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Jacques Ferrandez (Le Premier Homme) : "L’œuvre de Camus est intemporelle".

Par Jérôme BLACHON le 15 février 2018                      Lien  
Alors qu'une exposition présente le travail de Jacques Ferrandez dans la toute nouvelle galerie Gallimard à Paris jusqu'au 7 mars, retour sur le lien que l'auteur entretien avec Albert Camus, prix Nobel de littérature 1957, partagé comme lui entre la France et l'Algérie.
Jacques Ferrandez (Le Premier Homme) : "L'œuvre de Camus est intemporelle".
(c) Gallimard

Comment est né votre intérêt pour Albert Camus ?

Jacques Ferrandez : Je l’ai découvert en lisant L’étranger au lycée, comme beaucoup d’adolescents. À cette époque, je ne m’intéressais pas à l’histoire de l’Algérie. J’y suis né, mais mes parents en sont partis lorsque j’avais deux ans. Dans ma famille, on parlait de Camus comme d’un enfant de notre quartier, Belcourt, un quartier populaire d’Alger, sans plus. Ses parents habitaient en face du magasin de chaussures tenu par mes grand-parents, mais je ne l’ai découvert que bien plus tard.

J’ai commencé à m’intéresser à lui lors de mon travail sur ma série Carnets d’Orient. Le premier tome est paru en 1987 alors que l’Algérie n’intéressait pas grand monde. Déjà 30 ans !

Les thèmes et les questions qu’il aborde correspondent à mes propres interrogations.
Mais j’ai vraiment redécouvert Camus lors de la publication de son ouvrage posthume, Le Premier Homme, en 1994. Je venais de perdre mon père l’année précédente et je m’étais rendu en Algérie pour la première fois. Le texte m’a parlé tout de suite. J’y ai retrouvé les mots-mêmes de mon père et ce qu’il racontait de ses souvenirs d’Alger.

Jacques Ferrandez devant des pages du Premier Homme.
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)
(c) Gallimard

Dès ce moment, vous avez eu envie d’adapter ses textes ?

Dès les années 1990, j’ai voulu "mettre en images" des écrits de Camus. Les éditions Gallimard en avaient les droits et je leur ai proposé d’adapter L’Hôte, une nouvelle très forte mais qui me permettait de ne pas commencer par un grand texte. Un coup d’essai en somme. Gallimard n’étaient pas prêt et ils ont refusé.

Tout s’est débloqué en 2008 lorsque Catherine Camus a repris les droits sur l’œuvre de son père. Mon scénario pour l’adaptation de L’hôte a été validé tout de suite et j’ai mis moins d’un an à terminer l’album. Une réelle relation d’amitié est née avec Catherine, une femme très sensible, qui donne une grande importance à l’affect. Elle est très rigoureuse sur les adaptations et les usages qui peuvent êtres faits des textes de son père mais il faut se souvenir qu’elle avait 14 ans lorsqu’il est mort.

(c) Gallimard

Après cela, comme mon travail sur L’Hôte a plu, les vannes se sont ouvertes. C’est même Gallimard qui m’a proposé d’adapter un autre texte et pas des moindres : La Peste. J’ai préféré travailler sur L’Étranger, ce qui a été accepté par Catherine Camus. J’ai mis un peu plus d’un an pour terminer ce travail qui est publié en 2013.

Mais, depuis longtemps, je voulais adapter Le Premier Homme. Comme je l’ai dit, c’est un texte qui m’a beaucoup marqué personnellement, mais c’est aussi une œuvre qui parle des modestes Pieds-noirs et où de nombreuses scènes se passent à Alger. Chez Camus, j’apprécie particulièrement le lien quasiment fusionnel qu’il entretient avec cette ville.

Le texte du Premier Homme a une histoire particulière et tragique.

En effet, c’est une œuvre inachevée. Camus avait le manuscrit avec lui lorsqu’il s’est tué dans un accident de voiture en 1960. Travailler sur ce texte était donc un sujet particulièrement sensible pour sa fille, ce qui explique qu’elle n’en a accepté la publication qu’en 1994. Nous avons beaucoup discuté et elle m’a demandé quelques aménagements dans mon scénario, à la marge.

Jacques Ferrandez et Catherine Camus
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

Il faut bien rappeler que ce n’est pas l’histoire d’Albert Camus mais celle de Jacques Cormery. Son "héros" fait une recherche, une quête, sur son origine. Mais c’est une œuvre éminemment personnelle comme le montre le lien très spécifique entre Jacques et sa mère. Or, même inachevé, le roman était déjà dédicacé par Camus à sa mère, qui ne savait pas lire.

Pour moi, c’est son chef d’œuvre.

(c) Jacques Ferrandez

Quel est le travail spécifique d’une adaptation littéraire en BD ?

Ce n’est pas un travail d’écriture comme celui d’une œuvre originale. Il faut être précis avec le texte, à la virgule près. Je cherche à être le plus fidèle possible aux phrases et aux émotions que j’ai ressenties. Mais c’est aussi une proposition, une interprétation dans la représentation. Il y a autant d’images mentales que de lecteurs, on ne peut donc proposer que sa propre vision.

Lorsque le scénario et le découpage sont prêts, le dessin va vite. Pour l’ambiance, j’ai voulu une mise en couleur à l’aquarelle et un mélange de dessins avec et sans encrage. Le travail que j’ai fait sur Carnets d’Orient et sur mes adaptations précédentes m’a donné une bonne expérience. Et dans mon style et mes goûts, je suis plus proche d’un Hergé, très direct, que d’un Jacobs, beaucoup plus littéraire.

(c) Jacques Ferrandez

Pourquoi adapter Camus aujourd’hui ?

Ses écrits, les thèmes qu’il aborde, sont intemporels et je crois que nous devons les (re-)découvrir. Par contre, on fait peut-être lire Camus trop tôt aux enfants. On peut lire des nouvelles, comme L’Hôte, en 3e, mais il faut une réelle maturité pour apprécier toute la profondeur des textes plus longs.

(c) Mercure de France

Je sais que mes albums sont parfois utilisés en classe, mais mon travail n’est pas guidé par une nécessité pédagogique. Dans la même idée, je ne réalise pas une adaptation en ayant pour but de donner envie de lire le texte original. Mais si mes lecteurs le font, c’est bien.

Quels sont vos projets ?

Pour le moment, je n’envisage pas d’autres adaptations de textes de Camus. Mais je n’en ai pas terminé avec l’Algérie. J’aimerais parler de la période post-coloniale, peut-être en reprenant mes héros de Carnets d’Orient et en envisageant l’histoire à travers le devenir de leurs enfants.

Un conseil pour les lecteurs qui voudraient aller plus loin ?

J’ai écris un ouvrage, mêlant textes et illustrations, Entre mes deux rives, où j’exprime tout mon attachement aux deux rives de la méditerranée, qui me constituent. Toutes les questions qu’on me pose et celles qu’on ne me posent pas y trouvent leurs réponses !

Les origines (c) Jacques Ferrandez
Cormery/Camus (c) Jacques Ferrandez

(par Jérôme BLACHON)

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Code EAN : 9782075074155

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4 Messages :
  • C’est marrant, en bonne pied noire, la mère de Camus parle des Français ....
    Le problème de Ferrandez c’est que sa famille et lui sont partis en metropole en 1956.Et n’ont pas connu le désastre de l’exil de 1962 pour les juifs et les chrétiens nés dans des départements francais.M Ferrabndez ne compte donc pas apparemment faire une BD là dessus.
    Quant au roman de Camus "le premier homme" tous les pieds noirs qui l’ont lu se sont retrouvé dedans.La BD en est une bonne adaptation.
    Je vous ai compris

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    • Répondu par Jérôme Blachon le 16 février 2018 à  11:36 :

      Jacques Ferrandez a traité de la guerre d’Algérie dans les 5 derniers tomes de ces Carnets d’Orient, qui couvrent la période 1954-1962. Il a également illustré Des hommes dans la guerre d’Algérie, textes d’Isabelle Bournier, paru en 2010 chez Casterman.

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      • Répondu par Leray le 17 février 2018 à  16:11 :

        Quitte à vous contredire, J Ferrandez n’a jamais fait de BD sur ce qui s’est passé entre le 19 mars et le 5 juillet : abandon et massacre des harkis, meurtres et disparitions de pieds noirs par le FLN (Massacre d’Oran 700 morts), massacre de la rue d’Isly (80 morts), attentats OAS 2000 morts, règlements de compte entre indépendantistes....armée francaise cantonnée dans les casernes qui n’intervient pas...
        Exode de 800 000 personnes bien accueillies à Marseille ou leurs affaires étaient balancés dans la Méditerranée par les dockers CGT , j’en passe et des meilleurs..Cela , il ne l’a pas connu comme moi...meme si j’avais 4 ans à l’époque, c’est mon premier souvenir de la France. comme pour ma famille maternelle ou il y a des catholiques, protestants, des juifs séfarades ceux-ci très absents de ses BD...
        Je ne conteste pas la qualité intrinsèque des 5 livres que je possède : seul problème, J Ferrandez était en métropole de 1956 à 1962

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        • Répondu par Jérôme Blachon le 17 février 2018 à  23:10 :

          La BD est l’art de la concision et n’est pas un livre d’histoire. Jacques Ferrandez n’est pas historien et n’a jamais prétendu l’être. La BD veut, avant toute chose, faire ressentir des émotions et proposer une vision, partielle et sans doutes partiale. Ne pas avoir vécu un événement n’a jamais empêché de proposer une vision sur celui-cit, dont on peut quand même se faire une idée à travers les témoignages, les ouvrages historiques, les archives. Sinon, nous ne pourrions rien écrire sur des événements antérieurs à la Seconde guerre mondiale. Et c’est à nous, lecteurs, de nous identifier, de nous reconnaître ou non dans la vision qui nous est proposée.

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