On le représentait souvent face à un bureau bordélique, alors que celui de René Goscinny était ascétique et impeccable. On l’y voyait fumant un havane gros comme un barreau de chaise, la mine ravie, le ventre pantagruélique.
Et l’homme se résumait à cela : c’était un ogre du scénario dévorant la vie, la sienne et celles, imaginaires, des grands aventuriers de son temps, pour mieux la transformer en récits, tous plus extraordinaires que les autres. Il a à la fois prolongé et forgé le récit d’aventure classique, celui qu’il lisait dans son enfance : les histoires de pirates, d’aviateurs, de scouts, de cow-boys, d’espions... C’était le storyteller d’un monde en train d’accélérer vers la modernité, avec une inextinguible foi en l’avenir.
Le titan était toujours à la marge, débordé, submergé de travail. "Quand tu refuses un boulot à Paris, me disait-il comme à d’autres, tu as le nom de les refuser tous." Alors, il les prenait tous, le cannibale, il ne refusait rien. Au bout d’une longue carrière, cela fait beaucoup, et des héros portés au rang de mythes : Buck Danny, le pilote américain au menton carré, Le Lieutenant Blueberry, cow boy forte tête, la sympathique tribu de la Patrouille des Castors, Le redoutable pirate des 7 mers Barbe Rouge, les représentants du Mirage IIIc de Dassault Tanguy et Laverdure, le fûté Marc Dacier, le coureur d’aventures Kim Devil, les biographies exemplaires de Surcouf ou de Mermoz,... Quelques-unes des pages les plus mémorables de la BD belge. Un cosmogonie, une mythologie.
Ses atouts ? Un sens aigu du fait saillant, symbolique ; une documentation gargantuesque ; et une capacité de s’entourer des meilleurs collaborateurs : Hubinon, Uderzo, Mitacq, Paape, Poïvet, Goscinny... Il est aux premières loges quand Troisfontaines présente Goscinny à Uderzo, quand ils se font virer de la World Press (il les rejoint, par solidarité), quand ils créent Pistolin et le Journal de Pilote. Il est de toutes ces aventures, quand il n’en est pas le promoteur comme dans son dernier baroud d’honneur avec Jack De Kezel dans la fondation de Zack/Super As pour le Groupe Springer.
Comme Goscinny, il ne reste pas enclavé dans les seules ornières de l’édition. Tanguy & Laverdure, comme Barbe Rouge, deviennent très vite des personnages de la radio, puis de la télévision. Il sera producteur et auteur de documentaires pour la TV, directeur d’une collection best-sellers de documents, les "Dossiers noirs". Il survolait son existence avec aisance, lui qui avait un brevet de pilote de ligne.
C’est cet homme là qu’évoque Gilles Ratier, un historien de la BD de bon rapport et dont les chroniques historiques animent aussi bien les colonnes de notre confrère BDZoom que les introductions savantes des intégrales pour Dupuis, tout en initiant des expositions à Angoulême, à Aubenas ou à Poitiers. Ratier, c’est un peu le Charlier des spécialistes de la BD.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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