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Jean-Baptiste Barbier : « Les gens attendaient vraiment de redécouvrir Caniff ! »

Par Florian Rubis le 13 novembre 2010                      Lien  
La galerie parisienne Bdartist(e), de Jean-Baptiste Barbier et son associé, Antoine Mathon, petite mais dynamique structure éditoriale également, a fait retraduire et publie une version de référence en français de "Terry et les Pirates" (1934). L’un de ses deux maîtres d’œuvre nous explique comment il en est venu là et pourquoi, selon lui, le retour de la série majeure de Milton Caniff était très attendu par les amateurs de ce représentant illustre du comic strip d’aventures en noir et blanc.

Votre projet trouve son origine dans la republication remarquée et primée de Terry et les Pirates par The Library of American Comics/IDW Publishing aux États-Unis. Quels sont les points communs et les différences entre celle-ci et votre édition ?

Pour ce volume I, tout est parti de l’album magnifique américain d’IDW. Il reprend tous les originaux, depuis le début, de manière chronologique, concernant la série. Deux choses nous ont parlé : la qualité du livre, des reproductions ; ainsi que le fait que la série soit entièrement finie chez IDW, et donc, une fois le projet lancé, d’offrir au lecteur sa totalité en français. Et ça, pour nous ç’était important : que le lecteur sache qu’en commençant la série, il irait au bout. Voilà !

Jean-Baptiste Barbier : « Les gens attendaient vraiment de redécouvrir Caniff ! »
Jean-Bapiste Barbier et François Avril présentent le volume I (1934-1936) de « Terry et les Pirates » de Milton Caniff, Bdartist(e), 2010
© Thierry Lemaire, 2010

De plus, bon, nous sommes amoureux des beaux livres-objets et la version américaine est tellement belle ! La version française est exactement pareille. Sauf que nous avons une série d’hommages en plus, d’auteurs américains et européens. Donc, c’était vraiment très motivant ! Nous avons repris la même maquette. Il y a une jaquette, un gaufrage pour le titre. La différence, pas par rapport à l’édition originale américaine, mais aux éditions antérieures en français, c’est que nous avons fait une traduction nouvelle, complète. C’est Michel Pagel qui en est l’auteur. C’est un écrivain de science-fiction, qui a remporté plusieurs prix, et qui a travaillé ou travaille encore pour les Humanoïdes Associés. Et nous avons intégré une série d’hommages. Pour ce premier volume, ils proviennent de François Avril, Charles Berbérian, Serge Clerc, Nicolas de Crécy, Guy Davis, Floc’h, André Juillard et François Boucq. Ce dernier est même le seul à avoir conçu un Sunday complet. Nous l’avons repris et maquetté avec les couleurs d’origine de Terry. Nous sommes donc en plein dedans et Boucq nous a gâtés. Voilà pour le premier volume !

Nous avons l’objectif de présenter de nouveaux hommages. Une exposition les réunira, à la galerie, courant janvier 2011, et ils seront intégrés également dans les volets suivants, six en tout. À venir, il y aura José Muñoz, qui racontera la rencontre entre Pratt et Caniff, à New York, en 1972. Puis, nous aurons François Schuiten, Blutch, Miles Hyman et de nombreux autres noms par la suite.

Le fameux strip de promotion de « Terry et les Pirates » par Milton Caniff, du 21 octobre 1934
© Bdartist(e) pour l’édition française, 2010

Toutes ces participations démontrent l’influence de Milton Caniff sur ses confrères des générations ultérieures : Alberto Breccia, Hugo Pratt, Attilio Micheluzzi ou Victor Hubinon et beaucoup d’autres, jusqu’à ces dessinateurs d’aujourd’hui. Cependant, Milton Caniff, ou son ami Noel Sickles encore plus, ne restent-ils pas, si l’on excepte les connaisseurs du neuvième art, malheureusement des inconnus pour le grand public ?

Tout à fait ! Justement, en feuilletant la version américaine, quand nous en étions aux balbutiements du projet, j’en discutais avec Nicolas de Crécy, qui regardait l’ouvrage et qui disait que Caniff avait tout appris à tout le monde. Il y a tout, toute la base du dessin dans Milton Caniff ! C’est vraiment lui qui a tout compris, tout résumé. Quand vous regardez ses clairs-obscurs, il y a tout dans Caniff !

Après, c’est normal que des générations d’auteurs en soient les héritières. C’est vrai que cette idée a été beaucoup plus véhiculée par Pratt, par Breccia, par Muñoz. Parce qu’ils ont clairement dit qu’ils étaient émus et abasourdis devant le travail de Caniff. Mais ce n’est pas étonnant quand on le voit, considérant la qualité de son œuvre.

Cette aura de Milton Caniff dépasse le cadre de la bande dessinée. Entre autres exemples, je pense à Alain Resnais et sa prédilection bien connue pour cet auteur…

Alain Resnais était passé à la galerie à l’occasion de l’exposition Floc’h, qui a réalisé plusieurs affiches de cinéma pour ses films. Blutch est le dernier à l’avoir fait, pour Les Herbes folles. Donc Resnais, sa passion pour la bande dessinée est bien connue et nous l’avons contacté afin qu’il puisse rédiger la préface d’un des volumes. Nous sommes dans l’attente de celle-ci. J’espère que cela va se concrétiser. Ce serait pour nous un beau petit clin d’œil !

La suite logique, après Milton Caniff, n’impliquerait-elle pas de vous voir publier l’ouvrage de référence d’IDW Publishing paru en 2008 sur Noel Sickles, Scorchy Smith and the Art of Noel Sickles, étant donné quel était le partenariat professionnel crucial entre eux deux ?

Republication par Copyright de Futuropolis, partielle, de « Scorchy Smith », « Bob l’aviateur » (sic !) en français : elle permit à beaucoup de Francophones de réellement découvrir la série reprise par Noel Sickles…
© Field Newspaper Syndicate, distribué par Graph. – Lit., 1980/Futuropolis, 1981, pour l’édition française

Exactement ! Il a travaillé sur Scorchy Smith, puis il est reparti vers la publicité et l’illustration pour différentes raisons. En plus, je pense que cela le nourrissait mieux que la bande dessinée… On sait, en outre, qu’il intervenait sur certains strips de Caniff, pour lui dire que, là, il fallait corriger. Ce fut réellement quelqu’un d’important ! Nous ambitionnons donc aussi de publier cet ouvrage, qui recouvre d’ailleurs une dimension plus large, traitant de toute sa vie.

Comme vous dites, le livre d’IDW est l’ouvrage de référence sur lui. Donc cela s’inscrit dans la continuité de Terry et les Pirates et j’espère pouvoir le faire. En tout cas, ce dont nous nous sommes rendus compte, à propos de Terry, c’est que nous avons été énormément contactés par des gens de la profession ou des amateurs et il y avait une attente extrêmement forte en France. C’est incroyable ! Nous nous sommes sentis poussés ! Les gens attendaient vraiment de redécouvrir Caniff !

Nous espérons être sélectionnés pour le Prix du Patrimoine à Angoulême. On croise les doigts très forts ! Ce serait vraiment important pour nous et pour Caniff, pour se sentir accompagnés dans cette démarche de traduction. Car, à la base, ce n’est pas notre métier, nous sommes galeristes. L’édition, c’est vraiment par passion, pour revenir aux origines : à savoir, la lecture. Nous sommes devenus galeriste car nous avons lu des bandes dessinées et nous avons aimé ça. Nous avons voulu ensuite montrer des originaux. Et là, nous revenons au point de départ : la lecture et l’album de BD.

La continuation tout aussi logique ne consisterait-elle pas à traduire en supplément la réédition par Fantagraphics Books de Captain Easy, soldier of fortune (2010) par Roy Crane, le « chaînon manquant », considérant l’influence déterminante de ce dessinateur sur Sickles et Caniff ?

Oui [Rires.]. Tout à fait ! Mais nous sommes une petite structure. Donc, nous

Réédition de « Terry », sans ordre chronologique strict, mais avec une conception graphique de la SOCERLID (Société Civile d’Études et de Recherches sur les Littératures Dessinées), de C. Moliterni et P. Couperie : son exposition « Bande dessinée et figuration narrative » (Musée des Arts décoratifs, 1967) fit mieux connaître Milton Caniff au public francophone
© Slatkine B. D., Graph. – Lit., 1981

ambitionnons de mener les projets les uns après les autres. Pour Terry, notre gros engagement consiste à sortir les six volumes, à raison de deux par an. Cela représente beaucoup de travail pour garder le rythme. Attendre des livres une année, parfois un peu plus, c’est frustrant ! Je le sais en tant que lecteur. Donc, nous allons essayer d’avoir un rythme de parution régulier, semestriel. Le premier volume va sortir début novembre 2010, le second en mai-juin 2011, le troisième pour octobre-novembre suivants, etc.

Ressentez-vous en outre un intérêt particulier à republier Caniff, voire son école graphique ? Y avait-il des affinités électives en ce qui vous concerne ?

Déjà, en tant que lecteur et passionné de bande dessinée, que galeriste et collectionneur d’originaux, ne serait-ce qu’en voyant ceux de Caniff, on est abasourdi. C’est obligatoire. Il y a une beauté, une force, un talent ! C’est parti d’une envie commune, avec mon associé, Antoine Mathon, avec qui je travaille à la galerie. Lui, en plus, a fait le pas de pouvoir acquérir quelques strips. Lorsque nous nous sommes posés la question de savoir quelle orientation nous voulions donner à la galerie, en tant qu’éditeurs, nous avons naturellement pensé à l’achat de droits étrangers, pour des questions financières et par rapport à nos passions et à nos envies. Nous étions les premiers surpris car, considérant les années écoulées depuis, personne n’avait acheté les droits de cette version d’IDW Publishing. Vraiment, ce fut le premier choc et nous avons vu cela comme un signe ! Nous nous sommes dits que, finalement, sans aucune prétention, ces livres nous attendaient.

Couverture du volume IV (1937-1938) de la réédition de « Terry et les Pirates » par Copyright de Futuropolis
© Chicago News Syndicate Inc., distribué par Graph. – Lit., 1987/© Futuropolis pour l’édition française, 1987

Et puis, je suis un passionné de Pratt. Et on connaît son lien avec Caniff. En tant que lecteur, il a toujours bercé ma jeunesse, mon adolescence. Corto Maltese a toujours fait partie de ma vie, en lecture. S’il y a une bande dessinée que je relis souvent, c’est Corto Maltese ! Je suis un grand admirateur de Giraud aussi. Ce sont mes deux passions. Moebius et Pratt ! Je relis les Blueberry comme je relis les Corto. Et, Corto, à chaque fois, il y a cette magie qui se dégage, cette ambiance si particulière !

En m’intéressant au travail de son auteur et à sa technique, j’ai dérivé vers Caniff. Après, je me suis orienté, de manière plus large, vers la bande dessinée américaine : Krazy Kat, un summum de poésie, Little Nemo et, forcément aussi, Alex Raymond. J’aurais aimé le rééditer en français. J’adorerais le faire ! Mais, malheureusement, actuellement, il n’y a pas une belle version de Flash Gordon disponible. Pour l’instant, cela ne nous est pas possible.

Cette republication de Zenda tentait déjà de combiner pages dominicales en couleurs et strips quotidiens, préfacée par Jules Feiffer, Prix Pulitzer du cartoon politique 1986
© Remco Worldservice Books, 1990/© Zenda Éditions, 1990, pour l’édition française

Pourquoi, dans ce cas, ne pas vous rabattre sur Al Williamson’s Flash Gordon, le très beau livre publié par Flesk Publications en 2009 ?

Oui, oui ! [Rires.] Je suis d’accord avec vous. En plus, c’est magnifique ! Ils ont effectivement fait un beau livre. Donc, la chose serait possible, en effet !

Pour terminer, pouvez-vous nous en dire plus sur vos autres publications ?

Nous avons eu l’occasion d’organiser une exposition consacrée à Dave McKean, pour nous un artiste important de la scène internationale, et de sortir à l’époque deux livres inédits d’illustrations.

Nous sortons régulièrement des ouvrages, un à deux par an, avec Le Crayon, association de dessinateurs dont certains membres ont participé aux hommages à Caniff. Là, nous venons de publier Les Nus du Crayon, une série de nus académiques.

Tout au début de notre activité, pour une exposition encore, nous avions sorti un livre qui s’appelait : Période glaciaire (Notes et croquis) de Nicolas de Crécy. Nous avions édités alors [N.D.A. : 2007)] l’intégrale des croquis de Période glaciaire [N.D.A. : Futuropolis, 2005)], avec un entretien de Nicolas.

Et puis, nous avons publié un livre de Jean-Claude Götting, qui est une suite de Visages, une publication de Pierre-Marie Jamet [N.D.A. : Éditions PMJ, 1998)], semblablement sortie à l’occasion d’une exposition. Donc, nous poursuivons la publication régulière de livres d’illustrations.

(par Florian Rubis)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782919243006

En médaillon : portrait Jean-Baptiste Barbier © Florian Rubis, 2010

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Terry et les Pirates (volume I : 1934 à 1936) – Par Milton Caniff – Bdartist(e) – 377 pages, 46 euros

 
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5 Messages :
  • Wouah ! Tout cela donne envie, vite, chez mon libraire pour le commander !! La Galerie BDArtist(e) s’affirme vraiment comme un acteur important de la bande dessinée. Ils s’illustraient pour l’instant avec des artistes et des ouvrages essentiellement français, voir européens, voici les portes de l’Amérique qui s’ouvrent ! Cela fait plaisir de constater un tel dynamisme ! Longue vie à ces beaux projets ! Et bravo au duo Barbier-Mathon !

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  • Prions pour que cette collection qui s’ annonce magnifique ait suffisament de succes pour Que Monsieur Barbier puisse traduire "The Art of Noel Sickles" .
    Noël Sickles est totalement oublié car ce prodige n’aura fait de la bande dessinée que pendant deux ans.
    Pourtant, durant ces deux années, il aura défriché plus que n’ importe qui, durant toute une vie.

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    • Répondu par Oncle Francois le 14 novembre 2010 à  20:33 :

      Je suis plutôt d’accord avec vous, Monsieur le grand auteur publié notamment chez Soleil (quoi ?). J’ai lu plusieurs encyclopédies de la BD, histoire ou dictionnaire de la BD. Je ne connais pas l’oeuvre de "Noel Sickles" (sic ! arf arf arf !°), mais il me semble qu’il s’agisse d’un auteur très important dont le travail reste méconnu par chez nous. A comparer aux zozos de la nouvelle BD dont tout le monde parle complaisamment, uniquement parce qu’ils sont vivants et nous pondent trois ou quatre nouveaux livres par an. Soyez un peu audacieux, messieurs les éditeurs, il n’y a pas que Hergé (bientôt 100 livres ou études sur son oeuvre ??) dans la BD !

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      • Répondu par Oncle Paul le 15 novembre 2010 à  12:37 :

        euh... non rien
        devant une telle densité, je ne sais que dire

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  • Nœl Sickles était effectivement un concepteur visuel et un graphiste hors norme.Un prodige oui comme l’a déjà dit l’excellent Franck Biancarelli.

    Son apport et son héritage sont incommensurables ,les solutions graphiques et narratives qu’il a mise au point font les beaux jours de bien des bédéastes et graphistes de par le monde même à leur insu.

    Sickles est plus novateur et expérimentateur à lui tout seul que toute cette école graphique RAW -avec son cortège de dandys snobs-portée aux nues par les médias bobos . École où l’on constate pas mal de redîtes et qui pour la BD a été/est un grand coup de bâton dans l’eau.

    Et avec l’eau qui circule en circuit fermé et où tout le monde baigne dans le même jus on n’est jamais loin du marigot avec ses crocodiles qui mangent/étouffent tout le monde.Bref bref,Nœl Sickles est une immense figure.

    Quant’à penser que Sickles aurait quitté la BD pour l’argent.Les auteurs de strips étaient grassement payés-John Buscema pour qui c’était un argument important a toujours déploré de ne pas y avoir fait carrière(malgré un essai avec Conan sublime)-Et il faut savoir que Al Foster à sa grande époque était payé comme une star de cinéma.

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