Comment est né votre intérêt pour Albert Camus ?
Jacques Ferrandez : Je l’ai découvert en lisant L’étranger au lycée, comme beaucoup d’adolescents. À cette époque, je ne m’intéressais pas à l’histoire de l’Algérie. J’y suis né, mais mes parents en sont partis lorsque j’avais deux ans. Dans ma famille, on parlait de Camus comme d’un enfant de notre quartier, Belcourt, un quartier populaire d’Alger, sans plus. Ses parents habitaient en face du magasin de chaussures tenu par mes grand-parents, mais je ne l’ai découvert que bien plus tard.
J’ai commencé à m’intéresser à lui lors de mon travail sur ma série Carnets d’Orient. Le premier tome est paru en 1987 alors que l’Algérie n’intéressait pas grand monde. Déjà 30 ans !
Les thèmes et les questions qu’il aborde correspondent à mes propres interrogations.
Mais j’ai vraiment redécouvert Camus lors de la publication de son ouvrage posthume, Le Premier Homme, en 1994. Je venais de perdre mon père l’année précédente et je m’étais rendu en Algérie pour la première fois. Le texte m’a parlé tout de suite. J’y ai retrouvé les mots-mêmes de mon père et ce qu’il racontait de ses souvenirs d’Alger.
Dès ce moment, vous avez eu envie d’adapter ses textes ?
Dès les années 1990, j’ai voulu "mettre en images" des écrits de Camus. Les éditions Gallimard en avaient les droits et je leur ai proposé d’adapter L’Hôte, une nouvelle très forte mais qui me permettait de ne pas commencer par un grand texte. Un coup d’essai en somme. Gallimard n’étaient pas prêt et ils ont refusé.
Tout s’est débloqué en 2008 lorsque Catherine Camus a repris les droits sur l’œuvre de son père. Mon scénario pour l’adaptation de L’hôte a été validé tout de suite et j’ai mis moins d’un an à terminer l’album. Une réelle relation d’amitié est née avec Catherine, une femme très sensible, qui donne une grande importance à l’affect. Elle est très rigoureuse sur les adaptations et les usages qui peuvent êtres faits des textes de son père mais il faut se souvenir qu’elle avait 14 ans lorsqu’il est mort.
Après cela, comme mon travail sur L’Hôte a plu, les vannes se sont ouvertes. C’est même Gallimard qui m’a proposé d’adapter un autre texte et pas des moindres : La Peste. J’ai préféré travailler sur L’Étranger, ce qui a été accepté par Catherine Camus. J’ai mis un peu plus d’un an pour terminer ce travail qui est publié en 2013.
Mais, depuis longtemps, je voulais adapter Le Premier Homme. Comme je l’ai dit, c’est un texte qui m’a beaucoup marqué personnellement, mais c’est aussi une œuvre qui parle des modestes Pieds-noirs et où de nombreuses scènes se passent à Alger. Chez Camus, j’apprécie particulièrement le lien quasiment fusionnel qu’il entretient avec cette ville.
Le texte du Premier Homme a une histoire particulière et tragique.
En effet, c’est une œuvre inachevée. Camus avait le manuscrit avec lui lorsqu’il s’est tué dans un accident de voiture en 1960. Travailler sur ce texte était donc un sujet particulièrement sensible pour sa fille, ce qui explique qu’elle n’en a accepté la publication qu’en 1994. Nous avons beaucoup discuté et elle m’a demandé quelques aménagements dans mon scénario, à la marge.
Il faut bien rappeler que ce n’est pas l’histoire d’Albert Camus mais celle de Jacques Cormery. Son "héros" fait une recherche, une quête, sur son origine. Mais c’est une œuvre éminemment personnelle comme le montre le lien très spécifique entre Jacques et sa mère. Or, même inachevé, le roman était déjà dédicacé par Camus à sa mère, qui ne savait pas lire.
Pour moi, c’est son chef d’œuvre.
Quel est le travail spécifique d’une adaptation littéraire en BD ?
Ce n’est pas un travail d’écriture comme celui d’une œuvre originale. Il faut être précis avec le texte, à la virgule près. Je cherche à être le plus fidèle possible aux phrases et aux émotions que j’ai ressenties. Mais c’est aussi une proposition, une interprétation dans la représentation. Il y a autant d’images mentales que de lecteurs, on ne peut donc proposer que sa propre vision.
Lorsque le scénario et le découpage sont prêts, le dessin va vite. Pour l’ambiance, j’ai voulu une mise en couleur à l’aquarelle et un mélange de dessins avec et sans encrage. Le travail que j’ai fait sur Carnets d’Orient et sur mes adaptations précédentes m’a donné une bonne expérience. Et dans mon style et mes goûts, je suis plus proche d’un Hergé, très direct, que d’un Jacobs, beaucoup plus littéraire.
Pourquoi adapter Camus aujourd’hui ?
Ses écrits, les thèmes qu’il aborde, sont intemporels et je crois que nous devons les (re-)découvrir. Par contre, on fait peut-être lire Camus trop tôt aux enfants. On peut lire des nouvelles, comme L’Hôte, en 3e, mais il faut une réelle maturité pour apprécier toute la profondeur des textes plus longs.
Je sais que mes albums sont parfois utilisés en classe, mais mon travail n’est pas guidé par une nécessité pédagogique. Dans la même idée, je ne réalise pas une adaptation en ayant pour but de donner envie de lire le texte original. Mais si mes lecteurs le font, c’est bien.
Quels sont vos projets ?
Pour le moment, je n’envisage pas d’autres adaptations de textes de Camus. Mais je n’en ai pas terminé avec l’Algérie. J’aimerais parler de la période post-coloniale, peut-être en reprenant mes héros de Carnets d’Orient et en envisageant l’histoire à travers le devenir de leurs enfants.
Un conseil pour les lecteurs qui voudraient aller plus loin ?
J’ai écris un ouvrage, mêlant textes et illustrations, Entre mes deux rives, où j’exprime tout mon attachement aux deux rives de la méditerranée, qui me constituent. Toutes les questions qu’on me pose et celles qu’on ne me posent pas y trouvent leurs réponses !
(par Jérôme BLACHON)
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