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Jean-François Cellier : « Le lecteur doit se forger sa propre opinion à propos d’Alice »

Par Charles-Louis Detournay le 1er mars 2010               Alice »" data-toggle="tooltip" data-placement="top" title="Linkedin">       Lien  
Certains clés de lecture peuvent faciliter une compréhension de l'album Alice proposé dernièrement chez Soleil. Son dessinateur nous en livre ses impressions personnelles, mêlant réflexions sur sa vision de la bande dessinée et quelques pistes pour mieux comprendre son univers.

Il est fortement conseillé de lire notre chronique d’Alice pour situer les personnages et le contexte particulier de l’album avant de s’engager dans la lecture de cette interview. Cet exercice permettra de se donner une idée de l’univers décrit, une sorte de mise en bouche. Le but est aussi de suggérer des pistes de compréhension à ceux qui en chercheraient.

Jean-François Cellier : « Le lecteur doit se forger sa propre opinion à propos d'<i>Alice</i> »L’auteur ne nous délivre pas non plus une vérité intangible, désirant plutôt participer à l’élaboration personnelle du récit à travers le regard du lecteur, partager assez pour qu’un déclic se fasse, sans en dire trop, afin de ne pas amoindrir la force en enlevant ce que chacun doit y apporter. L’approche peut déconcerter, mais elle a le mérite de donner à ce récit un cachet unique.

Il est peu courant qu’on doive donner des éléments d’explications à propos d’un récit achevé…

Il faut bien avouer qu’Alice est un récit complexe Son discours symbolique réclame à l’évidence, une ou deux clés de lecture. On pourrait s’étonner qu’il soit nécessaire d’étayer un récit par des explications, car l’histoire devrait se suffire à elle-même. Faut-il encore s’entendre sur le terme de "compréhension". Est-ce s’emparer d’une explication tout à fait rationnelle, sans équivoque, parfaitement cernée. Je crains que ce soit aussi une définition de l’hermétisme.

Lorsque j’écoute certaines chansons de Bashung, ou que je lis du Mallarmé, je ne saisis pas d’emblée un discours logique et confortable. Mais, pour autant, ce que j’en perçois fait sens… Je le comprends, au moins intuitivement. La logique n’en est pas moins présente, loin s’en faut, mais elle ne prend pas la place qu’habituellement, on lui donne.

C’est une portée plus poétique, pourtant un récit doit comporter un sens ?

Pour comprendre Alice, la question bien légitime, "qu’est-ce que ça veut dire ?", induite par la fin de cet album, doit être elle-même débattue. Vouloir dire quelque chose n’implique pas forcément que ce soit dit. Au fond, l’intérêt de cette histoire est plus le mouvement, la direction vers ce "dire", plutôt que le "dire" lui-même. Alors, le lecteur n’est plus uniquement dans l’attente passive d’une démonstration, mais il participe au questionnement même de l’album. L’album est un miroir .Comme le lecteur questionne le récit, le récit à son tour questionne le lecteur.

Tout cela peut paraître un peu trop théorique. Raccrochons-nous au récit.

Catherine, l’héroïne, est l’expression de cette mise en reflet. Elle cherche confusément à trouver une issue, à briser le miroir. On découvrira que le miroir est son propre regard sur les choses. Le désir de Catherine, porte-parole de l’auteur ET du lecteur, dont la volonté est de dire ou de comprendre, s’est commuée en une volonté de voir. Je rappelle que Catherine est dépourvue de pupilles.

Les biports permettent de pénétrer dans la réalité virtuelle. Alice se voit dans le miroir des yeux sans pupille de Catherine.

Votre album est basé sur différents univers, qu’ils soient virtuels ou réels. On en vient à se demander si la colonie martienne est elle-même une réalité ? Était-ce votre but premier ?

Le scénariste Frédéric L’Homme a posé les bases de l’album, telles que le supercalculateur Sorcière et le jeu Guerres médiévales. Je ne veux pas trahir son intention, mais je crois qu’effectivement le resserrement progressif de la frontière entre virtuel et réel était volontaire dès le départ. Cela ne signifie pas que tout est purement virtuel ou purement réel, mais plutôt que l’interpénétration des deux se fait de plus en plus, jusqu’à ce que s’ouvre un autre plan de réalité. À moins qu’il n’y ait dès le départ qu’un seul et même plan de réalité qui trouve enfin son unité en page 48. Le lecteur, ici, est juge.

Si l’on suit bien la progression du récit, les dernières pages sont plus rapides, plus bouleversantes. Vous présentez ainsi une page entièrement blanche, puis une dernière page réalisée différemment des autres. Une façon de donner une piste au lecteur ?

Tout à fait. Le dessin est langage. Il est même écriture. C’est très flagrant dans la bande dessinée. Pour prendre un exemple avec Astérix : personne n’est cerné par un trait noir dans le réel, comme l’est le petit Gaulois de Goscinny. D’ailleurs, il n’a pas grand-chose à voir avec un être réel. Pourtant, nous traduisons le langage d’Uderzo, ses codes graphiques, nous l’intégrons, et Astérix s’humanise. De conceptuel et virtuel, Astérix devient réel ! On peut presque dire qu’il vit en nous ! De la même manière que le mot Astérix fait naître en nous une image, l’image d’Astérix se "lit" comme un mot. Voilà pourquoi j’ai tenu à réaliser la dernière page en cerné noir. Elle "dit" Catherine différemment. Elle marque une césure avec le reste du récit. Cette dernière page tend à s’opposer au traitement pictural qui constitue tout le reste de l’album. Traitement qui, pourtant, parait plus proche du réel dans sa forme photographique. Je voulais dire par là : "N’est pas forcément vivant, ce qui paraît vivant. N’est pas forcément mort, ce qui paraît mort."

Une des dernières planches, exprimant la puissance du blanc, l’importance de Mars, la fin d’un tout ... ou le commencement ?

Vous réalisez un parallèle audacieux entre l’approche de Mars et l’ouverture de l’iris de votre héroïne, ce qui constitue la dernière page de votre album. Est-ce une façon de dire que la vraie ouverture de soi passe par l’ouverture vers les autres, vers d’autres objectifs à atteindre ?

Dans votre question s’ouvre une perspective que je n’avais pas vue : celle de l’ouverture vers les autres. J’ai plutôt cherché à évoquer l’ouverture au Tout-Autre, ce que j’appelle dans l’histoire, l’ineffable Lumière. Oui, ce Tout autre peut être entendu par "les autres". J’y souscris. D’ailleurs, c’est par la relation avec Alice, et dans le même mouvement, par la rupture de cette relation que Catherine s’ouvre à la Lumière.

L’absence, le vide, et la mort sont des idées qui m’ont beaucoup aidé à construire le récit.

Je crois qu’il n’y a de relation que si un espace existe dans cette relation. Cet espace est l’occasion du mouvement. Il est aussi celui de l’accueil. Il est une proposition à la liberté. Dans le même temps, il est ce que l’on ne peut pas posséder. Il est le lieu de ce que l’on n’attend pas. Il est l’inattendu. Lorsque l’on considère cet espace dans ce qu’il a de plus insupportable, on l’appelle "souffrance", "mort", "frustration", mais aussi "ignorance" ou "pauvreté". Mais c’est aussi l’espace de l’humilité et de l’innocence…

C’est pourquoi j’ai opposé le rouge de la planète Mars qui tend à tout remplir progressivement, avec le rouge de l’iris de Catherine, qui lui s’ouvre enfin, acceptant d’accueillir la Lumière. Est-ce la perte de cet enfant (cette enfance), Alice, la fin d’une addiction au jeu, et la mort de Catherine/Sorcière, qui sont les conditions pour que pénètre la Lumière ?

Frédéric L’Homme s’est désinvesti de votre projet vers la fin de celui-ci. Est-ce pour cela que vous avez dû réaliser un one-shot au lieu d’une série comme prévu initialement ? Cela explique-t-il la différence de rythme au deux -tiers de l’album ?

C’est exact. Mais Frédéric L’Homme m’a appris beaucoup sur la façon de scénariser, de faire bon usage des espaces scéniques…. J’ai essayé d’appliquer du mieux que je pouvais certains principes de narration. La séquence de l’orang-outang derrière l’écran a été pour moi une occasion très plaisante d’expérimenter ces principes. Ils sont un instrument très efficace pour que forme et fond s’unissent. En pages 31 et 32, l’espace dans lequel sont cantonnés Alice ou le singe, est soigneusement délimité par une frontière infranchissable (le milieu de l’image), les empêchant tous deux de se toucher. Alice s’en plaint. Le contre-champ place alors le lecteur du côté du singe, de l’autre côté du miroir donc, justifiant alors la formule de Catherine :"Peut-être qu’ils ont la même impression avec nous !" C’est un degré franchi dans la confusion des univers. La rupture de la collaboration entre Frédéric et moi a imposé des conditions d’écriture assez difficiles. Mais là aussi, l’album illustre cet événement dans une mise en abîme.

Alice, cette jeune fille innocente, est émerveillée par les créations de Sorcière, le supercalculateur qui gère Mars.

Les implants situés dans les poignets de votre héroïne insistent fort bien sur son assuétude au jeu. Elle finit d’ailleurs par convaincre la jeune Alice de s’en faire poser également. Une forme de contamination par l’exemple ? De la même manière, le relâchement des animaux, et le danger ressenti comme virtuel provoque l’électrochoc chez Catherine, une autre vision de l’abandon du réel et de ses règles ?

Effectivement, Alice, munie de biports, se trouve menacée, plus peut-être par le monde de l’illusion, que par cette vraie/fausse panthère blanche. Quand à Catherine, comme je disais précédemment, plusieurs éléments l’acheminent vers le réel. Ceux déjà évoqués, mais aussi celui de ne plus pouvoir ou de ne plus vouloir accéder au jeu, en tout cas à un monde illusoire. Ses cicatrices en témoignent. Le sort que subit Alice est je crois, l’électrochoc ultime qui libère Catherine. Quoiqu’il en soit, les choses peuvent être prises aussi dans leur valeur symbolique. Chez Dante, par exemple, la panthère est l’image de l’orgueil.

Justement, une image fort importante de l’album est la vision de Catherine face aux cicatrices de ses poignets, alors que ses biports s’y trouvaient auparavant. Une autre façon de dire que la réalité virtuelle nous éloigne trop des choses importantes, jusqu’à provoquer de profonds déséquilibres ?

J’ai longtemps hésité sur cette image, entre représenter des cicatrices ou montrer des biports sans trous tels les iris de Catherine. Je voulais opposer la soudaine cécité des biports (cécité de la vision virtuelle) à la vision recouvrée (vision réelle) en page 48. Les cicatrices avaient visuellement quelque chose de plus impressionnant et n’enlevaient rien à l’idée que je voulais évoquer. De plus, il aurait été difficile de comprendre pourquoi les biports se seraient subitement bouchés, alors que des cicatrices évoquaient plus la tentative de suicide, ce qui correspondait mieux au profil de Catherine.

Tel le lapin blanc d’Alice au Pays des Merveilles, Morton semble incontournable. Quel est le parallèle que vous avez voulu placer entre cette figure du roman populaire et votre récit : toujours l’abandon dans les rêves ?

Frédéric serait plus à même de vous répondre. Cela dit, ce que j’ai conservé du récit d’Alice au pays des merveilles et qui est cruciale dans Alice, est sa dimension spéculaire et onirique. Morton, dans sa blancheur, comme la panthère à certains moments, mais aussi comme le feu des lasers ou du fusil, page 46, surtout dans la page 47, véhiculent une valeur très positive. Il est celui qui fait passer. Il est l’initiateur. Personnellement, je vois en lui la transparence par laquelle on traverse les mondes.

Un univers riche et envoutant

On remarque que les visages de vos personnages subissent des variations au cours du temps. Est-ce dû aux cinq années utiles pour réaliser l’album ? Ou à votre volonté de jouer sur leur virtualité ?

Ce qui échappe à un artiste n’échappe pas forcément à son œuvre. Et si je voulais être fondamentaliste, je vous dirais même que c’est tout ce qui lui échappe qui fait son œuvre. Le visage de Catherine est changeant au cours de l’album et c’est bien malgré moi. Cela m’a échappé tout simplement. Vous avez sûrement noté ce que constate Catherine page 7 : "Il y a un problème avec les couleurs." De quelles couleurs parle-t-elle ? La peinture à l’huile et l’acrylique (ou même la tempera, pages 38 à 41) que j’ai utilisées pour cette bande dessinée ont rendu la tâche ardue. Mais comme vous le soulignez, cette lacune participe à la virtualité des personnages. Catherine se cherche au même titre que j’ai cherché Catherine.

Il y a d’autres choses inhérente à cette histoire qui n’ont pas été voulues, dont bien entendu la séparation avec Frédéric et, pour l’anecdote, c’est un geste malencontreux sur l’iris de Catherine qui m’a donné l’idée de la pupille et donc qui a déterminé toute la fin du récit. Il y a une histoire dans l’histoire.

(par Charles-Louis Detournay)

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4 Messages :
  • A la lecture de ces "explications", je conclue que Jean-François Cellier ferait mieux de se cantonner à son rôle de dessinateur (qu’il maîtrise parfaitement au passage), que de tenter de scénariser ses albums : son style pseudo-intellectuel ne passe pas, ni dans cet interview encore plus incompréhensible que la bd, ni dans le dernier tiers d’Alice qu’il a semble-t’il scénarisé seul...

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    • Répondu par JCC le 23 septembre 2010 à  09:59 :

      Cher monsieur Pierre,

      vous est-il venu à l’esprit que ce que vous appelez "style pseudo-intellectuel" est peut-être la somme des réflexions d’un auteur sur son travail, que vous-même n’avez pas saisi instantanément ? Avez-vous au moins essayé de comprendre ou simplement de relire cette interview ?
      Le fait que, pour une fois, nous soit donnée à lire une bande dessinée nécessitant de la part du lecteur un travail de réflexion devrait au contraire vous interpeller et vous réjouir. Les albums contant des histoires simples et au premier degré sont légions... profitons de l’alternative que nous offre celui-ci !

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  • Jean-françois Cellier explique lui même qu’il a "hérité" du scénario à son insue, il a semble-t-il surtout cherché à le terminer sans le ficeler, la tâche était rude, cet album est atypique, parfois déconcertant mais essentiellement intéressant, j’ai aimé son atmosphère, j’ai aimé m’y perdre un peu, j’ai aimé y lire des choses en filigrane, à chacun sa fin et tant mieux

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  • Le peu que je vois de l’album est fascinant ! Un auteur à suivre... (et moi je vais m’offrir ce bouquin aussi sec !)

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