Festival d’Angoulême, une matinée de fin janvier 2007 : dans les couloirs d’un hôtel bien connu des festivaliers, Bercovici apostrophe le jeune journaliste que je suis : « ActuaBD n’a pas encore évoqué le décès de Bottaro ? Qu’attendez-vous ?!? » Je lui explique que nous ne faisons pas de nécrologies préventives, car nous trouvons cela macabre, voire funeste, surtout quand ce sont des connaissances, voire des amis. On préfère prendre quelques heures de plus et se laisser guider par l’impression du moment.
Et si chaque départ laisse un vide, il est d’autant plus difficile d’évoquer celui qui nous saisit, alors que Jean Giraud – alias Gir et Moebius - est parti rejoindre ses étoiles.
On pourrait bien entendu tenter l’approche raccourcie de la presse conventionnelle, qui se contente d’évoquer quelques albums en résumant sa biographie de Wikipédia, mais non, Moebius n’a pas débuté en 1969 [sic], et non, il n’a pas créé Blueberry seul [re-sic], mais bien avec la complicité d’un certain Charlier. Quoiqu’il en soit, Giraud-Moebius ne mérite pas un article élogieux ou une énumération de ces albums. Non, c’est un livre détaillé qu’on devrait écrire, pour rendre justice à son apport au neuvième art, car il fut réellement un des auteurs qui lui conféra ce statut. Et comme le temps n’est pas à la rédaction de cet imposant mémoire, nous vous proposons quelques images fugaces de lui, telles des visions tronquées d’un paysage trop grand pour être photographié, mais qui pourront peut-être donner une idée de l’ampleur du grand auteur qu’il était.
L’innovation à tout prix
Nous n’avons pas attendu son départ pour que l’on crie au génie, car sans vouloir comparer des parcours pas trop différents, il ne fait pas de doute que Giraud-Moebius fasse partie du Panthéon de la bande dessinée, au même titre qu’Hergé et Franquin, et qu’il avait depuis longtemps dépassé son maître qu’était Jijé.
Effectivement, la richesse de Blueberry a été une étape décisive dans la phase adulte de la bande dessinée, mais si Giraud est souvent admiré par un large lectorat, celui-ci se rétrécit considérablement lorsqu’on évoque les travaux de Moebius : plus complexes à appréhender, souvent extrêmes voire confus… Pourtant, depuis ses débuts, c’est Moebius qui cherche à s’exprimer, à s’aventurer dans toutes les voies possibles pour repousser plus loin les frontières de la création. Et à chaque victoire, à chaque astuce que Moebius parvient à trouver, c’est Giraud qui en profite pour donner plus de puissance à Blueberry.
Et cette recherche ne s’est jamais interrompue ! La folie scénaristique du Bandard fou, l’incroyable Déviation qui dévoile la puissance et la folie de l’auteur et de son univers, le choc de la couverture du premier Métal Hurlant, l’incroyable chevauchée muette d’Arzach qui résonne encore comme un cri dans la tête des lecteurs, la quête de l’essentiel lorsqu’il décide qu’il devra réaliser une page de L’Incal par jour, contrebalancée par d’autres délires graphiques tels l’inégalé Major Fatal et des planches aussi évocatrices que celle de L’Oiseau immobile, la recherche du volume à tout prix par un jeu de lignes et de hachures, avant de tenter de s’affranchir d’un maximum de ces artifices pour chercher le dessin pur et symétrique, la variation des supports avec un travail permanent et acharné sur toutes une série de carnets, l’exploration de son voyage intérieur avec Inside Moebius…
Là où Hergé voulait perpétuellement parachever son œuvre, Giraud-Moebius est un dessinateur insatiable. Pas besoin de studio pour qu’il entame à chaque fois de nouveaux projets, parfois couronné de succès, mais parfois aussi ratés. À chaque fois, il ose faire le livre de trop, afin que cette aventure vienne enrichir sa vision, permettant que le récit suivant soit différent, voire parfois subversif. Ainsi, on ne saura jamais ce qu’on aurait pu être sa vision de Blueberry 1900, comment il voyait la fin de la nouvelle série d’Arzak.
C’est d’ailleurs dans cet album qu’on a pu retrouver une nouvelle fusion entre Moebius et Giraud, telle une conclusion partielle de cette longue recherche graphique et thématique qu’il avait entamée. L’exposition de la fondation Cartier a également été une consécration de son vivant, pour un auteur dont les travaux autres que Blueberry trouvait un retentissement international (USA, Japon, etc.) tout aussi important qu’il était négligé dans son propre pays. Puis, comme il le disait lui-même, Giraud sera peut-être passé de mode dans quelques années, alors que l’on étudiera plus en détail son double Moebius.
En plus d’être auteur, il était également un esthète du média et de la réflexion sur l’homme. Toutes les personnes qui ont pu converser avec lui vous le diront : on se sentait dépassé par sa maîtrise et par les artifices de ses pensées, tout autant qu’il avouait lui-même ne posséder aucune des réponses qu’il cherchait. Il était juste en chemin. Et c’est encore toute cette humilité qui frappait lorsqu’on le voyait lui-même déposer de petites cartes de visites aux divers endroits d’Angoulême, pour évoquer son propre stand. Que la frontière était mince entre l’artisan et l’artiste !
Quand tristesse rime peut-être avec liesse
Comme tout auteur, Giraud-Moebius avait ses élans de confiance et ses affreux moments de doute où la dépression cannibalise la création. Il s’en était ouvert à nous, sans complexe, tout comme il l’avouait à demi-mot dans ses albums. Le certain spleen de Blueberry, et les angoisses du Major, n’étaient également que les reflets de ceux de son auteur.
Et quand le cancer l’attaque une première fois, Moebius ne se demande pas comment la médecine va le guérir, mais plutôt pourquoi il a laissé son propre corps se laisser prendre par cette maladie. Il cherche donc à faire le travail sur lui-même, pour repousser cette noirceur. Tout ceci est largement évoqué dans Inside Moebius.
Dans cette logique toute moebusienne, comment peut-on alors accepter ce départ, à 73 ans ? Malgré tous les liens qui le retenaient, peut-être que ce grand auteur était simplement prêt, qu’il avait donné tout l’amour possible à ses proches, tous les albums désirés et délirés à ses lecteurs, et que ce n’est donc pas le cancer qui l’a emporté, mais plutôt lui qui d’une manière si espiègle comme il en avait l’habitude, signe le mot « fin » au bas de la page, sachant qu’il y avait sans doute encore beaucoup à dire et à faire, mais que pour lui, l’histoire s’arrêtait ainsi.
Toutes nos condoléances à sa femme, ses enfants, sa famille et ses proches.
(par Charles-Louis Detournay)
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Illustrations : (C) Moebius
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