Emmanuelle Klein, l’attachée de presse de Delcourt m’appelle : « Tu veux interviewer Teulé sur Angoulême ? ». Bof, à Angoulême, je n’ai jamais le temps de rien, j’évite de me bourrer l’agenda d’interviews, je préfère les faire au hasard, à la sauvage. En plus, je l’avais déjà interviewé pour Zoo il y a quelques jours, mais par téléphone. Mais revoir Jean Teulé me fait plaisir. Je le connais depuis plus de vingt ans, avant même qu’il ne reçoive le prix Bloody Mary, ainsi que se nommait alors le Prix de la Critique.
La rencontre se fait dans le cagibi à l’arrière du stand de Delcourt. L’éditeur a bien fait les choses : la déco fait un peu lupanar, mais les bordels sont plutôt réputés pour être des endroits agréables. On y sert du saucisson, appréciable quand, comme moi, on n’a pas eu le temps de déjeûner… Les auteurs et les journalistes occupent les tables, dans un ballet bien réglé qu’Emmanuelle, en petit général, organise de façon minutée. Le double-mètre de Jean Teulé est toujours impressionnant. Ses cheveux blonds, naguère abondants, se sont raréfiés. Mais il n’a pas vraiment changé : il a toujours ses grands yeux bleus un peu rêveurs d’un Rimbaud qui aurait trois fois 17 ans. Ce conteur a gardé son ton moqueur et impertinent qu’il ponctue parfois d’un rire d’enfant. Pour les journalistes, c’est ce qu’on appelle un bon client.
Le couplet est au point maintenant. Il doit être à son cinquantième entretien. La BD, il lui avait tourné le dos et avait bifurqué vers la télévision (L’Assiette anglaise de Bernard Rapp puis Canal +) et le roman où il enchaîne, depuis Rainbow pour Rimbaud (1991), succès sur succès.
Son retour au 9ème Art était surtout le fait d’un souvenir, celui de Charlie Schlingo, sujet d’une biographie burlesque, Je voudrais me suicider, mais je n’ai pas le temps, qu’il écrit pour sa copine Florence Cestac, parce qu’on ne refuse rien à Cestac, surtout si c’est pour évoquer un copain de beuveries. Est-ce cet album-là qui donne l’idée à Smirnoff d’associer le très mondian Philippe Bertrand au Rimbaud des lucarnes ? Possible. Mais l’idée ravit le grand blond, parce que Bertrand est un autre copain de beuveries depuis trente ans.
La confiance est totale. Bertrand fait ce qu’il veut. Et il se prend au jeu : ensemble, ils font les rats de bibliothèques. C’est la première fois que le dessinateur croque le Grand Siècle sur lequel Teulé jette un regard assez peu attendrissant. C’est de l’anti-Guitry. L’ancien régime est pourrissant, en dépit de ses fastes. Bientôt, le parfum de Versailles ne seront pas assez forts pour couvrir l’odeur du sang. Cette élégance surannée, Bertrand la restitue avec merveille, dans un trait de pointe sèche. « C’est son chef d’œuvre ! » s’emporte le scénariste, tout content qu’il soit tombé sur lui. « C’est parce que tu es fertilisant : on pose un dessinateur sur toi et il nous fait ses plus belles fleurs » lui aurait dit son éditeur Guy Delcourt également ravi du miracle.
Bertrand et Teulé nous offrent une France paillarde et cradingue avec, rayonnant en son sein, un Louis XIV qui sent le rance, mais dont le pouvoir a un effet aphrodisiaque sur les jeunes femmes. Le cocu Montespan est le seul personnage véritablement élégant de l’album. Ce rebelle enfariné mais véritablement amoureux de sa femme comble le romancier : c’est un personnage, un vrai, un type littéraire comme il en a peu. Les cocus magnifiques de Molière et de Fernand Crommelynck étaient des niais. Celui de Teulé est tout le contraire. Louis-Henri de Montespan, jusque dans son exil forcé, montre que, dans ce royaume ordonné par la comédie du pouvoir, c’est le roi qui prête à rire.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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