Il faut bien admettre que l’intérêt pour le judaïsme ne faiblit pas ces temps-ci, et dans la bande dessinée en particulier. La Shoah, « ce passé qui ne passe pas » pour utiliser la juste formule de Françoise Giroud, est au cœur de cette concurrence des mémoires dont l’ « Affaire Tintin au Congo » est une manifestation récente. Par ailleurs, des œuvres comme Le Silence de Malka (de Zentner & Pellejero, chez Casterman) ou encore Le Chat du rabbin (de Joann Sfar, chez Dargaud) ont proprement enrichi la bande dessinée d’apports culturels issus du judaïsme. De ces apports, l’exposition qui sera présentée au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme le mois prochain, « De Superman au Chat du rabbin », permettra d’en avoir un premier panorama.
Bien évidemment, à côté de ce que l’on doit bien appeler une profusion de références historiques sur ce thème, des cas limites apparaissent, comme par exemple « Les Bienveillantes », le prix Goncourt à succès de Jonathan Littell, qui raconte la shoah au travers des yeux d’un bourreau nazi, au risque de nous le rendre plus humanisé, sinon sympathique. Ce point de vue était déjà apparu dans la bande dessinée. Il avait été exploré dans la bande dessinée Master Race par Bernard Krigstein et Al Feldstein en 1955 –une œuvre dont la lecture a été déterminante pour Spiegelman, l’auteur de Maus, mais avec un tact et une intelligence qui ne faisait pas place à l’ambigüité [1]. Aucun chroniqueur littéraire n’en connaissait la référence. Tous, en revanche, ont mis en avant l’aspect polémique de ce point de vue. C’est que, comme l’écrit Édouard Husson à propos du roman de Littell qu’il juge « immoral », « Il n’est plus possible, après Auschwitz, d’écarter la question de l’éthique en littérature comme si on en était encore à l’époque de la condamnation de Baudelaire pour attentat aux bonnes mœurs. » [2]. Il s’attaque en particulier aux passages qu’il qualifie de « littéralement abjects » qui montrent Hitler en train de prononcer un discours affublé d’un châle rituel de prière ou celui où « le narrateur fantasme sur le sexe de la femme du commandant d’Auschwitz, qu’il imagine dans la petite culotte d’une Juive exterminée ».
Heureusement, nous sommes loin de ces extrêmes avec le livre de Fabien Nury et de Sylvain Vallée. S’il entretient l’ambigüité d’un homme qui s’est investi à fond dans la collaboration avec les nazis (il était leur incontournable intermédiaire pour la fourniture des métaux non-ferreux nécessaires à leur industrie de guerre), même si le dessin de Sylvain Vallée met en évidence un appendice nasal avec une charge qu’il se doit de mesurer s’il ne veut pas faire le ravissement d’anciens lecteurs du Stürmer, force est de constater que le portrait d’un homme aimant, attaché aux siens, à la religion et à ses origines, reste respecté. Il montre aussi que la passion antisémite n’est pas seulement le fait de l’ennemi, qu’elle a aussi ses adeptes parmi les résistants, surtout quand ils peuvent épingler un cas aussi caricatural de juif collabo. On le sait, dans le cas de Joseph Joanovici, l’histoire n’a pas encore complètement tranché. Fabien Nury s’est donc faufilé avec un talent consommé entre les interstices jamais parfaitement jointoyés de la vérité historique.
Reste la question des intentions. Qu’a voulu prouver le scénariste ? Est-ce simplement l’exploration d’une possibilité, comme il l’a fait dans l’uchronie Je suis Légion dans laquelle des déportés juifs, déjà, sont utilisés comme des golems destinés à soutenir l’armée du Reich ? Ou la volonté de montrer que face à l’histoire, chacun d’entre nous est susceptible de faire un choix ambigu, en fonction de la situation qui nous est donnée ?
On ne trouvera pas ici la réponse, d’autant que cet album est le premier volume d’une saga. Mais le scénariste est sans aucun doute conscient qu’il marche sur des œufs, qu’il opère dans un registre marqué par un malaise qui, depuis 1967, s’exprime en France en crises à répétition : Copernic, Carpentras, l’intervention israélienne au Liban en 1982, la seconde Intifada… « à l’occasion desquelles une non-confiance ravivée fait face à une incompréhension agacée » nous dit Paul Thibaud, président de l’amitié judéo-chrétienne, qui en appelle à une « mise en ordre mémoriel » [3]. On peut espérer que la série « Il était une fois en France », y contribue.
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(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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En médaillon : Fabien Nury. photo : D. Pasamonik.
[1] L’intégralité des planches seront exposées dans cette exposition qui démarre le mois prochain.
[2] Édouard Husson, Un livre immoral, L’Histoire N°320, mai 2007, p.18.
[3] Paul Thibaud, Les juifs, les justes et la mémoire nationale : La longue mémoire du « délaissement » des juifs de France, in Esprit N°5, mai 2007, page 112.
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