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Janry ("Le Petit Spirou") : « Dessiner est pour moi une sorte de revanche »

Par Jean-Sébastien CHABANNES le 18 septembre 2017                      Lien  
A la fin de notre entretien en mai dernier à propos de "Spirou & Fantasio" (héros emblématiques des éditions Dupuis), nous avions convenu avec Jean-Richard Geurts (plus connu sous son nom d'artiste "Janry") de se revoir très vite pour se concentrer cette fois sur son autre série très appréciée des lecteurs : "Le petit Spirou". Mais puisque fort de son succès, une adaptation au cinéma sort sur grand écran fin septembre, il nous apparaissait tout d'un coup évident qu'il fallait se rencontrer à nouveau sans trop attendre ! Et c'est ainsi, que par un bel après-midi de juillet, nous avons passé plus de cinq heures bien agréables en sa compagnie (contre trois heures la première fois pour Spirou). Quand on commence à discuter dessin, neuvième art... et le sujet délicat de ses adaptations au cinéma, il y a matière à échanger !

Qu’en est-il de cet album "La Jeunesse de Spirou" que l’on n’a pas évoqué lors de notre précédent entretien ?

L’album « La jeunesse de Spirou » est plus un projet d’éditeur qu’un projet à nous. C’est un recueil de courts récits des premières années « Tome et Janry ». C’était un peu comme « Les histoires de l’oncle Paul », comment Spirou est devenu ce personnage... Et Philippe s’est dit après cet album : « Mais là voilà la solution ! ». La solution pour faire du Spirou sans casser Spirou... et pour qu’il soit plus proche de nous ! Toutes nos idées plus personnelles qu’on ne pouvait pas faire dans Spirou et bien, imaginer sa jeunesse, c’était le terrain idéal pour raconter autrement. Comme je te l’avais dit la première fois où on s’est rencontrés, à sa façon, Franquin avait emprunté le même itinéraire. Quand il a commencé à se sentir à l’étroit dans le costume de ce personnage qu’est Spirou et qu’il n’avait pas créé non plus lui-même... Pour s’en sortir, plutôt que de "customiser" le héros, il a ajouté des personnages secondaire à l’image de Zorglub.

Janry ("Le Petit Spirou") : « Dessiner est pour moi une sorte de revanche »

Et le stade ultime, ça a été Gaston (et pas seulement dans l’animation du magazine). D’ailleurs, dans la série « Gaston Lagaffe », son acolyte au départ, c’est bien Fantasio ! Il n’a été remplacé par Prunelle que plus tard. Notre truc à nous, ça a donc été de l’imaginer comment il était petit.

C’est donc bien cet album qui a amené votre série parallèle « Le petit Spirou » ?

Ce n’était pas sciemment planifié comme ça mais ça a allumé dans notre esprit cette idée qu’il y avait une opportunité à saisir pour faire du Spirou à notre sauce. Ceci sans casser l’image du grand ! Ce choix avait d’ailleurs deux qualités à nos yeux : enfin on a un ballon d’oxygène pour nous en tant qu’auteurs et en plus, ça nous ressource sur le grand de Spirou ! Quand tu es obligé d’être tout le temps au même endroit, tu en oublies que tu aimes cet endroit. C’est seulement quand tu rentres de vacances, quand tu rentres chez toi, que tu retrouves ton « Spirou & Fantasio », que là tu es content et regonflé à bloc !

Le premier album du Petit Spirou s’est fait pendant l’album de « Spirou à New York » et d’ailleurs un bonus de quatre gags du petit Spirou avait justement été édité à cette occasion. Mais je suis d’accord que l’album « La Jeunesse de Spirou » devrait être un album hors collection. Il est fort probable qu’on ait été en retard dans notre travail à cette époque et que l’éditeur ait gratté un peu les fonds de tiroir pour sortir quand même un nouvel album du grand Spirou (en attendant le tome 39). Je ne me souviens plus trop mais c’est possible... Mais ce qui est important en fait, c’est que ça a généré l’idée du Petit Spirou. Dupuis n’a pas forcément adhéré de suite à cette idée mais ils nous faisaient quand même confiance. Ce qui était inédit avec le Petit Spirou c’est que c’était la première série dite "familiale" qui n’avait aucune gêne à parler de certains tabous. Il était temps pour nous de faire une série qui propose une certaine impertinence ! Sinon on en serait restés à « La Patrouille des castors » alors que le cinéma avait lui déjà cassé certains codes et autres tabous. Donc je reconnais vraiment un statut de pionnier à Philippe sur ce point là : « Le Petit Spirou » a été pour moi la première série dites « tout public » qui abordait des sujets un peu inappropriés et où Philippe pouvait inoculer ses propres idées. L’histoire de « Tante Phlébite est un monsieur » en est une bonne illustration par exemple...

Vous n’aviez pas peur que des parents interviennent dans un rôle de censure ?

Si ! Et c’est marrant parce que, contrairement à moi, Philippe espérait le scandale ! Et moi, je ne l’espérais surtout pas : pour moi, l’humour est un bon cheval de Troie ! Si c’est bien fait, ça doit donner l’impression au lecteur que c’est lui finalement qui est l’initiateur de la morale de l’histoire qu’il est en train de lire (histoire qu’en réalité des auteurs lui racontent). Les messages trop explicites, écrits blanc sur noir au tableau, ça a un côté ch... Avec le Métomol de Franquin (l’arme qui détruit les armes), il y a un vrai message caché derrière ce truc, qui se veut super rigolo au premier abord. Il faut enrôler le lecteur dans les idées et qu’il se les approprie lui-même. Cadré par son propre bon sens, sans qu’on lui dicte... Lorsque ça crée une polémique, cela veut dire qu’on n’a pas réussi à apprivoiser le bon sens de l’autre. Je trouve que l’idée de « Tante Phlébite est un monsieur » (dont j’étais en partie le moteur) est une histoire drôle, profonde et également pathétique.

Moi si je fais de la BD aujourd’hui c’est parce que quand j’étais petit, on me tapait la gueule et dessiner était pour moi une sorte de revanche, un terrain de victoires. Et quand j’y pense, peut-être que si je fais de la BD aujourd’hui, ce n’est pas forcément parce que c’est mon truc absolu... mais parce que ça me rappelle des victoires ! En somme, c’est presque une thérapie pour moi.

La couverture du dixième album, c’était un vrai scandale ou un événement orchestré ?

Cette idée de couverture est une des rares idées que j’ai proposées, la série doit tout à Philippe. Et là je me suis décidé à faire ce truc du concombre dans le slip. Philippe m’avait répondu entre deux portes : « Ouais, vas-y c’est marrant ! ». Ok c’est marrant et sulfureux mais totalement inattaquable pour moi : car c’est un enfant qui le fait ! Il n’y a aucune intention érotique, c’est juste un enfant qui s’interroge. Comme le grand Spirou, le petit Spirou est lui aussi un aventurier ! Il paraît que plus tard ça gonfle et que ça pourrait bien donner ça : donc sur la couverture, on le voit moyennement emballé. Par contre Suzette à côté a l’air vachement épatée du résultat quand elle se fait à l’idée que plus tard elle aura des seins. La transposition des fruits et légumes, c’est juste rigolo. Ça peut choquer mais il n’y a pas eu le moindre scandale en fait. Ça a fait parler mais j’ai la faiblesse de penser que c’est parce que c’était juste. Je n’ai pas le souvenir d’un quelconque débat avec notre éditeur...

En tous cas, je pense que ceux qui propagent des critiques adressées au Petit Spirou sont eux-mêmes en danger : c’est à dire qu’ils se projettent eux-mêmes, ils projettent leurs mauvaises idées. Si le Petit Spirou veut regarder sous la jupe de Mademoiselle Chiffre, ce n’est pas parce qu’il a des idées perverses mais parce qu’on le lui interdit, c’est tout ! On ne doit pas oublier que c’est un gamin de huit ans. Et je te promets qu’il y a un vrai lien entre le Petit Spirou et le grand.

Dessin de l’auteur réalisé pendant l’interview

Le petit Spirou est déjà un héros ! Car un héros fait quelque chose là où les autres ne font rien. Car un héros, c’est aussi un enfant qui fait quelque chose alors qu’on lui a interdit. Il sait remettre en question ce qu’on lui dit pour au moins essayer de comprendre la raison. Et ce, à chaque fois qu’un adulte botte en touche d’où nos titres d’album du style « Tu comprendras quand tu seras grand ».

C’est amusant en effet ces titres à partir de petites phrases toutes faites...

Ce sont vraiment des réflexions d’adultes ! J’ai dû en sortir à mes filles quand, par exemple, on était dans un embouteillage au péage et qu’il y en a une dans le tas qui avait envie de faire pipi : « T’as qu’à t’retenir ! » ( Rires ) Ce sont des enfants confrontés aux impératifs des adultes et le but du Petit Spirou a toujours été de s’amuser justement de cet écart. Tout ce qui sépare le monde de l’enfance (réceptacle vierge de toute donnée éthique) et le celui de l’adulte (qui est souvent : « Faites c’que j’dis mais ne faites pas ce que je fais »).

Avant de vous lancer, vous êtes vous interrogés par rapport aux autres séries dites familiales qui existaient déjà ? Il y avait « Boule & Bill »...

En tous cas, on a démarré avant Titeuf ! Et je me souviens justement d’une réflexion de mon scénariste : Philippe avait lancé « Mais il nous broute les miches lui ! ». ( Rires ) Ma ligne de défense à moi vis à vis de Titeuf était de dire plutôt qu’on avait finalement initié un mouvement. Car si aujourd’hui on refait une BD comme on faisait du « Boule & Bill » il y a trente ans, le type est disqualifié d’office. Je peux me permettre de le dire puisque le réel explorateur, c’était mon scénariste. C’est lui qui m’a dit qu’il fallait casser les codes et faire évoluer la BD tout public. Chez Dupuis et dans le Journal deTintin, il y a un encadrement moral tel qu’il ne faut pas fâcher les parents (et surtout ne pas changer une formule qui gagne). Sauf que pendant ce temps, le cinéma continue son chemin (et le roman aussi). Il était temps de prendre le train en marche pour parler d’autres sujets. Donc pour moi, Zep a compris le truc ! Et je dis bravo, c’est très bien. Il s’est inspiré de l’esprit. D’autres ne se sont inspirés que de l’enveloppe... Ben non, faire un Tintin, un Astérix ou un Lucky Luke « petit » ne fait pas de facto une bonne série.

Le format des albums est intéressant : une petite histoire en guise de préambule puis les gags en une planche.

Le gros handicap des albums avec que des gags en une planche, c’est que c’est en rafale. Commencer par une histoire courte de six pages (ou un peu plus), c’est le seul moyen de créer une atmosphère, de se faire une idée sur l’esprit de l’album qu’on est en train de lire. Cela permet de le distinguer des autres. On évite ainsi que tous les albums du Petit Spirou se ressemblent. En BD, il y a soit des formats comme chez « Fluide Glacial » (où c’est une compilation de diverses histoires courtes), soit de l’autre, le style « Achille Talon » avec ses gags en une page. Enfin... deux pages parce que Talon parle beaucoup ! ( Rires ) Difficile de faire tenir le gag en une page... Je trouve donc que notre format d’album est très bon. On perdrait vraiment un atout si nos albums du Petit Spirou n’était qu’un ensemble de gags en une planche. On en mélangerait les planches que personne ne verrait de différence. Ce qui nous obsédait c’est le côté compulsif de... la série ! Et ce depuis « Tintin » jusqu’à « Largo Winch » ! C’est à chaque fois l’arrivée d’un nouvel album pour satisfaire le lecteur qui attend les nouvelles aventures du personnage qu’il aime ! Et l’auteur, pris dans le carcan de la série, s’interroge comment faire pour que chaque album se distingue des précédents. Dans le Petit Spirou, avec nos histoires courtes en introduction, on arrive à introduire de nouveaux personnages et à leur donner du sens avant que le lecteur ne les retrouve dans de simples gags.

Faire du gag en une planche, c’est un exercice beaucoup plus compliqué, non ?

Faire un créneau avec une remorque aussi ! ( Rires ) Oui c’est difficile et c’est 44 fois plus difficile qu’une histoire de 44 pages. Car il faut à chaque fois quelque chose d’inédit. Mais il ne faut pas nécessairement une chute à chaque planche. Comme vous le savez, je fais aussi du gag en une planche avec mon autre série « Passe moi l’ciel » et il y a des pages où c’est rigolo rien que dans le développement du gag, pas forcément à la fin. Faire des gags en une page ne signifie pas faire des gags à chute. Il y a d’autres moyens pour le moteur humoristique. Comme dans l’exemple des gags sans paroles. La manière de dessiner le gag peut jouer aussi ce rôle de moteur humoristique. Dans un autre gag, ce peut être la relation entre deux personnages. Le format gag n’est pas aussi rigide que ça mais par contre, tu as en effet 44 fois le syndrome de la page blanche.

Est-ce que justement les gags sans bulle ne sont pas les meilleurs ?

Je comprends que ce soit des gags qu’on aime bien parce que le lecteur se sent investi d’une certaine part créatrice. Il doit imaginer ce qui s’est passé, le lecteur est amené à deviner certaines choses. Mais ces gags sans bulle sont souvent ceux qui m’angoissent le plus car je suis le seul responsable du succès du gag. Tu comprendras que s’il est mal dessiné... ( Rires ) Dans notre travail, Philippe va crobarder le gag tel qu’il l’imagine et c’est pour moi une bonne manière de me transmettre ses directives. C’est beaucoup plus créatif de la part d’un scénariste qu’on ne le pense. Philippe maîtrise ces mécanismes de narration même quand il n’y a pas de texte.

Et il faut savoir qu’on en discute aussi beaucoup entre nous. Ce n’est pas moi qui réclame des gags sans bulle. Je me souviens que mon scénariste m’a déjà sorti une fois : « Parfois j’ai de mauvaises idées mais je sais que dessiné par toi, ça va être drôle ». On se connaît très-très bien et chacun tire le meilleur parti des qualités de l’autre.

A l’inverse, je devine que Philippe a certainement dû renoncer à certains gags, sachant que de mon côté je ne saurais pas exploiter l"aspect drôle qu’il avait imaginé. Il nous est déjà arrivé de laisser tomber un gag. Souvent c’est quand il faut que je devine... Du coup on commence à en discuter et là ça chauffe entre nous. Il faut vraiment que ce soit clair dans mon esprit pour éviter que je ne dessine autre chose que ce que lui voyait...

J’aime beaucoup l’introduction systématique des gags avec le prof de gym où le héros se fait dénoncer tout en restant impassible...

C’est le gag de répétition type ! Si on ne le fait pas, le lecteur va nous demander pourquoi. Un prof vient de dire une vérité scolaire et il y a un élève qui le remet en question. Et comme c’est la base de notre série du Petit Spirou, il nous faut à chaque fois rappeler ça. Comme « Toute la Gaule est envahie. Toute la Gaule ? Non !.. »... Et c’est à cause de la potion magique ! C’est rappelé à chaque fois parce que c’est la colonne vertébrale des albums d’Astérix. Pour nous c’est pareil et ce pour chaque gag que l’on fait ! Un gag en une page se suffit à lui-même et doit être compréhensible par quelqu’un qui ne connait pas l’esprit de la série. C’est un exercice de style pour parvenir à donner à un lecteur arrivant de Saturne tous les éléments pour qu’il rigole là où on souhaite qu’il rigole.

Puisque vous parlez d’Astérix, il y a justement un gag qui y fait référence et où Panoramix intervient même !

Tiens, je le redécouvre celui-là, maintenant que vous m’en parlez... Oui, là, typiquement, on a spéculé sur le fait qu’une série comme Astérix serait toujours d’actualité dans 25 ans. C’est toujours très dangereux ce type de référence. Dans « Passe-moi l’ciel » j’ai fait également un gag avec George Bush ! Je ne suis pas sûr qu’un lecteur aujourd’hui le dégustera de la même manière qu’à l’époque. Pas besoin d’en dire plus, vous aurez compris qu’on en apprend tous les jours sur ce genre de petites erreurs.

D’ailleurs, un des talents de Franquin a été aussi de faire que quelqu’un comme Gaston reste assez contemporain malgré le fait qu’il n’ait pas de Smartphone. Il nous faut presque trouver des gags intemporels pour que ça puisse faire rire aussi bien l’homme de Cro-Magnon qu’un "geek" aujourd’hui. Donc il nous faut faire attention avec toutes les références culturelles qu’on peut utiliser et se méfier des simples effets de mode. Mais je pense que là, avec Astérix, on n’a pas trop pris de risques... Et si demain on doit faire un gag avec des gamins qui jouent aux cowboys dans la cour de récré, il ya de fortes chances pour que tu y vois apparaître une référence à Lucky Luke.

Il y a pas mal de gags répétitifs... et même deux quasi similaires !

Ce n’est pas forcément de l’humour répétitif, c’est simplement qu’on trouve ça rigolo. Mais on a eu une discussion avec Philippe sur ça : un gag de répétition ne signifie pas forcément un gag répété. Le lecteur devine le type de chute qu’il va y avoir mais la façon dont s’est amené et la nature de la chute restent une surprise. Par contre, le gag qui consiste à obliger Mademoiselle Chiffre à se baisser (avec la variante stylo-grenouille), je t’avouerai que là, je n’étais pas d’accord avec lui. Tout est trop identique ! Sinon, dans ce cas, on pourrait continuer à faire la même chose avec des avions en papier (ou je ne sais quel autre objet d’enfant)... Donc non, je n’étais pas très chaud là. Dans un vrai gag de répétition, la véritable surprise doit résider dans la façon dont ce sera développé...

Il y a tous les personnages type d’un village. Chacun peut y trouver ses souvenirs d’enfance : Le prof de sport, la maîtresse sexy, le curé du village, le libraire...

Chaque personnage a évidemment un rôle en tant que représentant d’un des aspects de la société. Le curé par exemple est le détenteur de la morale, une sorte de gendarme éthique. Le grand-papy, lui, c’est le complice du Petit Spirou à qui on interdit des choses. Car l’un est trop petit et l’autre trop vieux. Suzette, c’est le mystère féminin qui va initier le héros. Il y a aussi le surveillant Nairdebeux que j’aimais bien et qu’on a bien exploité dans le second tome. Lui, on l’a abandonné ensuite car on finissait par le trouver trop pitoyable. Il n’a plus qu’un seul axe dans sa vie : se venger sur les enfants de son incompétence et de ses souffrances. Finalement, c’était un personnage trop négatif.

Je crois qu’il y a, en matière d’humour, une petite différence entre les Belges et les Français. Le Français est capable de dégainer de l’humour carrément destructeur. Alors que nous, nos personnages négatifs ont aussi des points gagnants. Il y a une explication, ils ne sont pas condamnables. Et donc on ne les condamne pas au travers de l’humour qu’on déploie. Monsieur Mégot par exemple (le professeur de sport), la première fois que tu le vois, tu te dis qu’il est pathétique. Mais après tu finis par l’aimer bien. Moi je suis fan des Bidochon par exemple... mais quand je lis ça, je me dis qu’il n’y a vraiment rien pour les sauver. Il n’y a pas une seule lueur d’espoir là-dedans. Alors que quand on fait de la BD, pour moi, c’est aussi pour se faire du bien quand même.

Il manque peut-être le maire du village non ? Comme celui de Spirou qui fait des discours dithyrambiques...

Je vous signale que Fantasio est absent aussi ! Et à contrario, Vertignasse ne se trouve pas dans les aventures de Spirou non plus... C’est le genre de question que les auteurs ont envie qu’on leur pose pour justement ne pas y répondre. Ce sont des cases vides volontaires, c’est au lecteur de deviner ! Et ces cases vides permettent aussi à la série d’être évolutive. Pourquoi Soda a trois doigts ? Tu le sais toi ? Est-ce que Vertignasse aurait trahi ? Est-ce pour cela qu’il n’existe plus ensuite dans les aventures du grand Spirou ?

Dessin de l’auteur réalisé pendant l’interview

Vous nous régalez également avec des personnages féminins comme Claudia Chiffre ou la Bonne-Sœur infirmière.

Il y a aussi la prof de natation ! ( Rires ) Il m’est arrivé en séances de dédicaces que des lecteurs me disent « Je crois qu’on a eu le même prof de gym ». Mais en fait non ! On n’a pas eu le même prof. Sauf qu’en fait, quand tu fais des gags en une planche, tu ne peux pas te départir de certains codes. Il faut aller vite vers le propos. On doit tout de suite comprendre que la nana est une machine à fantasmes, que le prof de gym, c’est le gars que les enfants vont subir... On pourrait nous dire qu’on se prive d’une marge de création en fixant les choses de cette façon mais c’est comme ça : il faut que les choses soient claires. On n’a pas eu le même prof de gym mais on a eu la même projection de ce qu’était notre prof de gym. Il m’obligeait à faire des trucs que je n’avais pas envie de faire et il m’engueulait à chaque fois que c’était raté. Comme pour ce lecteur. Et mon mode de vengeance à moi, c’est d’imaginer un monsieur Mégot totalement contraire au message de vie qu’il essaie de véhiculer. Il n’a aucune hygiène de vie, c’est un frustré, il fume et il boit alors que son fonds de commerce, c’est la santé. Et donc on y va très vite ! Tous ceux qui ont souffert du cours de gym font la même projection sur ce personnage qu’est monsieur Mégot. Avec Philippe, on est obligés d’être manichéens. Dans un épisode comme « Luna Fatale », on a le temps de nuancer un personnage à propos de cette femme bizarre qui s’introduit dans la vie de Spirou. Avec mademoiselle Chiffre, on ne peut pas.

Vous relisez vos premiers albums du Petit Spirou ?

Non et c’est pour des raisons purement égoïstes ! Philippe ne se relit pas non plus : il a peur de se rendre compte que ses premiers gags pourraient être mauvais. Comment les lecteurs ont pu aimer ça ? Eh bien, pour moi, c’est pareil. A l’inverse, on pourrait aussi avoir la peur inverse qui consisterait à se dire qu’au début on faisait des trucs géniaux et que maintenant beeen, c’est pas terrible. En clair, que j’aurais déjà un pied dans le cercueil... Vous voyez, dans un sens comme dans l’autre, la confrontation avec ce que tu as fait avant pourrait être très toxique.

En réalité, il m’arrive de me lire uniquement quand je sens les circonstances appropriées : c’est à dire qu’il existe quand même de rares moments où je peux arriver à me mettre dans la peau d’un simple lecteur.

Qui est ce Dan qu’on retrouve parfois en signature ?

Comme avec Bruno Gazzotti (qui nous a aidé au début pour « Le Petit Spirou »), on pensait faire un atelier avec Dan également. Car un atelier permet d’alimenter nos univers de réflexion. Il y a beaucoup de gags où on dessine à deux. Dan travaille assez bien sur les crayonnés mais l’encrage ne peut venir que d’une seule personne. Donc, naturellement, je suis son crayonné mais je le corrige un petit peu pour revenir mieux à un style qui me correspond. Quand il est noté « Assistant Dan », c’est moi qui fait le découpage, lui qui dessine et moi qui encre. Je fais la mise en page car le texte est incompressible : le dessin doit prendre sa propre place autour des textes. Mais il n’est pas possible de faire épaule contre épaule le dessin et l’encrage ensemble. On délègue certaines taches et parfois ça peut n’être que des décors.

Les couvertures d’albums sont réalisées avec originalité !

Oui, c’est une stratégie graphique que Philippe souhaitait (et qui a évolué très vite après le premier album). Le Petit Spirou est toujours en avant-plan et en couleurs vraies. Car le héros c’est lui et c’est donc lui qu’on doit voir en premier. Et puis il y a une déclinaison des couvertures : l’album rouge, l’album orange, l’album violet etc. Pour faire le dégradé de l’arrière plan, je mets un masque sur le dessin en avant-plan et avec un aérographe je mets du blanc. C’est quand même beaucoup plus facile avec l’ordi aujourd’hui en utilisant les notions de calque.

Remarquez que ce premier travail à l’aérographe, on l’a fait avec l’album « Spirou à New York ». Le décors de la ville je l’avais fait au début normalement, comme le dessin de Spirou et de Fantasio qui sortent de la plaque d’égout. Philippe est arrivé et m’a dit « Non ! Il est chouette ton décor de New York, mais le principal, c’est Spirou et Fantasio devant avec la menace des autres personnages ». Et donc, il a mis un cache sur les personnages, il a pris un aéro et il m’a masqué tout mon dessin ! Tout mon beau dessin de la ville que j’avais fait, tout a été atténué. Tout ce qui est estompé, c’est un coup d’aéro. Et Philippe avait raison : comme pour une affiche de cinéma, il faut instaurer une hiérarchie dans une couverture d’album. La chaise de la couverture du tome 3 du Petit Spirou n’est pas importante mais par contre elle aide à comprendre très vite où se sont cachés les deux personnages.

Alors justement... qu’est-ce qu’il s’est passé avec le tome 4 ?

Tiens, vous m’étonnez, là ! Normalement il devrait y avoir des chiens qui sautent tout autour. Figurez-vous que c’est la première fois que je me rends compte qu’en effet on ne les voit pas. Croyez-moi, je me souviens très bien avoir dessiné les chiens. En effet, ils manquent là sur la couverture. Je suis très étonné, je vais vérifier mais je m’interroge là...

Le nombre d’album s’allonge : est-ce que maintenant vous avez songé à faire évoluer les gags du Petit Spirou vers des histoire complètes.

C’est une question que je me suis posée plusieurs fois mais je ne pense pas que ce soit bien. Les tentatives de Talon et de « Cubitus » ne m’ont pas convaincu. J’ai envie de dire (de manière un peu arrogante) qu’on a trouvé le format idéal. Une histoire de six, huit ou dix pages en introduction sont autant d’occasions pour donner plus de perspectives à tous nos personnages secondaires (et qui se retrouveront ensuite dans nos gags). D’ailleurs quand on lit « Ma nuit chez Zoé » et « Mon île au trésor », Spirou n’est plus le héros. Il est même presque mené par le bout du nez par ces deux filles. Dans une histoire de 44 pages, il y a forcément un moment où le héros va devoir sortir de son propre cahier des charges. Dans un 44 pages de Greg, Achille Talon va devoir jouer dans des scènes d’actions alors qu’il n’a pas le profil pour. Il est tenu de le faire alors qu’au départ, ce héros a été créée pour être simplement plus intelligent que son voisin. Le danger c’est le contremploi. Talon est un philosophe impertinent et le lecteur le voit soudain dans un rôle dans lequel il n’est pas approprié. Et je me permets un petit hommage à Luc Batem car il est parvenu avec un personnage secondaire comme le Marsupilami à faire une vingtaine d’albums crédibles.

Munuera vient de démarrer une série parallèle avec Zorglub. L’idée ne vous tente pas d’exploiter un personnage secondaire ?

C’est une question que je me suis déjà posée. Pour le moment je n’ai pas envie de me relancer dans l’aventure. Pour des raisons personnelles et pour des raisons historiques par rapport à la série. On pourrait imaginer un personnage du Petit Spirou quand il sera grand, peut-être qu’on en parlera un jour avec Philippe. Un personnage comme Melchior par exemple, ce serait super rigolo. Mais franchement il n’y a pas d’intention réelle de notre part. Et puis, je suis toujours autant reconnaissant de ce que la BD m’a apporté (même si je le dois aussi à cette audace qu’on a quand on est jeune) mais j’ai peur de décevoir mes lecteurs si on recommençait ce genre d’aventures. Je vous jure que c’est vrai quand je te dis ça ! La plupart des auteurs de BD sont de gros introvertis (comme moi). On veut juste raconter des choses à des gens, juste communiquer à notre manière...

Le film "Le Petit Spirou" sort le 27 septembre ? Ce genre d’adaptation n’est pas toujours à la hauteur...

Moi j’étais au taquet à propos du film mais Philippe, non (alors que c’est lui le détenteur de l’esprit de la série, moi je ne suis qu’illustrateur). Ils nous ont envoyé le story-board et c’est quand même 80 pages. J’en ai lu dix pages tous les soirs à ma fille et on a adoré. Alors, je me suis permis de lever le doigt sur un ou deux détails, pour leur rappeler que ce qui marche en BD ne marche pas forcément au cinéma. Dans le générique par exemple, ils voulaient faire un gag qui avait été fait dans un de nos albums : celui où le prof de gym dort dans sa bagnole, il n’a que la tête qui dépasse et ils en profitent pour le dessiner à poil sur la portière. Et puis, quand il circule en voiture dans la rue, tout le monde se moque de M. Mégot (et le type ne se rend pas compte de ce qui se passe).

Mais ça n’est pas possible de faire fonctionner un tel gag à l’écran. Je me souviens aussi qu’ensuite on a été invités à la première du film et que j’hésitais sacrément à y aller car il me semblait que le film était raté. Si un type à la sortie me demande mon avis, j’aurais été incapable de mentir. Je n’ai pas le talent du comédien qui va te dire « Qu’est-ce qu’on s’est marrés sur le plateau ! ». D’ailleurs, je ne sais pas comment ils font à chaque fois pour répondre comme ça à côté et pour faire qu’en plus on y croit. Dans les bonus des DVD, ils parviennent souvent à nous faire croire que c’est génial alors qu’en fait le film quand tu le regardes...

Mais là, dans le film du Petit Spirou, déjà il s’avère que Nicolas Bary a trouvé la solution au problème du costume. Et aussi aux problèmes par rapport au fait que ce soit des gags en une planche dans nos albums. Il est vraiment parvenu à mettre des couleurs, une touche personnelle et du coup, il y a une réelle distance entre la BD et le film, mais tout en conservant l’essentiel. Et aussi le côté un petit peu caricatural : Mademoiselle Chiffre qui se penche avec son décolleté, le prof de gym etc. Et comme l’a relevé ma fille, si l’abbé Langélusse ne ressemble pas à celui que je dessine, et bien ce n’est pas forcément un problème !

Donc, franchement, c’est un bon film ! Et c’est quelque chose de complémentaire par rapport à mon travail. Il n’y a pas de trahison alors qu’au départ j’avais eu peur que ça puisse me créer du tort. Et puis on m’a dit au moment du casting que le grand-papy ce serait Pierre Richard ! Ça c’est vraiment super, il a le profil ! C’était vraiment enthousiasmant ! Pareil pour celui qui joue le rôle de Monsieur Mégot. Vous savez, je crois que le type qui a fait le film, il nous aime vraiment, et que ça se ressent ! Un des ingrédients les plus importants dans une bande dessinée, c’est quand justement le lecteur sent que le gars qui a fait ça, il aime lui aussi ce qu’il fait, qu’il est vraiment sincère ! Et sincèrement, c’est le cas aussi pour ce film ! Je suis sorti de là en l’ayant trouvé bien, j’étais rassuré. Et l’esprit du film est un plus par rapport à l’esprit de nos histoires. Le type qui a adapté Blueberry à l’écran n’a même pas fait "son" Blueberry, il a fait autre chose ! Là, je pense que le film sur « Le Petit Spirou » ne subira pas le même verdict que pas mal d’autres interprétations de la BD au cinéma.

Propos recueillis par Jean-Sébastien Chabannes
http://pabd.free.fr/ACTUABD.HTM

(par Jean-Sébastien CHABANNES)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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  • La grande différence entre "Le petit Spirou" et "Titeuf", c’est que le premier est un obsédé sexuel alors que le second est juste un enfant qui a des interrogations d’enfant sur la sexualité. La série de Tome et Janry implique enfants et adultes (la maîtresse, le prof de sport...) dans des gags à caractères sexuels, celle de Zep n’implique aucun adulte dans ce type de gag (sauf très rare exception).
    C’est une différence fondamentale entre une série qui peut provoquer un vrai malaise, car souvent malsaine, et une série inattaquable moralement.
    C’est pourquoi je préfère nettement les "Spirou et Fantasio" de Tome et Janry (sauf le dernier, que Dupuis n’aurait jamais dû publier) au "Petit Spirou".

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    • Répondu par Eric B. le 21 septembre 2017 à  09:52 :

      Personnellement, c’est tout l’inverse pour moi ! Graphiquement, Zep avec son Titeuf n’arrive pas à la cheville de Janry ! J’adore "Le petit Spirou" (au moins les 9 premiers tomes) et je n’ai jamais réussi à accrocher avec Titeuf. Quant au dernier "Spirou" de Tome & Janry, c’est un super pavé dans la mare. Un très bon album ! Celui que Dupuis n’aurait jamais dû publier est au contraire "La jeunesse de Spirou". Cf. question 1 ci-dessus justement...

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      • Répondu le 1er novembre 2017 à  09:32 :

        « Graphiquement, Zep avec son Titeuf n’arrive pas à la cheville de Janry ! »

        Pourriez-vous argumenter parce que je ne comprends pas ce que ça veut dire. Votre affirmation me semble bien trop subjective. Sur quels critères vous basez-vous pour établir cette échelle de valeur ?

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        • Répondu par Eric B. le 1er novembre 2017 à  11:45 :

          Sur le critère de mes goûts et de mon ressenti personnel !!! Forcément. Il vous faut quoi pour que l’argumentation soit valable ? Qu’on s’appuie sur un texte de loi ? Sinon sans ça ce n’est pas recevable ? La qualité du dessin de Zep et de Janry n’ont rien à voir. Un est plus beau que l’autre mais on a le droit de préférer l’autre...

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  • "Je crois qu’il y a, en matière d’humour, une petite différence entre les Belges et les Français."

    Il faut être belge pour se comparer aux français. Les français ne se comparent jamais aux belges, ils n’y pensent même pas. Mais il y a effectivement une petite différence entre notre humour : la France est le pays de Voltaire alors que la Belgique est une blague.

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    • Répondu par JSC le 21 septembre 2017 à  20:09 :

      C’est pas très gentil ça...

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      • Répondu le 21 septembre 2017 à  22:43 :

        C’est seulement de l’humour "destructeur français" pour illustrer le propos de Janry ;)

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  • Franchement, le film est bien ! Je craignais le pire. Les acteurs sont bien trouvés et jouent vraiment bien. Et c’est assez fidèle à la BD en fait ! Je dis bravo ! ! !

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