Avec Ice Age Chronicle of the Earth, nous avons rendez-vous avec un Jirô Taniguchi que nous connaissons moins : celui d’avant ces titres contemplatifs et poétiques des années 1990 qui rencontrèrent chez nous un tel succès et qui brossent le portrait d’un certain quotidien au Japon. Après Trouble is my business, et toujours dans sa belle collection "Made In", Kana continue d’explorer la production des années 1980 du mangaka. Cela donne un récit de SF d’anticipation, post-apocalyptique, à l’atmosphère prenante et pesante.
Dans un futur indéterminé, la Terre fait face à une nouvelle et puissante ère glaciaire. Les hommes se sont adaptés à ce nouvel environnement et ont orienté leur production en vue de leur survie. L’action que nous suivrons débute à Tarpa, un gigantesque complexe minier isolé au cœur du Pôle Nord.
Vieillissante, la station tombe en ruine, les accidents s’y multiplient et le personnel fatigue à l’approche de la saison des neiges qui signe, pour certains d’entre eux, le retour à Abyss, la confortable capitale. Takeru, jeune employé querelleur, fils du PDG de la société exploitant Tarpa, se voit rapidement confier des responsabilités qu’il ne cesse pourtant de fuir. Débute alors un classique récit d’initiation au cœur de paysages glacés et désolés.
Le monde ainsi posé, plaçant l’humanité face à un désastre climatique de type glaciaire, rappelle au lecteur occidental des références de la même époque, comme Le Transperceneige en bande dessinée ou bien La Compagnie des Glaces côté saga romanesque.
C’est qu’un bandeau sur le volume de Ice Age Chronicle of the Earth nous annonce une influence Métal Hurlant dans ce récit. Et en effet, Jirô Taniguchi évoque bien dans la préface une conception "julevernienne" de son approche du récit d’anticipation et explique qu’elle constituait pour lui "la Voie Royale" de la bande dessinée. D’autant que l’illustration de couverture rappelle en effet certaines de Métal Hurlant et de Moebius, filiation que Taniguchi a toujours revendiquée, de même que celles de Christin & Mézières.
L’influence occidentale se ressent bien, donc, comme souvent, dans le travail de Jirô Taniguchi, ici dans un versant de science-fiction. Mais il ne faudrait pas pour autant sombrer dans un strict ethnocentrisme et minorer la production manga SF de l’époque. Les appareils volants utilisés par les personnages pour ravitailler Tarpa font ainsi écho aux machines volantes de Miyazaki, Nausicaä de la Vallée du Vent (1984) et Le Château dans le ciel (1986) ayant immédiatement précédé Ice Age Chronicle of the Earth (1988). Sans oublier les nombreux récits d’anticipation réalisés les décennies précédentes, et avec lesquels Taniguchi a grandi, d’Osamu Tezuka et Shotaro Ishinomori.
L’enjeu fut pour le mangaka de créer un monde nouveau, avec son architecture particulière et des créatures reconnaissables mais changées. La forme minutieuse donnée au complexe minier ainsi que les apparitions des fantastiques baleines de montagne constituent les points saillants de l’effort d’imagination et d’élaboration entrepris par Jirô Taniguchi.
L’amateur de la SF franco-belge devrait donc se sentir en terrain familier. De même celui qui suit attentivement les œuvres de Jirô Taniguchi : les personnages sanguins et authentiques de Trouble is my Business croisent la confrontation avec l’environnement du Sommet des Dieux. Un épisode d’impossible ascension d’une immense paroi glacée pourra ainsi directement rappeler cette dernière série.
Posant une ambiance et une intrigue rapidement oppressante et angoissante, le climat donnant de nouveaux signes de durcissement, l’histoire se construit autour d’un classique récit initiatique ancré sur un jeune homme apprenant à devenir adulte et à prendre ses responsabilité. Une dimension mystique, légendaire, s’adjoint au postulat de base : le héros se découvre le potentiel élu messianique d’une prophétie faisant de lui le sauveur de l’humanité. Rien de follement original à ce niveau, sinon que tout fait déjà preuve de maîtrise dans la narration, la montée de la tension dramatique et la révélation d’éléments d’intrigue.
Le dessin, beau, précis et dynamique immerge immédiatement le lecteur et l’on est rapidement pris par l’aventure qui se déploie au fil des pages. Demeure une crainte cependant, et pas des moindre : le manga est présenté comme un diptyque et deux volumes cela semble bien maigre non seulement pour explorer réellement le monde posé par Jirô Taniguchi mais aussi pour mener à son terme une histoire dont ce premier volume paraît n’avoir constitué qu’un prologue.
Peut-être faut-il déjà lire entre les lignes de la préface du mangaka les limites de son projet. Il y parle ainsi de "la démesure de [son] ambition initiale", des difficultés à rendre les planches dans les délais impartis tant leur réalisation lui demandait du temps ou encore de l’état d’urgence dans lequel il conçut le scénario.
Surtout, il finit par ces mots : "En rapport avec les contraintes de la prépublication en magazine au Japon, il fut décidé de sortir Ice Age en deux tomes, ce qui ne m’a pas laissé les moyens de développer tous les éléments du récit que j’avais en main et qui resteront comme des mystères."
En d’autres termes, la série fut vraisemblablement victime d’un arrêt prématuré et ce qui s’annonçait comme une vaste fresque dut certainement trouver sa conclusion de manière précipitée. En effet, la logique éditoriale de prépublication au Japon conduit fréquemment à stopper des séries qui ne rencontrent pas de suite le succès ou pour lesquelles l’auteur ne parvient pas à suivre le rythme du magazine dans lequel son histoire est publiée. Dans cette perspective, et au vu du point où la fin du premier tome nous a amené, le second et dernier volume risque de frustrer le lecteur.
Jirô Taniguchi avoue lui-même rêver d’une reprise, un jour, de son univers pour de nouveaux développements. En attendant le second volet de ce diptyque, rêvons avec lui de ces vastes et violentes étendues glacées que parcourent Takeru et les siens.
(par Aurélien Pigeat)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Ice Age Chronicle of the Earth T1. Par Jirô Taniguchi. Traduction Patrick Honnoré. Kana, collection "Made In". Sortie le 20 mars 2015. 276 pages. 18 euros.
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