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Hermann, toujours d’attaque !

Par Charles-Louis Detournay le 24 janvier 2017                      Lien  
Grand Prix d'Angoulême, intégrales chez Dupuis et Glénat, réédition des albums couleurs de Comanche, "Le Passeur" chez Dupuis, nouvelle série "Duke" au Lombard, intégrales de Comanche en noir et blanc grand format par Niffle : l'infatigable Hermann est sur tous les fronts, continuant à réaliser cent planches par an au découpage, au dessin et à la couleurs. Quelle leçon de ténacité et de volonté !
Hermann, toujours d'attaque !

Vous venez de publier Le Passeur, qui signe d’ailleurs votre retour chez Dupuis au sein de la collection Aire Libre. Un récit qui traite des thématiques qui vous sont chères, dont la bêtise humaine, ainsi que la naïveté de certains hommes face à la méchanceté d’une classe dominante. Est-ce que vous soufflez à votre fils Yves les idées que vous voudriez dessiner ?

Yves a beaucoup d’idées dans les cartons, qu’il ne suffit que d’extirper pour réaliser d’intéressantes histoires, une manne de thématiques que pour ma part, je ne possède pas. Pour autant, je ne lui indique justement pas ce que je veux dessiner. Au contraire, j’ai besoin de cesser de rouler sur mes propres rails, car après autant d’années de métier, j’ai acquis une série de tics, d’habitudes dont il faut se départir. Personne n’aime être critiqué, mais ces réflexions sur votre travail sont toujours salutaires.

Quant aux thématiques abordées, je ne fais que suivre scrupuleusement le scénario d’Yves. À la différence d’autres auteurs, lorsque je dois illustrer le récit d’un scénariste, je ne dévie pas de son histoire. Il est vrai que Le Passeur regroupe des thématiques qui me parlent, comme la bêtise, une critique sociétale et une certaine forme d’ironie. Mais Yves n’aborde pas ces sujets pour me faire plaisir, il est juste pire que moi ! Je n’étais pas aussi défaitiste à son âge, et son regard est dès lors plus acéré sur l’espèce dite « humaine », créée par un soi-disant Dieu de bonté. Celui-là mériterait des claques !

© Dupuis

Le Passeur présente effectivement une réalité bien sombre, traitant de l’avilissement de personnes en quête d’espoir, mis à mal par un étrange magna amputé…

Nous savons tous qu’une poignée d’hommes détiennent la moitié de la fortune mondiale. À mes yeux, cette indécence crapuleuse est un crime contre l’humanité. Le récit n’a pas pour but d’élucider l’histoire de ce dingue immensément riche, perclus de perversions qui conduisent à cette horrible situation que l’on découvre progressivement. Le Passeur traite également de cette bêtise humaine, ici empreint de naïveté, car ces gogos croient qu’un miracle peut se produire et les sauver. La réalité est toute autre…

Graphiquement parlant, vous retrouvez un monde en déliquescence. Et vous jouez admirablement avec cette brume dont les couleurs renforcent le ton fantastique du récit !?

Actuellement, je me focalise surtout sur les relations entre les personnages, les tricheries qu’ils mettent en scène. Mais j’aime également que cela se déroule dans un décor qui m’excite. Ce n’est pas toujours le cas, car le nouveau Jeremiah que je réalise se déroule entièrement dans un paysage qui ne comporte aucune particularité.

Pour revenir au Passeur, rappelons que la brume est l’un des meilleurs comédiens ! Elle permet d’augmenter le mystère, trompant les apparences. Ce récit semi-fantastique est effectivement soutenu par les formes et les couleurs de cette brume omniprésente.

Le Passeur par Hermann Yves H. © Dupuis 2016

Pour cette brume, vous employez des tons presque criards qui peuvent surprendre au premier coup d’œil, mais qui finalement trouvent leur justification à la lecture. Est-ce une direction chromatique dans laquelle vous persévérez actuellement ?

Non, cela dépend surtout du contexte. L’album sur lequel je travaille reste très neutre sur ce terrain-là. Il faut que cela soit justifié. J’entends déjà les critiques bien légitimes : « Hermann a trouvé une astuce, qu’il va user jusqu’à la corde ! »

On retrouve pourtant de superbes couleurs sur votre nouvelle série Duke. On pensait d’ailleurs que vous alliez vous focaliser sur Jeremiah et des one-shots. D’où vous est venue cette envie de relancer une nouvelle série, en l’occurrence un western ?

Les lecteurs que je rencontre me parlent souvent de Comanche, en me demandant pourquoi je ne relancerais pas la série. Mais Comanche ne correspond plus à mes yeux au western tel que le public d’aujourd’hui peut l’appréhender. Que cela soit dans les constructions des personnages ou les costumes, tout cela est passé. Connaissant pourtant mes envies de western, Yves a discuté avec Gauthier van Meerbeeck, le directeur éditorial du Lombard, et ils sont revenus avec une idée qui m’a plu, tout simplement.

Avez-vous exprimé à Yves des demandes spécifiques concernant le scénario ?

Non, une fois de plus, je lui ai laissé le champ libre, tout en espérant qu’il installe un climat en lien avec ma propre sensibilité. Nous sommes bien entendu différents, et lorsqu’on travaille sur le récit d’une autre personne, il faut s’accaparer les idées qui y sont véhiculées.

Duke, T1 (Le Lombard)
"Le Diable des Sept mers" vient de paraître en intégrale.

Le type d’écriture est tout de même différent. Yves vous a écrit beaucoup de one-shots, ainsi qu’un diptyque, Le diable des Sept mers. Voyez-vous une différence avec la construction de cette nouvelle série ?

Yves aurait souhaité prolonger le récit du Diable des Sept mers, une thématique qu’il avait abordée avec beaucoup d’originalité. Mais j’ai refusé, car même si j’adore dessiner des bateaux (et merci encore à Patrice Pellerin pour son imposante documentation), cela reste très compliqué à réaliser : toujours des cordes dans le chemin ! Je ne pense d’ailleurs pas avoir été complètement respectueux des formes des navires dans Le Diable des Sept mers, car j’étais coincé à quelques endroits. Sur ce sujet maritime, ma paresse crée un frein trop important pour que je m’y remette !

Le Diable des Sept Mers : dans l’intégrale, une planche inédite qui a été rajoutée, une case ayant été refaite pour s’insérer dans la version finale

Vous ne vous êtes pourtant pas facilité la vie avec Duke ! Outre la comédie humaine qui se joue, vous laissez une grande place aux décors. Pourquoi avez-vous d’ailleurs changé de technique de couleurs pour certains paysages ?

La très grande majorité de l’album est aquarellé, la technique que j’emploie habituellement pour tous mes albums. Mais j’ai effectué des retouches à l’acrylique, qui bénéficie d’une luminosité impossible à réaliser à l’aquarelle. Il faut surtout savoir jongler avec les différentes techniques, car si l’acrylique demeure trop violent de manière générale, les couleurs aquarellées sont plus élégantes, apportant presque de l’onctuosité au rendu final.

Un mot sur le héros de cette nouvelle série : Duke est un personnage ambigu, parfois dans la retenue, mais pouvant aussi succomber à la violence !

Duke est surtout un personnage qui se pose des questions, comme chacun d’entre nous pourraient se les poser dans ce type de situation. Il répond à la violence par la violence, le plus souvent pour sauver sa peau, ainsi que c’est le cas dans la dernière séquence de ce premier tome. Dans ce genre de confrontation, un instant d’hésitation, et vous êtes mort ! Duke fait donc le choix de la survie, et il tire…

Les séries télévisées sont souvent plus consensuelles : le policier menace le tueur, et ce dernier abaisse finalement son arme, puis se rend. Non ! Si le salaud est au bout du canon, il faut lui tirer dans la tête, sinon il pourrait en profiter dès que vous aurez le dos tourné. À mes yeux, ces situations démontrent l’hypocrisie de notre société, pour tenter de transformer l’homme en quelque chose de bon. Il ne l’est pas !

Duke, T1 (Le Lombard)

Votre héros prend une décision radicale à la fin du premier album : comment la série va-t-elle évoluer dans les prochains tomes ?

Le Lombard publie deux intégrales noires et blanches regroupant chacun cinq albums, le tout habillé par Frédéric Niffle

Duke va continuer à se battre pour ses valeurs, que cela soit légal ou pas. Mais je ne veux pas trop en savoir concernant le futur album que je dois dessiner, cela pourrait me retirer le goût de la surprise. Le scénario est fini et m’attend. Je m’y attèle dès que j’aurais terminé le récit de Jeremiah sur lequel je travaille pour l’instant.

Vous réalisiez environ deux albums par an, en alternant Jeremiah et un one-shot. Duke vient bouleverser cet ordre établi. Comment allez-vous prioriser votre travail ? En laissant de côté les one-shots ?

Je n’ai pas vraiment de plan préétabli. Il y aura bien un Duke chaque année, c’est certain. Peut-être que je vais espacer un peu plus les Jeremiah, car je dois à chaque fois trouver une thématique nouvelle, et qui reste originale. Après 35 tomes, cela devient plus complexe.

La table de travail d’Hermann, sans artifice.
Photo : Charles-Louis Detournay

Vous allez donc augmenter votre collaboration avec Yves. Une frange de votre lectorat n’est d’ailleurs pas toujours tendre avec lui. Comment prend-il ces critiques ?

Le Lombard republie également les albums de Comanche à l’unité.

Très à cœur ! Et de mon côté, je lui répète qu’il ne doit pas y porter attention. Les scénarios d’Yves ne sont pas dans la droite ligne de ce qu’on peut lire ailleurs, ils comportent une réelle spécificité. Et lorsque le public est confronté à un regard neuf, il y a très souvent un rejet de prime abord, qui se transforme en intérêt par la suite.

De plus, dès le premier album, je l’ai averti qu’il pourrait être considéré comme privilégié en travaillant avec un dessinateur déjà réputé : « Mais si d’aventure, les albums ne se vendent pas car l’histoire n’est pas bonne, ai-je rajouté, Je n’en ferais pas un second avec toi, car je ne veux pas me saborder ! » Mais cela ne s’est bien entendu pas produit.

En espaçant plus vos Jeremiah, votre série fétiche, on peut imaginer que vous y revenez alors avec encore plus d’envie ?

De l’envie, oui, mais aussi de la trouille.

De la trouille ? Vous qui faites cent planches par an en couleurs directes, dont la moitié au scénario ?

Je vous assure, je vis constamment dans la peur de rater, ne fût-ce qu’une case. Bien entendu, une partie de ma façon de dessiner est inscrite dans le marbre, et vient naturellement. Mais comme j’essaye en permanence de me départir de mes tics, je vis dans l’angoisse de rater.

Pour autant, je ne refais jamais une case, même lorsque je bloque et que la solution vient trop tard. Ce n’est pas bon d’essayer de presser un citron une seconde fois, il n’a pas plus autant de jus. Il faut apprendre à lâcher prise et se contenter du premier jet : même s’il n’est pas aussi parfait que vous le souhaiteriez, il reste souvent le meilleur à 90% du temps. Il ne faut pas se mortifier pour les dessins qu’on a ratés : tout ce qu’on loupe est une leçon pour la suite.

Le découpage sur une feuille A4 : unique étape avant d’attaquer la planche proprement dite.
Photo : Charles-Louis Detournay

Rappelons que vous travaillez sans filet, en attaquant votre planche en couleurs directes, sans en prendre de copie ?

Je réalise tout-de-même un petit découpage à partir du scénario, puis je passe à la planche. Quant aux couleurs, je place du collant sur les bords des cases de façon à pouvoir travailler sans appréhension, sans casser le mouvement de la main.

J’en viens à votre affiche du Festival d’Angoulême. Pourquoi avoir mis de côté vos personnages, pour mettre cette caisse en avant, avec les couvre-chefs de vos personnages ?

Dans la foulée de Raymond Savignac, un affichiste qui optait pour des dessins simples et très parlant, j’ai pensé au Petit Prince de Saint-Exupéry et à sa rencontre avec l’aviateur : au lieu de lui dessiner un mouton, il lui dessine une caisse où se trouve le mouton. J’ai donc dessiné une caisse en partance pour Angoulême, dans laquelle on va retrouver ce que constitue la bande dessinée.

J’avais d’ailleurs dessiné l’avis d’expédition « Angoulême », comme s’il avait été peint au pochoir en travers de la caisse. Mais cela a été retiré, certainement pour une bonne raison. Puis, je ne voulais pas imposer mes personnages de manière trop frontale, j’ai donc préféré placer des éléments qui les distinguent. Enfin, à leur demande, j’ai tout de même dessiné Jeremiah à l’arrière-plan.

Vous qui avez été fort sollicité par le milieu de la BD et qui avez parlé avec beaucoup d’auteurs ces derniers temps, comment voyez-vous l’évolution future de la bande dessinée ?

La bande dessinée évolue dans tant de directions différentes ! Je trouve qu’il y a par exemple d’excellents romans graphiques qui paraissent, et que le niveau général continue de croître en ce domaine, même si leurs auteurs me regardent souvent comme une vieille baderne, ainsi que je regardais les anciens lorsque j’ai moi-même débuté. Mais je pense que le dessin traditionnel a encore de beaux jours devant lui. La bande dessinée foisonne d’idées et d’innovations, en partant dans des orientations multiples et distinctes, mais très souvent intéressantes. En définitive, la bande dessinée rayonne dans les différentes directions, comme un soleil.

Pour ma part, je vais continuer à travailler l’aspect cinématographique de la bande dessinée, en privilégiant la lisibilité. Je ne m’érige pas en exemple, je suis d’ailleurs d’une banalité assez médiocre. Passé Angoulême, je vais retrouver mon train-train : me lever à la même heure, pour aller à ma table à dessin. Cela peut sembler facile, mais c’est une discipline de s’imposer à travailler avec régularité, pour assurer ce rythme. Parfois je fais un peu d’exercice dans mon quartier, je cours, je fais du vélo, mais je ne sors finalement que très peu de chez moi. Je voyage grâce à mes bandes dessinées.

Hermann : "Je ne travaile qu’avec ses outils-là, rien d’autre."
Photo : Charles-Louis Detournay

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782803670994

Lire également notre chronique du Passeur - Par Hermann & Yves H.- Dupuis et Angoulême 2017 : Hermann à l’affiche
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Toutes les photos sont : Charles-Louis Detournay.

 
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2 Messages :
  • Hermann, toujours d’attaque !
    25 janvier 2017 10:29, par JSC

    Chouette interview, bravo !
    Concernant les rééditions de Comanche, quel plaisir de pouvoir enfin lire "Le ciel est rouge sur Laramie" dans son intégralité !!! Jusqu’à janvier 2017, il a toujours manqué cinq planches dans les éditions précédentes de cet album. Ceci rendait la lecture indigeste : des scènes trop compactes, enchaînées trop vite. Là au moins, avec ces 5 planches en plus (planches d’origines du journal), on retrouve une réelle lisibilité. Surtout, c’est à ce demander comment ils ont pu écarter de l’album pendant toutes ces années la superbe planche où le docteur se fait descendre ???

    Répondre à ce message

    • Répondu par Zot ! le 25 janvier 2017 à  22:40 :

      Les misères du 48 pages couleurs cartonné !

      Répondre à ce message

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