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JC Deveney / I. Guillaume (porteurs du projet Héro(ïne)s) : « Les services du Ministère de Najat Vallaud-Belkacem nous ont permis de donner un cachet et une crédibilité au projet qui nous ont aidé pour la suite ».

Par Tristan MARTINE le 13 juin 2015                      Lien  
À l’occasion du Lyon BD Festival, qui se tient tout le weekend, nous avons interrogé JC Deveney et Isabelle Guillaume pour qu’ils reviennent sur la genèse et le développement de l’un des projets phrases du festival : Héro(ïne)s, une exposition autour de la place des femmes dans la bande dessinée, présentée l’an dernier et qui trouve son aboutissement ce weekend dans une belle publication.

JC Deveney, vous êtes à l’origine d’ Héro(ïne)s. Ce projet a-t-il été conçu dès le départ avec le Lyon BD Festival ? A-t-il également été pensé dès les premiers temps avec d’autres acteurs de la bande dessinée lyonnaise qui ont également pu œuvrer au projet Webtrip ?
JC Deveney : J’ai commencé par réfléchir au projet Héro(ïne)s début 2014 et j’ai rencontré grâce à Efix, un auteur et ami, les responsables d’H/F, une association qui œuvre pour réduire les inégalités entre hommes et femmes dans les milieux culturels et artistiques. Ça a été une première manière de jauger le projet et de voir qu’il suscitait de l’enthousiasme. Je suis alors rapidement allé voir les gens de Lyon Bd, avec qui je travaille depuis plusieurs années, notamment autour du Webtrip, une bande dessinée participative publiée en ligne. Alors que je venais de finir de leur présenter l’idée, ils ont reçu un mail du ministère des droits de femmes qui recherchait des créations Bd pour la remise des prix du concours Egalitée. On va dire que ça a été un bon timing. Les choses se sont enclenchées derrière ça, Lyon Bd a amené toute sa logistique, son réseau, ses moyens graphiques et communicationnels.
JC Deveney / I. Guillaume (porteurs du projet Héro(ïne)s) : « Les services du Ministère de Najat Vallaud-Belkacem nous ont permis de donner un cachet et une crédibilité au projet qui nous ont aidé pour la suite ».
Comment est née l’idée d’un tel projet ? Cette démarche militante part-elle du constat d’inégalités que vous avez pu constater dans le milieu du neuvième art au cours de votre carrière de scénariste ?
JCD : Oui, le constat est assez évident : quand on cherche des personnages féminins dans un premier rôle, la liste n’est pas très longue. En même temps l’idée n’est pas de dire que la Bd est particulièrement machiste : le constat est largement extensible à d’autres médias, comme le dessin animé, le cinéma ou le jeu vidéo.

Dans un premier temps, ce projet a abouti à une exposition, présentée initialement au festival Lyon BD 2014. L’exposition a-t-elle tourné depuis et continuera-t-elle à être présentée ?
JCD : C’est un des buts d’Héro(ïne)s : pouvoir voyager et être vue par un maximum de monde. Et elle a plutôt bien commencé. Elle a été présentée à Cluses et Genève, l’automne dernier, puis à Québec au printemps. Elle est présentée en ce moment, dans une forme enrichie et jusqu’au 28 juin, à la Maison du livre, de l’image et du son de Villeurbanne. En octobre, à l’occasion de la Quinzaine de l’égalité en Rhône Alpes, elle sera installée sur une péniche qui descendra le Rhône avec des haltes de deux jours dans tous les départements traversés. A chaque fois, ce sera l’occasion pour des classes de lycée de venir la visiter.

Il s’agissait d’une exposition de création, composée uniquement d’œuvres originales, crées pour l’occasion. Comment le choix des dessinateurs s’est-il fait ? Les avez-vous contactés ou est-ce, à l’inverse, des auteurs qui se sont manifestés à vous pour proposer leurs services ?
JCD : C’est moi qui suis allé à la rencontre des dessinateurs et dessinatrices, même si dans un premier temps j’ai surtout travaillé avec des auteur-es ami-es dont je savais qu’ils ou elles ne resteraient pas indifférent-es à la thématique. Après une première série de huit images, qui ont été utilisées par le Ministère des Droits des Femmes, j’ai pu élargir ma sélection et contacter des auteur-es que je ne connaissais pas directement et qui ont, à de très rares exceptions, rapidement joué le jeu.

Avez-vous demandé à tel auteur de féminiser tel héros pour créer une Tintine, une Astérixe, etc, ou avez-vous laissé carte blanche à chacun des auteurs ?
JCD : Je présentais à chacun un petit texte assez proche de l’introduction de l’expo où je posais le constat de la sous-représentation féminine en Bd. Je leur demandais alors de réagir par rapport à cela, en créant une image qui renverserait le point de vue et la représentation habituelle. L’inversion des genres étaient une suggestion parmi d’autre mais c’est celle qui a été le plus souvent retenue. Les auteur-es avaient carte blanche sur les personnages. On en discutait à chaque fois avec des échanges de croquis et des propositions. Et je veillais à ce qu’il n’y ait pas d’illustrations redondantes ou sur les mêmes personnages.

Les différentes productions graphiques sont également disponibles sur un tumblr, sur lequel vous repreniez les propositions que n’importe qui pouvait vous envoyer par mail. Avez-vous reçu un grand nombre de créations ? Sur quels critères avez-vous refusé ou accepté ces réalisations ? Le tumblr est-il désormais clos ou est-il encore possible d’y participer ?
JCD : On a reçu pas loin d’une cinquantaine de participations et en-dehors d’un ou deux rares cas, on a tout gardé et présenté sur le tumblr. Les quelques images écartées l’ont été parce qu’elles étaient hors sujet et/ou présentaient une image de la femme dans les stéréotypes habituelles (des versions sexy de super-héroïnes par exemple.) Et oui, il est toujours possible d’y participer en se rendant sur le tumblr.

Par un phénomène d’inversion, vous faîtes apparaître des hommes dans des positions soit très sexuées, soit au contraire très passives. Avez-vous eu des retours négatifs de spectateurs ou de lecteurs choqués par ces représentations ?
JCD : Oui. Même si aucun de ces spectateurs ne se reconnaitrait dans le terme « choqué ». Disons que souvent, on a eu des hommes qui trouvaient que tout cela, ce n’était quand même pas trop justifié, et que des personnages féminins, il y en avait déjà pas mal dans la BD. Ce qui était surprenant et intéressant, à chaque fois, c’était de voir à quel point ils pouvaient chercher à défendre la BD en nous citant plein d’exemples de personnages féminins qui ne faisaient que confirmer les postures passives-sexualisées-virilisées ou maternelles dans lesquelles elles sont trop souvent confinées. Internet et ses commentaires masqués a donné lieu également à de jolis dérapages, bien francs et bien bourrins, à base de « Décidément les meufs n’ont aucune imagination… tout ce qu’elles trouvent à faire, c’est reprendre les persos qui existent déjà… »

Najat Vallaud-Belkacem a suivi ce projet de près, notamment à l’époque où elle était Ministre des Droits des femmes. Son ministère a-t-il encouragé Héro(ïne)s ?
JCD : Clairement. En plus d’avoir appelé au bon moment Lyon Bd, les services de son Ministère de l’époque nous ont permis de donner un cachet et une crédibilité au projet qui nous ont aidé pour la suite.

À côté des productions graphiques, souvent très ludiques et donc faciles d’accès, vous avez choisi de proposer également des analyses universitaires, en demandant aux membres des laboratoires juniors GeneERe et Sciences Dessinées de l’ENS de Lyon de rédiger des panneaux. Quelle est, pour vous, l’importance de cette démarche pédagogique ?
JCD : Je voulais que les illustrations soient une porte d’entrée dans une réflexion plus large et plus poussée. Les illustrations sont drôles pour la plupart et elles permettent d’amener les lecteurs-lectrices vers des textes qui sont là pour leur donner des clés et les faire réfléchir par eux-mêmes.

Isabelle Guillaume, vous êtes doctorante, vous travaillez sur les comics américains, et vous êtes membre du laboratoire junior Sciences Dessinées. Comment s’est faite la rencontre avec JC Deveney ? Quelles ont été ses demandes ? Vous a-t-il imposé des thèmes précis ou laissé carte blanche ?
Isabelle Guillaume : Je crois que JC a eu beaucoup de mal à trouver des universitaires lyonnais qui travaillent à la fois sur le genre et sur la bande dessinée ; en effet, ces domaines d’étude sont encore assez minoritaires en France et ce sont donc des sous-champs qui ne se croisent pas forcément. De ce point de vue, la structure des laboratoires juniors était idéale puisqu’on a pu rassembler des spécialistes de l’un et l’autre domaine pour rédiger les encarts. Le seul regret a été de ne pas pouvoir constituer une équipe paritaire, comme cela avait été le cas pour les dessinateurs/trices (il y a trois femmes et un homme). Les consignes étaient simplement d’écrire des textes courts (une page maximum), accessibles, et en rapport avec les dessins que nous avait transmis JC. Au-delà de ça, il n’y avait pas de thèmes précis : l’idée était justement de laisser chaque chercheur/euse faire appel à ses compétences propres (par exemple, Isolde Lecostey travaille sur l’humour, moi sur la culture populaire anglophone)... Finalement, il me semble que ça crée un panel assez varié d’approches, ce qui est agréable étant donné que l’exposition elle-même ne se limite pas à un type de BD particulier.

L’exercice de la vulgarisation scientifique a-t-il été compliqué pour vous ? Réaliser des textes courts, à la fois scientifiques mais accessibles à tous, s’est-il révélé plus difficile que prévu ? Est-il facile de concilier un message militant et un discours scientifique ?
IG : Durant les rencontres avec le public, certaines personnes m’ont dit qu’elles trouvaient les textes plutôt longs et complexes, donc je ne suis pas sûre que nous ayons complètement rempli l’objectif de départ... C’est vrai que certaines habitudes (notes de bas de page, emploi de termes spécifiques) sont tenaces, mais d’un autre côté je reste convaincue qu’un peu de rigueur ne fait jamais de mal, surtout dans un domaine comme la BD, qui a du mal à être perçu comme légitime … On a essayé de compenser ça par l’humour, en adoptant un ton léger. La légèreté était d’ailleurs un des éléments qui me tenaient à cœur, parce que je n’avais pas pour but, personnellement, d’aborder la question sur le mode du militantisme radical. On part d’un constat de base, qui est que les représentations des femmes dans la BD grand public (celle que tout le monde a lue, celle que tout le monde connaît) ne sont pas égalitaires. Ce constat, qu’on pensait à peu près indiscutable, a en fait généré beaucoup de protestations du type : “oui mais dans telle série il y a telle femme forte donc votre exposition ne sert à rien”. Bien sûr qu’il y a des contre-exemples, et heureusement ! Mais je trouve bizarre en soi que le simple fait de poser une question (pourquoi ces représentations ?) soit tout de suite perçu comme un acte militant… Il y a de nombreuses formes de féminisme, dont l’égalitarisme, et même les “militants” sont rarement tous d’accord entre eux. Le but était avant tout de provoquer la réflexion et la discussion en proposant des outils d’analyse. De même que les dessinateurs n’avaient pas de consignes idéologiques, je n’ai pas cherché, en constituant ce dossier, à mettre un point final au débat.

Prenons un exemple d’analyse scientifique que vous avez proposée : celle sur la question du « réalisme ». La BD réaliste donne-t-elle nécessairement une image négative, sexuée ou passive, des femmes ?
IG : Il faudrait d’abord savoir ce qu’on entend exactement par “réaliste” (et je ne veux pas m’embarquer ici dans dix pages de définitions préliminaires). Pour faire court, je ne pense pas du tout que le mode réaliste soit discriminatoire en soi ; en revanche, il me semble que l’argument du réalisme est souvent employé de façon fallacieuse pour défendre des traitements qui sont problématiques (par exemple, quand certains défendent la violence sexuelle en disant que “c’est comme ça que ça fonctionne dans la réalité, donc il est légitime de le montrer”) . Le problème n’est pas dans le thème, il est dans le traitement du thème. Par exemple, on a parfaitement le droit de montrer un viol (heureusement : toute censure est haïssable) ; par contre, si l’on choisit de rendre cette scène excitante plutôt que répugnante, on a une responsabilité morale par rapport au discours que l’on tient, au point de vue que l’on adopte (entre autres parce que les images ont une force particulière). On me répond souvent que c’est une forme de violence comme les autres, que montrer un viol n’est pas pire que de montrer, par exemple, une mutilation. Je ne pense pas que ce soit comparable dans le sens où le viol n’est pas rare à l’heure actuelle (il concerne une femme sur six aux États-Unis par exemple ; pour les hommes les chiffres sont difficiles à estimer) tandis qu’un meurtre reste a priori du domaine de la fiction pour la plupart du lectorat… On pourrait discuter longtemps mais je reste convaincue que les créateurs et les consommateurs de fiction doivent être conscients du fait que la violence sexuelle n’est pas une violence “comme les autres”.

Suite au succès de l’exposition, il a été décidé de publier un catalogue de l’exposition, reprenant également les différentes analyses scientifiques proposées. Avez-vous publié l’intégrale des dessins proposés dans l’exposition et sur le tumblr, ou avez-vous, là encore, dû faire des choix ?
JCD : Le catalogue reprend l’intégralité des illustrations de l’exposition, plus une douzaine d’images tirées du Tumblr. Nous avons choisi les images qui complétaient au mieux celles de l’expo et venaient enrichir les propos des textes universitaires. Nous avons pu également y placer tous les entretiens effectués avec chacun des illustrateurs, et qui ne sont pas tous repris dans l’exposition.

Vous avez lancé un appel à participation sur la plateforme de crowdfunding Ulule. Vous espériez récolter 6.000 euros, et ce sont finalement plus de 10.000 euros qui l’ont été. Vous attendiez-vous à réunir une telle somme ? Cela permet-il de rentrer dans vos frais ?
JCD : On espère toujours que les financements participatifs vont aller à leur terme, mais effectivement, sur Héro(ïne)s, ça a été une très bonne surprise. La somme nous a permis de rentrer dans nos frais et de s’offrir une belle couverture cartonnée.


Quelles suites envisagez-vous de donner à ce projet ?
JCD : On aimerait organiser une exposition à Paris, avec de nouvelles illustrations et une présentation du catalogue. Si des lieux sont intéressés, on est preneur ! Dans tous les cas, nous espérons pouvoir présenter l’exposition dans un maximum de lieux, de villes et de festivals.

(par Tristan MARTINE)

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Code EAN :

Le tumblr Hero(ine)s : http://hero-ine-s.tumblr.com/

 
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2 Messages :
  • JC Deveney / I. Guillaume (porteurs du projet Héro(ïne)s)
    13 juin 2015 14:24, par Laurent Colonnier

    Suis-je le seul à trouver cette démarche très conne et d’une totale mauvaise foi ? Ce serait pertinent s’il n’y avait eu d’héroïnes en BD depuis la création de la BD,or de Bécassine, Olive Oil (pré-existante à Popeye qui a volé la vedette) Lili, Aggie, Connie, Wonderwoman, Betty Boop à Epoxy, Barbarella, Natacha, Yoko Tsuno, Isabelle, Sophie, Adèle Blanc-Sec et d’autres que j’oublie sûrement, il y en a eu pas mal. C’est plutôt la sous-représentation des auteurs femmes qu’on peut interroger, mais une femme peut avoir envie de faire vivre un héros comme un homme peut préférer faire vivre une héroïne.

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