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Jean-Yves Delitte ("Black Crow raconte La Bounty") : « Dans la Navy, il existait une discipline de fer, car un navire sans commandement allait assurément à sa perte. »

Par Charles-Louis Detournay le 8 décembre 2014                      Lien  
Passionné par l’univers maritime, l’auteur du "Belem" met une nouvelle fois en scène son héros Black Crow dans une évocation historique. Il propose une vision, certes moins romanesque de la plus célèbre des mutineries, mais ô combien passionnante !

L’inconscient collectif a retenu les trois films qui insistaient sur le masculin de « la Bounty », au contraire du titre du roman qui était lui bien traduit. En soulignant ce féminin, vouliez-vous d’emblée vous rapprocher de l’histoire authentique et de l’aspect maritime des événements ?

Jean-Yves Delitte ("Black Crow raconte La Bounty") : « Dans la Navy, il existait une discipline de fer, car un navire sans commandement allait assurément à sa perte. »
Je ne suis pas historien et je ne prétends pas à être reconnu comme un archéologue naval, mais j’estime que d’aucuns se doivent de respecter certaines règles établies quand on illustre un sujet comme celui de la marine. On ne parle pas de corde à bord un navire, mais de bout, de drisse, d’écoute ou encore d’aussière selon l’affectation et le rôle du cordage. Le mot corde ne s’emploie que pour désigner le bout de chanvre qui est fixé au bâtant de la cloche de bord ou qui sert à pendre haut et cours le mauvais bougre. Il en est de même pour l’emploi du genre. Il était d’usage, en particulier dans la Navy anglaise, que les vaisseaux soient féminisés. « La Bounty » signifiant d’ailleurs la bonté, la générosité. Une dénomination d’autant justifiée que la Bounty était UNE frégate. C’est une erreur récurrente, due plus que probablement à la confusion, qui est faite entre le type de navire et son nom, d’autant plus quand ce dernier est en anglais. Pour exemple, dans bien des manuels et des livres, on relève LE Victory en parlant du navire amiral de Horatio Nelson. Or, s’il faut dire et écrire : LE vaisseau Victory, LE navire de ligne Victory, il faudrait dire et écrire LA Victory quand on limite la désignation du navire par son seul nom.

Votre introduction prolonge cet aspect d’authenticité, car vous rappelez le contexte de l’époque, en insistant d’emblée sur la personnalité du commandant Bligh. Le lecteur doit-il aborder votre récit sans être trop pollué par la version romanesque des précédents films ?

La mésaventure de la Bounty est un fait divers sans réel intérêt pour son époque. Je ne dis pas que les mutineries étaient chose banale, c’était plutôt exceptionnel, mais il me semblait utile de replacer les faits dans leur contexte historique et de rétablir des vérités.

C’est Jules Verne avec son roman et surtout le cinéma anglo-saxon qui ont travesti la réalité afin de servir la légende qu’ils bâtissaient. Il faut de vrais héros pour faire une belle aventure, le méchant commandant Bligh contre le preux Christian Fletcher défendeur du faible et de l’opprimé ! Si le cinéma, en particulier, avait dépeint un Christian Fletcher comme il a été - avec ses faiblesses, ses hésitations, sa lâcheté - et s’il avait reconnu au lieutenant Bligh ses compétences de marin, l’histoire aurait assurément perdu son côté romanesque.

Vous insistez également sur les rudes conditions d’engagement, et de vie sur les bateaux !

Au XVIIIe siècle, il n’avait pas de protection sociale, pas de congés payés et encore moins de pension à 65 ans. Pour se nourrir, le commun devait travailler tous les jours de sa vie. L’engagement dans les forces militaires, en particulier, était la garantie de toucher une solde régulière. C’était par obligation, guidés par des motivations vénales et non par conviction, que des marins prenaient la mer pour des campagnes qui pouvaient s’étendre au-delà de l’année. À cela, il faut se rappeler que les conditions de vie à bord des navires, qu’ils soient des marchands ou des militaires, étaient précaires pour ne pas dire proches de l’insalubrité. Le navire n’avait de cesse de tanguer et de rouler, les marins vivaient dans une moiteur quasi permanente où la promiscuité et le manque d’hygiène favorisaient les mauvaises odeurs. La nourriture se limitait bien souvent à de la farine bouillie agrémentée de viande boucanée ou salée. Pour calmer leurs soifs, les matelots avaient le choix entre du vin, plus proche du vinaigre, de l’eau douce à la saveur discutable et une ration de tafia afin de faire oublier leurs douleurs. Et je ne parle même pas des dangers réels : passer par-dessus bord, recevoir sur la tête une vergue qui cède, rater une enfléchure dans les haubans et tomber. Il n’était donc pas rare que le mécontentement se fasse entendre. Bref, il fallait qu’il existe une discipline de fer à bord, car un navire sans commandement allait assurément à sa perte.

À la vue de tout ce qui a été écrit sur ce sujet, comment avez-vous pu retrouver la ligne historique la plus authentique à vos yeux ?

La mésaventure de le Bounty est connue et elle le doit avant tout à William Bligh. Il a eu une honorable carrière dans la Navy et a terminé avec le grade de vice-amiral. Si la Bounty avait été commandé par un officier qui était resté anonyme pour l’histoire, il y a fort à penser que la mésaventure de la petite frégate aurait été oubliée. D’autant plus, que la Bounty n’avait rien de particulier en tant que navire. Je rappelle que c’était un vraquier, un navire marchand que la Navy avait racheté et, de manière prétentieuse, avait classifié en frégate. Alors, si le temps a effacé bien des détails sur cette tragédie, des récits similaires sont relatés dans de nombreux ouvrages et permettent de se faire une idée plus conforme à la réalité que celle proposée dans certaines œuvres romanesques.

Une fois de plus, c’est Black Crow qui relate cette aventure. Vous auriez lui consacrer juste l’introduction, voire les premières et dernières cases à la façon de l’Oncle Paul. Cette demi-douzaine de pages doivent-elles aider le lecteur à prendre du recul avec cette voix incarnée ?

C’est un choix de narration. Depuis l’album sur la frégate Hermione, en passant par l’album qui relate l’expédition de La Pérouse, je m’amuse à donner une réalité à mon personnage. Tantôt, il se promène sur les quais de Rochefort où, dans une cale à radoub, l’Hermione finit son armement, tantôt il croise La Pérouse en Australie lors d’une escale. Pour la Bounty, il est à la recherche d’un trésor et cette recherche le conduit dans l’île de Pitcairn où, il l’ignore, se retrouve réfugié Christian Fletcher et quelques mutins. Il n’a aucun rôle, ni aucune influence sur l’histoire, il est simplement le témoin fortuit de faits historiques. Ce choix de narration me permet de donner plus d’authenticité à mon personnage.

Un avant-goût du futur récit de Black Crow concernant la Bounty

Vous rappelez que les conditions de la Navy n’étaient pas évidentes : l’éloignement, le fait que La Bounty était loin d’être une fringante frégate, le choix des hommes, etc.

La Bounty a existé, sa mutinerie est une réalité, mais il faut aussi analyser, ou du moins décrire, certaines réalités, afin de mieux les comprendre. Pour faire un parallèle avec un fait de société, quand une société ferme ou licencie, on entend souvent les syndicats et certains politiques critiquer vertement le choix des dirigeants. On prend plaisir à montrer du doigt le « méchant » patron motivé par sa cupidité et on plaint le « pauvre » ouvrier. Mais parfois, il faut admettre que les conditions économiques extérieures, pour lesquelles le « méchant » patron n‘a aucune responsabilité, en sont la cause. On ne peut pas toujours rendre seul responsable le dirigeant de la grogne qui règne dans une société en difficulté. Il en est de même pour la Bounty. La Bounty était un petit vraquier à l’espace exigu, mais ce n’est pas le lieutenant Bligh qui avait fait le choix de ce navire. Ce n’est pas non plus à Bligh que l’on doit les conditions d’enrôlement. On ne peut pas non plus imputer à Bligh les aléas du périple qui fait que la mission a duré bien plus qu’il n’avait été prévu. Nous avons souvent le tort de regarder l’histoire avec nos yeux et de comparer les époques. Aujourd’hui, quand un employé fait une faute, au pire il se fait licencier. À l’époque de la Bounty, selon la gravité de la faute, il était infligé au fautif des punitions corporelles dont certaines – comme la grande cale – pouvaient causer la mort ! N’oublions pas qu’il y a un peu moins d’un siècle, durant la Grande Guerre, on a fusillé pour l’exemple des hommes parce qu’ils avaient refusé simplement de suivre des ordres imbéciles qui les conduisaient à une mort certaine et inutile !

Peut-on alors considérer que votre récit réhabilite Bligh, et accuse Fletcher ?

Bligh était un homme rigide et il avait une mission. Pour autant, il a tenté d’améliorer le quotidien de ses hommes. Il a proposé de donner à manger des agrumes qui combattaient le scorbut, un mal répandu à l’époque dû aux carences en vitamines, mais cela n’a pas été compris par l’équipage pour qui la miche de pain était un acquis. Bligh a laissé ses hommes profiter du bon temps à Tahiti, mais devant les abus de certains, il a dû se raviser. Être commandant, seul maître à bord après Dieu, n’était pas une sinécure. À bord d’un navire, qui plus est militaire, le commandant ne pouvait ouvertement avouer ses doutes. Inversement, en ce qui concerne Christian Fletcher, sa fin – mort dans une bagarre d’ivrogne sur l’île de Pitcairn - donne une vision moins idyllique de l’homme. Il ne faut pas oublier que Christian Fletcher a fait le choix de soutenir une mutinerie, il a ordonné que Bligh et 18 marins soient abandonnés à bord d’une chaloupe en pleine mer, les condamnant à une mort plus que certaine. Et si cela ne s’est pas finalement produit, on le doit qu’aux compétences de Bligh. Alors, qu’importe les motivations réelles de Christian Fletcher, car de toutes les possibilités qu’il avait, il a choisi la pire pour toutes.

Quels seront vos prochains albums : U-Boot 4 et Black Crow 6 . Pour quand pourra-t-on espérer la suite du Sang des lâches ?

U-boot T4 est achevé et sortira aux Éditions Glénat à la fin février 2015. Il bouclera ainsi la tétralogie. Je travaille actuellement sur le prochain Black Crow, intitulé L’Eldorado : l’aventure se déroule dans l’Amazonie où notre corsaire sans patrie se retrouve confronté à des illuminés qui sont persuadés de l’existence de la mythique cité d’or. Quant au second volet du « Sang des lâches », l’album sera terminé pour la fin de cette année et devra se retrouver en librairie en 2015. Et peut-être d’autres projets qui pourraient voir le jour…

(par Charles-Louis Detournay)

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Jean-Yves Delitte sur ActuaBD, c’est également :
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- Delitte et Convard s’associent avec l génie du mal : Tanâtos, ainsi que les chroniques de cette série, tomes 1, 2 et 4
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La photos est © CL Detournay

✏️ Jean-Yves Delitte
 
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