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Jimmy Beaulieu : "La manière dont je conçois la pornographie est très sentimentale et très drôle."

Par Thierry Lemaire le 25 juin 2011                      Lien  
Avec {Comédie sentimentale pornographique} et {A la faveur de la nuit}, Jimmy Beaulieu a publié à quelques semaines d'intervalle 400 pages de bande dessinée toute en sensualité. Retour avec lui sur deux récits qui s'emboîtent.

D’où vient cette envie de raconter des histoires de couples ? Ce n’est pas si banal.

C’est peut-être parce que je suis en couple depuis 10 ans. La dynamique de découvrir quelqu’un, de tomber en amour, l’ivresse, c’est un peu loin derrière moi. Mais au niveau de la complicité, il y a quelque chose de très chouette. Des silences lorsqu’on s’aperçoit que la femme qu’on pense connaître sait jouer du piano. Arriver à découvrir toujours de nouvelles facettes de sa personnalité, je trouve ça enivrant. Et c’est quelque chose qui correspond plus à mon quotidien. On est moins dans l’hystérie.

Même si elles ne sont pas franchement autobiographiques, vos histoires reflètent vos préoccupations actuelles.

C’est sûr. Il y a des personnages à qui j’ai prêté un peu de mes soucis. Pas nécessairement les personnages principaux. Martin Gariépy, par exemple, qui est l’écrivain, qui est dans un idéal amoureux, complètement accroché à son premier amour sans voir la fille qui est très bien à côté de lui. C’est presque un service public que je rends aux gens qui sont dans la vingtaine et dans cette problématique là. Même problème avec l’idéalisme chez Louis, qui subit un surmenage professionnel qui ressemble pas mal au surmenage que j’ai eu dans les dernières années où j’ai été éditeur. Le besoin de faire une pause et de se recentrer avec ses trois copains, c’est un peu moi qui décide d’arrêter l’édition pour me recentrer sur mon travail d’auteur. Le troisième personnage c’est Rodrigue Masicotte, l’architecte qui a construit l’hôtel, qui est ce que j’ai peur de devenir si je continue à suivre mes idéaux, comme publier de la bande dessinée exigeante au Québec. C’est un peu un rêve démesuré que j’avais, comme construire un hôtel de luxe au fin fond du Québec. C’est un parallèle qui n’était pas prévu en amont, mais quand j’ai relu, je l’ai vu tout de suite. Ces trois personnages vivent la même problématique du danger de l’idéalisme.
Jimmy Beaulieu : "La manière dont je conçois la pornographie est très sentimentale et très drôle."
Et l’histoire de Comédie Sentimentale Pornographique (CSP), comment elle est venue ?

C’est un peu long mais je vais faire court. Les deux dernières années pendant lesquelles j’étais éditeur, je n’avais plus le temps de faire de la bande dessinée mais je travaillais sur des histoires courtes dès que j’avais un peu de temps. A partir d’un certain moment, j’ai trouvé que ces récits avaient l’air de former un tout. Sauf que je ne voulais pas publier un recueil d’histoires courtes. J’ai été libraire pendant une quinzaine d’années et je savais que les lecteurs n’aiment pas trop ça. Donc je voulais créer un dispositif qui unifiait ces histoires là.
La première idée que j’ai eu c’était celle d’un type qui se retire de la société, fait ses histoires qui sont inspirées de son quotidien, les fait lire à son entourage qui les commente. C’était un peu fastidieux à faire et pour bien le développer, ça aurait pris un petit 800 pages. Ce qui aurait été faisable, sauf que les premiers lecteurs de cette première version étaient un peu distraits par le fait de devoir départager la réalité de la fiction dans ces histoires.

Donc j’ai enlevé toutes les histoires courtes pour en faire un autre bouquin qui est paru aux Impressions nouvelles et qui s’appelle A la faveur de la nuit. Avec un dispositif qui les unifie qui est beaucoup plus simple : deux amies dans une chambre d’hôtel qui attendent quelqu’un et qui passent le temps en se racontant des histoires. Ça m’a donné le champ libre sur CSP pour rester près des personnages, dans un degré de fantaisie un peu plus contrôlé. Donc plus efficace parce que plus sobre. Et puis comme j’avais deux éditeurs qui avaient accepté le projet, j’ai coupé en deux.
A l’origine, c’est CSP qui devait être publié en premier, mais Benoît Peeters est venu au salon du livre de Montréal pour Les impressions nouvelles, il voulait qu’on fasse un lancement ensemble, donc on l’a lancé avant. Ça ne me dérangeait pas, ça faisait comme une mise en bouche. Mais idéalement, il faudrait commencer par lire CSP.

Et quelles sont les passerelles entre les deux ?

Il y a le personnage de Léonce, qui est présent dans les deux histoires. Les deux filles sont là aussi mais c’est un peu comme Louis les dessinerait, un peu comme des archétypes de top model. Dans A la faveur de la nuit, les filles, la blonde et la brune, c’est comme un hommage à Betty et Veronica des Archie comics. Dans CSP, elles ont plus de personnalité, surtout physique, elles sont moins « babes ».

Dans vos histoires, les femmes sont souvent lesbiennes ou bisexuelles. C’est quoi cette obsession ?

Dans mes travaux, ça revient assez souvent. D’abord parce que c’est agréable à dessiner. Et puis ça a aussi à voir avec une certaine libération. J’ai eu une éducation catholique, pas nécessairement très stricte, je ne me suis jamais fait battre ou quoi que ce soit, mais la culpabilité et la honte sont très présentes, y compris liées au sexe. C’est une réconciliation entre ma libido et moi de pouvoir me permettre ça. Et deux filles ensemble, il y a un côté « surdose de beauté ». En dessinant, ça m’apaise beaucoup. Pour moi, il y a un mystère, une mystique par rapport à ça.
En même temps, ce n’est pas seulement ça. J’ai énormément de lectrices lesbiennes. Ça transcende un peu tout ça. Au Québec, mon lectorat est à peu près à 60-70% féminin. En dédicaces, c’est assez étonnant. Et puis quand je parle de relation hétérosexuelle, ça ressemble un peu trop à mon quotidien. Je ne veux pas trop embarquer mon épouse làdedans. Quand c’est deux filles ensemble, c’est clairement pas de nos affaires.

Finalement, qu’est-ce qui vous attire dans la pornographie ?

C’est chouette à dessiner pour commencer. Surtout par rapport à mon dessin qui est tributaire du plaisir que j’ai en le faisant. Je suis très mauvais si je ne m’amuse pas en dessin. C’est pour ça aussi qu’il y a surtout des filles. J’ai essayé de faire des scènes avec des gars mais c’était artificiel et pas très beau. Donc ça, c’est pour le plaisir du dessin, mais en même temps, si on met ça en parallèle avec le thème de la désillusion, il y a aussi la tricherie de la pornographie. Dans le sens où, au niveau primaire, on va tout de suite au but. C’est comme s’empiffrer sans jamais grossir. C’est à peu près sans conséquence. C’est une manière un peu trop directe d’avoir ce qu’on veut. Pour moi, aller dans une maison retirée de tout quand on en a marre, avec trois copains, c’est quasiment la pornographie du surmené. Et puis parler de la nature, des grands espaces, alors que j’étais dans mon atelier à Montréal, ce n’est pas loin aussi d’être de la pornographie.

Un fantasme réalisé sur la planche.

C’est le même principe de fantasme rassasié par la fiction, peut-être de manière un peu factice. Dans CSP, il y a cette idée de triche quand Corrine resquille la file d’attente dans le cinéma et quand Louis fait un film hyper commercial. Il y a cette culpabilité de la tricherie. Pour moi, dont l’idéal était d’avoir un projet éditorial autonome au Québec, sans publier en Europe, il a fallu que je fasse un compromis « géopolitique » pour pouvoir publier 180 pages en couleurs. Cette culpabilité nourrit émotionnellement le bouquin. Il y a ici aussi une part autobiographique mais c’est très codé.

Associer sentimental et pornographique dans le titre, ça peut paraître curieux. Est-ce que finalement ce n’est pas une vision de la vie ?

Ça m’a été suggéré par Lewis Trondheim. C’était juste le titre d’un chapitre. Le titre de tout le projet, c’était À la faveur de la nuit. CSP c’est un peu effronté parce que c’est à la fois complètement sincère et un pur mensonge. CSP ça évoque quelque chose de plus léger que ce qu’on trouve dans le bouquin. Et en même temps il y a des scènes pornographiques, il y a des trucs drôles, et puis c’est très sentimental aussi. Et puis la manière dont je fais la pornographie est très sentimentale et très drôle. C’est comme une célébration. Comme une antidote au monde un peu déshumanisé dans lequel on vit. D’ailleurs, travailler sur mes planches, c’était un refuge pendant que je faisais ça. Mon épouse a étudié un an en Suisse pendant ce temps-là. J’étais tout seul et je suis devenu complètement autiste. Et un peu « surlibidineux », si on peut inventer ce mot-là (rires).

En tout cas, ce titre est intriguant. Il donne envie d’en savoir plus.

En France, ça attire la curiosité, mais au Québec, il y a un puritanisme beaucoup plus présent. Je sens que ça se raidit quand je dis le titre. « Voyons ! Un bouquin porno ? Toi qui fais des ouvrages sensibles. » Mais moi je pense que c’est plus un bouquin timbré que racoleur.

À l’instar du titre, vos personnages aussi possèdent plusieurs facettes. On est loin des stéréotypes ou des personnages manichéens, tout blancs ou tout noirs. Ça ajoute au réalisme.

Bien sûr. Je ne m’intéresse pas à des gens qui sont parfaits. Je ne m’intéresse pas à des gens qui sont juste odieux non plus. Je m’intéresse aux gens fissurés, fracturés. Même dans les corps de femme que je dessine, on sent qu’ils ont du vécu. Et avant tout, mes personnages ne doivent pas dire ce qu’ils pensent.

En ce qui concerne l’histoire de CSP, on commence avec Corrine, puis on passe à son couple avec Louis, et on termine avec Louis seul. Qu’est-ce que vous avez voulu dire par là ?

Si on regarde la plupart de mes fictions, je mets une fille en scène et je la suis. À un certain moment, je me suis dit qu’avec le personnage de Louis, je pouvais dire des choses peut-être plus graves. J’aimais bien son côté nettement plus désabusé que moi, cynique, un peu odieux quand il se moque de la dame qui le félicite pour son film. Donc il y avait quelque chose à faire avec lui. Et puis ça représente un peu les rapports homme-femme au Québec. Les femmes sont plus dynamiques. Dès l’école, elles sont très encouragées (il y a eu des programmes qui s’appelaient « Allez les filles ! »), très performantes. Ils parlent même de séparer les garçons et les filles parce que les garçons sont très cancres. Et je trouve que les gars sont un peu nombrilistes, désabusés. Moi je suis plus ou moins comme ça. Je suis très admiratif des femmes québécoises qui sont de véritables dynamos. Je suis émerveillé et j’en éprouve une grande tendresse, et puis j’aimerais dire aux petits gars de se secouer. Et en relisant mon livre, je me rends bien compte que ce sont les femmes qui mènent le jeu.

Pour revenir à la construction de CSP, le personnage de l’écrivain Martin Gariépy est très présent dans la première moitié de l’album, puis cette histoire parallèle disparaît presque complètement.

Tout à fait. Vers la fin, je boucle rapidement son histoire. D’ailleurs, je ferais peut-être une suite. On verra par rapport au succès de l’album. Je trouvais que conclure toutes les histoires parallèles à la fin, c’était peut-être un peu factice. Là, c’est une fin vraiment oblique.

En parlant de suite, la fin de l’album est très ouverte et appelle au minimum un second tome. Surtout avec l’épilogue.

En fait, pendant que j’étais en train de boucler le livre, il m’est arrivé deux choses. Mon père est venu me chercher à l’aéroport quand je suis rentré d’un voyage à Genève pour voir mon épouse. Et puis il a voulu acheter une auto pour rentrer chez lui. Et je l’entendais négocier. C’était incroyable. Le rapport quasiment érotique entre le vendeur et l’acheteur. Le respect qu’il y a dans les yeux de la personne qui vient d’abdiquer. Je trouvais ça assez rigolo. Et d’autre part, en attendant un avion j’ai croisé une fille qui venait de la côte Nord et qui m’a parlé de la façon dont les gens s’habillaient, les déplacements en motoneige de village en village. Je trouvais ça aussi intéressant. En même temps, je ne voulais pas compliquer mon histoire avec ça. Alors je me suis fait un petit épilogue qui raconte un peu le quotidien de Louis.

Une page de l’épilogue

Donc dans l’épilogue, la jeune fille qui attend derrière son père c’était un peu vous chez le concessionnaire ?

Exactement (rires). Et en même temps, ça ressemble pas mal à la fille que j’ai rencontrée dans l’aéroport et qui m’a parlé de sa vie. Et puis tout ce que dit le père sur l’absence de travail dans le village, ça donne des idées pour une suite un peu plus sociale. CSP est plus égoïste comparé au deuxième qui serait plus impliqué. Je pensais l’appeler Comédie Sentimentale Prosaïque ou Pragmatique (rires). A ce moment là, j’irais là bas pour rencontrer les gens. Puis il y a aussi la possibilité que Corrine convainque Louis de réactiver l’hôtel et de le rouvrir.

Mais, il existe vraiment cet hôtel ?

Pas du tout. Il y a un hôtel à Tadoussac qui lui ressemble un peu et qui m’a inspiré. C’est comme le dernier bastion de la civilisation avant l’Atlantique. C’est un hôtel qui n’a pas changé depuis les années 1920. Il est bien préservé, très beau. Très orgueilleux aussi, au milieu de nulle part. Je m’en suis inspiré, en plus fou. Je l’ai appelé la « folie Massicote ». Et j’ai ajouté l’amertume de l’architecte qui a muré la plus belle pièce de son hôtel, une salle de bal comme dans les films de Fred Astaire. Il y a cet espèce de chantage-là, de dire « j’ai fait quelque chose de merveilleux et ça n’intéresse personne ? Et bien je vais le murer ! ». Quelque chose de très amer, que j’ai fait inconsciemment. C’est un de mes rêves récurrents, de découvrir dans une maison une pièce que je ne connais pas.

Passons maintenant au graphisme. Votre traitement des couleurs est assez particulier.

C’est Michel Rabagliati qui m’a fait essayer des crayons de couleur. On était dans une dédicace à Moncton au Nouveau-Brunswick et ça n’intéressait pas grand monde nos livres en français. Il faisait des dédicaces avec ces crayons là et puis il me les a faits essayer en me vantant leur velouté. J’ai été conquis et j’en ai acheté. Ça a complètement renouvelé mon plaisir de dessiner. Et puis ça m’a ouvert au plaisir de faire du dessin un peu plus spectaculaire. C’est peut-être plus évident dans À la faveur de la nuit où les couleurs sont plus « pop », où il y a du sang, de l’horreur, des cauchemars.

Une page de A la faveur de la nuit

Et le fait de ne pas tracer le contour des cases ?

Mon dessin vit très bien dans cette légèreté-là, dans cette apesanteur. À chaque fois que je fais des cases, je trouve que ça plombe mon dessin. Même si le coup de crayon et la liberté sont assez factices parce que j’ai tendance à recommencer 10 ou 15 fois mes pages, j’aime donner cette impression de légèreté.

Contrairement à ce qu’on pourrait penser en voyant leur traitement, la construction de vos pages n’est pas improvisée.

Les originaux, c’est 5 kilos de papier. Misère... Il y a un ami qui appelle ça "le sourire du gymnaste". Celui qui fait des pirouettes très compliquées en gardant le sourire.

Et comment ça se passe pour le découpage ? Vous faites un storyboard ?

Ça dépend vraiment des chapitres. Chaque scène a été pensée différemment. Souvent, je vais faire un petit storyboard pour la mise en place, mais en même temps, j’essaye de ne pas trop gaspiller mon plaisir de dessin là-dedans. Mais c’est vrai que de plus en plus je prépare mon coup, je fais des storyboards. Après 15 ans de métier, je commence à moins édulcorer entre l’échafaudage et la réalisation. Au début, c’est vraiment très difficile quand on fait un crayonné qui raconte une belle histoire, un jeu juste, et qu’on passe à l’encre comme un bon élève qui tire la langue en s’appliquant.

Je suis professeur de BD et j’essaye tout le temps de donner des petites méthodes pour que le dessin reste vivant. En même temps, si on dessine sans storyboard, ça peut bien aller, mais on va rester dans une grammaire assez restreinte, dans une certaine prudence. Avec un crayonné, ça donne l’occasion d’essayer des trucs un peu fous avec des perspectives. Mais ça ne se fait pas toujours du premier coup, il faut ramer un peu pour y arriver.

Ce qui explique le temps que vous avez passé sur ces deux ouvrages ?

Comme j’étais tout seul à la maison, j’ai fait comprendre à mes amis que je ne sortirais pas tant que ce n’était pas terminé. J’ai vraiment passé une année quasiment monacale. À part quand je suis allé rejoindre mon épouse pendant un mois. Je suis allé chez des auteurs à gauche et à droite. Je travaillais chez Lewis, Guy Delisle, Philippe Squarzoni, Aurelia Aurita et Frédéric Boilet. Sur des coins de table, à l’aéroport. À part cette pause-là, je suis resté concentré chez moi sur mon truc. Je ne sais pas si j’aurai encore le loisir de travailler comme ça, 18 heures par jour pendant une année.

(par Thierry Lemaire)

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