Combien de fois cela ne nous est-il pas arrivé avec un essai ou un roman : on en suspend la lecture un instant et, envoûté par un concept ou une information que l’on vient de lire, on laisse vagabonder son esprit vers des champs de réflexion qui, sans ce stimulant, seraient longtemps restés en friche. On n’image pas Alan Moore faire ses scénarios autrement. À la lecture d’un Stephen Hawking ou d’un Niels Bohr, il trouve des théories limites qu’il applique, tels des cadavres exquis conceptuels, à des situations stéréotypées de la vie courante, voire de la bande dessinée.
Jack B. Quick est un enfant savant qui ressemble pas mal à un personnage de Jacques Devos croisé dans Spirou dans les années 1960/1970, Génial Olivier (voir sa fiche sur BDoubliees.com). Comme lui, il s’agit d’un enfant blond qui porte des lunettes et qui occupe ses journées à créer des inventions farfelues. Le cliché de départ n’est donc pas d’une grande originalité. C’est une énième variation sur les enfants surdoués.
Là réside tout l’art d’Alan Moore, dans cette série qui est l’une des plus réussies de la collection América’s Best Comics : grâce à une approche parfaitement documentée, il explore les possibilités réelles d’une hypothèse scientifique et la pousse jusqu’au bout de sa logique. Chez Génial Olivier, la science était le prétexte naïf à l’humour, il n’y avait aucune réflexion réelle sur l’implication d’une invention dans l’histoire de l’humanité. Chez Moore, au contraire, la réflexion fonde la démarche humoristique et, par le biais d’un absurde savamment mis en scène, avec l’air de ne pas y toucher, les aventures du jeune Quick ouvrent notre réflexion. La dérision permet, chez Moore, d’aborder l’inconnu sans que cela soit une matière anxiogène. Il le traite avec un humour que le dessin de Kevin Nowlan ne fait jamais sombrer dans le ridicule. Si celui-ci en dessine les contours absurdes pour les êtres rationnels que nous sommes, Moore n’oublie jamais de poser cette question essentielle : que signifie pour nous, pour notre quotidien, cette donnée nouvelle ?
Grâce à cette façon de faire particulièrement intelligente, affublée d’une naïveté que l’enfant Jack incarne, Moore reproduit le phénomène dont il a été lui-même le sujet et fertilise notre esprit de ses réflexions philosophiques, provoquant en quelque sorte une réaction en chaîne qui, peut-être, améliorera la conscience de l’Homme. L’humanisme de Moore rappelle celui du biologiste Jean Rostand qui considérait qu’en matière de science, chaque nouvelle lumière ne fait qu’accuser encore plus la profondeur de l’ombre.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Nous en profitons pour saluer au passage l’excellente traduction qu’en a fait notre collaborateur François Peneaud.