La vallée de la Roya est devenue en quelques mois l’un des lieux symboliques de la façon d’accueillir les réfugiés. Entre expulsions illégales, accidents dramatiques et aide humanitaire, elle représente, de manière condensée, à la fois les actions et les débats provoqués par l’arrivée de centaines de réfugiés. Cédric Hérrou en est certes la figure la plus marquante et surtout la plus médiatisée, mais nombreux sont celles et ceux qui, spontanément, ont décidé d’agir pour soutenir matériellement et moralement les enfants, les femmes et les hommes qui sont arrivés dans ce coin de France après avoir parcouru des milliers de kilomètres.
Pourtant la Roya, comme l’expliquent Edmond Baudoin et Troubs dans Humains, la Roya est un fleuve, édité par L’Association en avril dernier, est davantage un espace de contact, un trait d’union, qu’une ligne de séparation ou une frontière intangible. Historiquement et géographiquement, ce fleuve qui prend sa source au col de Tende, sur le territoire français, et se jette dans la Méditerranée du côté italien, à Vintimille, est un lieu d’échange et de transition, comme le sont beaucoup de frontières. Une "interface" écrivent les géographes : un espace aux contours flous et aux fonctions diverses, mais qui se caractérise par la rencontre. Par là-même, ce type de lieu reste suspect aux yeux des pouvoirs centraux, car mouvant, difficilement contrôlable et donc en partie autonome.
La vallée de la Roya ne donne pas tort à cette définition. Malgré les contrôles renforcés et les moyens déployés, elle demeure tant bien que mal l’un des points de passage pour les réfugiés souhaitant rejoindre le Nord de l’Europe. Malgré les risques encourus, chute mortelle dans la montagne ou reconduite illégale du côté italien de la frontière, les réfugiés tentent encore leur chance dans la région [1]. Malgré les obstacles, le manque de moyens, les menaces policières et judiciaires, des citoyens européens s’organisent pour aider ceux qui incarnent cet irréductible paradoxe : risquer sa vie pour sauver sa propre vie ou celle des siens.
Edmond Baudoin et Troubs ont remonté la vallée de la Roya pendant l’été 2017, à la rencontre des réfugiés et des membres du collectif Roya Citoyenne. Comme dans Viva la vida et Le Goût de la Terre (L’Association, 2011 et 2013), ils ont échangé des portraits contre des paroles. Ils retracent dans Humains, la Roya est un fleuve leur parcours dans la vallée, leurs rencontres, leurs discussions, leurs émotions, leurs indignations. Ils nous font ainsi partager, en dessins, le destin des réfugiés comme des aidants, profitant de leur position d’artistes pour donner la parole à celles et ceux qui, d’habitude, ne l’ont pas.
Dessiné et écrit à deux, Humains fait entendre des dizaines de voix. Baudoin et Troubs écrivent "je", mais s’effacent le plus souvent devant les témoignages. Ils laissent la place aux acteurs de la vallée. Avec une question pour les aidants : pourquoi un tel engagement ? Les réponses sont variées, comme le sont les personnalités. Mais finalement, tous s’accordent pour reconnaître que leur action est une évidence. Qu’ils soient originaires de la vallée ou venus de l’autre bout de l’Europe, ils ont tous vécu, à un moment donné, le soutien aux réfugiés comme un impératif moral humaniste.
Pour les réfugiés, justement, pas ou peu de questions directes. Les auteurs ont pris le temps d’observer, de discuter, de comprendre. Ils ont respecté le choix du silence. Ils ont aussi échangé des portraits, bien sûr, qui ont ensuite été photographiés pour être reproduits dans le livre. Ils accompagnent et donnent des visages à des paroles parfois terrifiantes, toujours émouvantes. Ces portraits nous rappellent l’humanité des réfugiés, trop souvent réduits à des "flux migratoires massifs".
Baudoin et Troubs s’accordent parfaitement, tant dans le ton que dans le trait. Un regard peu avisé pourrait parfois presque confondre leurs dessins. Ils conservent en fait chacun leurs personnalités graphiques - un encrage, puissant et subtile, à la plume, pour Baudoin et un trait vif et fin pour Troubs - qui donnent vie aux témoignages et magnifient les paysages de la vallée de la Roya. L’ensemble restitue la spontanéité du travail réalisé pendant cet été 2017.
Humains, la Roya est un fleuve fait partie de ces livres dont l’esthétique n’est pas écrasée par son sujet. Au contraire, l’art vient ici donner encore plus de force aux témoignages. Le dessin impose une présence vibrante. Et permet à la fois de comprendre et ressentir ce qu’affirme J. M. G. Le Clézio dès sa préface : l’accueil des réfugiés, qui ne sont pas "toute la misère du monde", doit se faire sans condition.
(par Frédéric HOJLO)
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Humains, la Roya est un fleuve - Par Edmond Baudoin & Troubs - L’Association - préface de Jean-Marie Gustave Le Clézio - 22 x 29 cm - 112 pages en noir & blanc - couverture souple avec rabats - collection Éperluette - parution le 19 avril 2018 - commander ce livre chez Amazon ou à la FNAC.
Consulter le site d’Edmond Baudoin & celui de Troubs.
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[1] Mais la surveillance accrue pousse certains d’entre eux à passer plus au nord, par le col de l’Échelle notamment, où la montagne est encore plus dangereuse.