fait, ont été oubliés. C’est ce "sous-vêtement" de l’Histoire que j’aime montrer pour raconter les faits historiques au travers du prisme de l’anecdote. […] Via mes dessins, j’essaie d’approcher, d’imaginer, de ressentir ce que pouvait être une rue, une maison à l’époque. Je tente de comprendre et de rendre la façon dont les gens marchaient, mangeaient et vivaient : j’essaie de traduire l’odeur. » [3]

Cette série est plus une galerie de portraits qu’une véritable quête. Hermann s’en explique d’ailleurs : « Bois-Maury est la carotte qui tire l’âne vers l’avant, et je crois que nous sommes tous un peu des ânes : nous poursuivons tous quelque chose que nous imaginons beaucoup plus beau que la réalité ...  » [3]

One-shots et collaborations

Exigeant, curieux, bosseur, Hermann ne s’accorde aucune facilité. Enclin à placer la barre toujours plus haut, il signe en 1991 son premier one shot : Missié Vandisandi, réquisitoire contre les anciens mercenaires de guerre. S’il déteste les bandes dessinées qui se lisent et se comprennent en une fois, il apprécie énormément la liberté qu’offre une histoire complète et décide d’orienter également sa carrière vers ce style de création qui satisfait pleinement ses désirs d’auteur. Plus que toutes autres séries, Jeremiah et Bois-Maury sont marquées par cette caractéristique.

Cet essai réussi est donc suivi en 1995 par le cri de révolte Sarajevo-Tango, un album dont la teneur historique et sociale lui vaut de recevoir le Prix Oesterheld, du nom de ce célèbre scénariste argentin tragiquement "disparu" en 1977, en fait assassiné par la junte argentine.

Ce prix revêt pour lui une importance particulière pour Hermann : ce scénariste était probablement l’un des plus importants d’Amérique latine. Il a collaboré avec les meilleurs artistes argentins de son époque tels que Alberto Breccia, Francisco Solano Lopez, Horacio Altuna, Walter Fahrer ou encore Hugo Pratt. Au milieu des années 70, les militaires prennent le pouvoir et installent la dictature. Hector Oesterheld disparaît le 21 avril 1977, enlevé par un groupe armé. Quand le journaliste Alberto Ongaro [4] fait une enquête sur sa disparition en 1979, il obtient cette réponse :" Nous l’avons éliminé pour avoir réalisé la plus belle biographie qui existe sur Ernesto Che Guevara"...

Les talents de coloristes dans Vlad l’Empaleur

Après son passage du pinceau au rotring, Hermann adopte définitivement la couleur directe, testé pour Sarajevo-Tango, et qui donne encore plus de relief à son dessin. Il multiplie également les cases muettes, s’inspirant d’une technique cinématographique bien connue pour rythmer son récit. A ce sujet, il déclare : "Dès que je peux me passer de texte, je n’hésite pas. Même si les gens ont tendance à passer trop vite sur les scènes muettes en première lecture, c’est prodigieux d’essayer de faire passer un climat, une action, sans le secours du texte.[...] Les scénaristes professionnels ne font jamais confiance au dessin pour exprimer une situation dans ses nuances." [5]

En 1997, avec Caatinga, le crayon d’Hermann se range une nouvelle fois du côté des victimes d’un certain ordre social, celui qui sévissait dans le Nord-Est brésilien des années trente. En 1999, il se replonge dans le western, le temps d’une BD, avec On a tué Wild Bill. Il en profite pour montrer comment il perçoit le monde impitoyable des pionniers du nouveau monde. Puis avec la complicité de Jean Van Hamme, il réalise Lune de Guerre, une œuvre contemporainte qui dépeint l’absurdité et la bêtise humaine, son sujet favori.

Hermann s’offre également une petite distraction humoristique en assistant son fils Yves dans la réalisation de son premier album Le Secret des hommes-chiens et en illustrant un scénario de Yann inspiré de Perrault, Deux citrouilles... et plus si affinités, pour le second volume des Sales petits contes dans la collection Humour Libre.

Pour le label "Signé" du Lombard, il remet en scène des scénarios de son fils : Liens de sang, Manhattan Beach 1957, et The girl from Ipanema. En ajoutant un CD à ce dernier album, Hermann a comblé, selon lui, un vide au sein de la bande dessinée : l’élément musical. Cette collaboration avec Yves H. s’est également poursuivie avec Zong Huo et dernièrement, avec Vlad l’empaleur.

Bien qu’Hermann ait une carrière déjà bien remplie, il ne cesse d’explorer de nouvelles voies, d’utiliser des techniques novatrices afin d’arriver à exprimer ses idées les plus profondes : c’est ainsi qu’il vient de publier au Lombard La vie exagérée de l’homme nylon.

Hermann crée avec la conscience de l’artisan et l’inspiration de l’artiste, contre les méfaits de la bêtise humaine. Il se définit d’ailleurs comme un "indépendant discipliné", amoureux des images et jaloux de leur liberté. Face aux jugements à son propos, il déclare : "Il y a deux opinions, d’abord ceux qui me connaissent bien, et qui savent que je suis quelqu’un de carré, un peu grande gueule. J’ai une voix qui porte loin, ce qui fait parfois croire que je fais du bruit pour le plaisir d’en faire, alors que c’est faux. Je ne tourne pas autour du pot et j’ai parfois une certaine rudesse à aborder les gens, mais ce n’est pas de l’agressivité. D’autres me détestent car je ne joue pas un jeu, je ne cache pas ma personnalité. Je ne suis pas diplomate, et je n’en ai rien à foutre de la sympathie de tout le monde. Déjà avec les gens que j’aime bien et qui m’aiment, je n’ai pas assez de temps à leur consacrer. C’est un métier qui vous prend énormément de temps, et comme je n’aime pas en perdre avec des gens que je ne voudrais pas connaître, je les élimine souvent. Je ne suis pas sur Terre pour me faire chier, mais ceux qui me prennent pour une brute se trompent rarement." [6]

Enfin, à ceux qui lui demandent quelle relation d’amour-haine il souhaite entretenir avec le public, il répond sans détour : "Je n’aime pas déplaire, mais si déplaire, c’est dire la vérité, alors je préfère déplaire !"

Hermann au Rouge-Cloître à Bruxelles

L’exposition Trait pour traits, en présentant plus de cent planches, de cet artiste désire avant tout retracer son évolution graphique en montrant que cet artiste ne cesse d’explorer de multiples sujets et poursuit inlassablement sa recherche d’innovation afin d’exprimer ses idées les plus profondes. Le visiteur passe de la sobriété des premières planches de Bernard Prince, à l’éclatement des couleurs de Vlad l’Empaleur. Toutes les grands albums d’Hermann sont réprésentés avec une nette dominance pour les 10 dernières années. Les deux tiers de l’exposition sont composés de mises en couleur directe (planches et couvertures). Avec de superbes originaux où le mouvement et le cadrage sont mis en valeur, les séries fétiches telles que Comanche, Bernard Prince, Jeremiah et Bois-Maury ne sont pas oubliées. Dans quelques vitrines, on peut admirer des représentations 3D, ainsi que certaines couvertures plus rares d’éditions étrangères, des tirages de tête, ou des petits albums épuisés. A noter, une superbe huile pour la couverture de Delta. Le petit livret explicatif (en attachement du présent article), et les albums consultables sur place permettent à l’amateur de passer un très agréable moments dans un univers riche et pluridisciplinaire.

Photo : Ch-L. Detournay

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

L’exposition se tient au Rouge-Cloître, rue de Rouge-Cloître 4, à 1160 Auderghem (Bruxelles), du 17 février au 29 avril 2007 . Plus d’infos au tél/fax : + 32 2 660 55 97, ou via info@rouge-cloitre.be.

Plans d’accès sur le site de l’expo.

Ouvert tous les jours de 14 à 17h, excepté les lundis et vendredis.
Les travaux, visant à rénover le site, ne simplifie pas son accessibilité. Gardez courage, cela en vaut la peine.

Entrée libre, visites guidées sur demande.

En médaillon : portrait de Hermann a été réalisé par Jean-Luc Vallet.

Lire la chronique du dernier Jeremiah : Elsie et la rue

[1Deux planches de cette série, ainsi que de nombreux autres documents peuvent être consultés sur le site de l’artiste.

[2Inside Hermann, Texte de Johan Severs, Ed. Comics Events, 1995

[3Vécu n°34, interview par Pascal Moran, pp 34-36, 1988.

[4Grand reporter et écrivain, Ongaro a entre autres scénarisé pour Hugo Pratt Junglemen, l’As de Pique et les Jouets du Général.

[5Hermann, interview par Th. Groensteen, Ed A Littaye

[6Vécu n°27, interview par Patrick Weber, pp 12-15, 1987

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4 Messages :
  • Hermann à livre ouvert - Mauvaise image dans l’article
    17 janvier 2009 17:20, par Michel Grant

    Il y a une mauvaise image dans l’article.
    Ou sinon, Hermann est désormais sur une sérieuse pente descendante côté coloration ;)

    Répondre à ce message

    • Répondu par Charles-Louis Detournay le 17 janvier 2009 à  17:54 :

      Mais c’est sans doute que vous ne connaissez pas sa période précoce, avant qu’il ne perce :-)

      Effectivement, un récent bouleversement dans notre serveur a parfois inversé quelques images. C’est maintenant corrigé, si vous en trouvez d’autres, n’hésitez pas à le signaler.

      Répondre à ce message

  • Hermann à livre ouvert
    17 janvier 2009 21:05

    je vais être un peu en retard si j’y vais en février 2009 ? parce que la date indiquée...

    Répondre à ce message

    • Répondu par Charles-Louis Detournay le 18 janvier 2009 à  07:28 :

      Comme l’article a été écrit en mars 2007, cela signifie effectivement que cette exposition s’est déroulée il y a deux ans.

      En revanche, vous avez encore une semaine pour admirer au même endroit les superbes planches de JF Charles, à ne pas manquer !

      Répondre à ce message

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