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Joanna Ardaillon et Iker Bilbao (Soleil Manga 2/2) : "Pour les 10 ans de Soleil Manga, nous avons la volonté de retourner aux sources : innover"

Par Aurélien Pigeat le 23 avril 2013                      Lien  
Joanna Ardaillon et Iker Bilbao, responsables éditoriaux chez Soleil Manga, nous ont accordé un long entretien. Dans cette seconde partie, nous faisons le tour du catalogue de Soleil Manga développé depuis 10 ans, en nous attardant particulièrement sur les Classiques en manga et la collection Eros.
Joanna Ardaillon et Iker Bilbao (Soleil Manga 2/2) : "Pour les 10 ans de Soleil Manga, nous avons la volonté de retourner aux sources : innover"
Battle Royale Perfect Edition T1 - Par Koushun Takami et Masayuki Taguchi
© KOUSHUN TAKAMI / MASAYUKI TAGUCHI 2005 (AKITASHOTEN JAPAN)

AP : Soleil Manga fête cette année ses 10 ans. Qu’est-ce que cela signifie au niveau du catalogue ?

Joanna Ardaillon : Pour les 10 ans, nous avions la volonté de retourner aux sources de ce qu’était la maison tout en continuant d’innover. À l’origine, il y avait deux piliers : le shojo et le seinen. Cependant le seinen est bien plus maigre aujourd’hui, étant tombé à 5% du total. On a donc décidé d’essayer de le réinvestir. Mais il s’agit d’un catalogue difficile à travailler, dont les ventes ne sont globalement pas extraordinaires. Si le lectorat seinen est plus mature, le souci dans le manga, c’est que le lectorat se renouvelle vite, et qu’il reste donc assez jeune.

Iker Bilbao : D’ailleurs, on voit bien qu’aujourd’hui un axe de développement important des éditeurs concerne la jeunesse, avec des titres comme Pokemon, Beyblade, etc., qui cartonnent. On doit arriver à attirer les tout petits, les 6-10 ans. Notre volonté est de réinvestir ce segment progressivement. Mais pour ce qui est de happer les adultes, les jeunes adultes, c’est difficile. Et pour ce segment-là, Soleil Manga a un souci d’image : nous sommes peu associés au seinen.

Outre Battle Royale, Dorohedoro, malgré sa publication chaotique, ne peut-il pas constituer un appui en termes de réputation ?

IB : Pas vraiment : il participe plutôt à la mauvaise réputation que nous trainons car c’est un titre qui se vend mal, et qu’on trouve hors de prix sur ebay. C’est difficile de capitaliser en termes d’image là-dessus.

On voit Tonkam aussi avoir du mal avec Jojo’s dans le même genre…

IB : J’aimerais bien avoir autant de mal avec Dorohedoro qu’eux avec Jojo’s à vrai dire !

AP : Ils se plaignent trop ?

IB : Je pense que Jojo’s n’est pas leur pire vente, de loin. Sur Dorohedoro, c’est vraiment pas haut comme niveau de vente. Ce n’est pas du bluff ! Je prends le pari que si on fait une réimpression des premiers volumes, on ne va pas d’un seul coup casser la baraque. Mais on travaille dessus. On fait en sorte que la réimpression soit possible, avec toutes sortes de solutions (impression à l’étranger, question des pages couleur…)

JA : Plus généralement, le seinen est graphiquement un peu décalé, et on a un public français qui lui aime les choses assez propres. Donc Dorohedoro, ou Higanjima - dont les trames sont faites à la main pour l’anecdote - sortent du cadre. Alors que Mad World est “shojoïsant” graphiquement, et de fait marche bien, tout en se mariant très bien avec notre catalogue. Quand on regarde les catalogues des éditeurs japonais en seinen, c’est souvent marqué par un graphisme particulier. Pourtant, actuellement, il y a une mode des seinen historiques, avec des graphismes très propres, très occidentalisés, comme on peut le voir avec Bride Stories, ou Thermae Romae pour la comédie.

IB : Mais à côté de cela, Historie, de l’auteur de Parasite, Hitoshi Iwaaki, possède un graphisme très particulier, et n’a pas trouvé preneur encore en France, alors que le titre est repéré depuis un moment.

Il vous intéresse vous alors ?

IB : Il intéresse Joanna, mais je suis plus sceptique.

JA : C’est très compliqué tout cela. Là, on vient de publier Les Liaisons dangereuses, qui est un josei [manga destiné aux femmes adultes, NDLR], de Chiho Saito, un monument au Japon. Et ça n’ pas été un franc succès. On a reçu un josei sur un moine du XIVe siècle, mais graphiquement ça ne passera jamais : on est entre le manga et le vitrail religieux. J’adore, mais on sait que ça ne passera jamais.

Mad World T1 - Par Otsuichi et Hiro Kiyohara
© 2007 OTSUICHI © 2007 Hiro Kiyohara / Kadokawa Shoten

IB : On a parfois cette frustration des titres qu’on adorerait faire mais qui constituent un risque. Parfois on le fait, et ça marche même, comme Mad World, qui est un titre qui fonctionne bien, à ma grande surprise. Son auteur était édité chez Pika, et du coup Kadokawa refusait de nous le confier. Mais quand ce fut possible, cela se présentait sous la forme d’un oneshot. On a donc, avec ces trois volumes, « inventé » la série Mad World (dont le titre est repris de Tears for fears, référence que je case régulièrement dans le catalogue – avis aux amateurs : vous pouvez chercher dans les titres et même dans les mangas eux-mêmes !). C’est une pure construction éditoriale, et aussi une manière de désenclaver le catalogue, très très shojo, et de réinvestir le seinen. La « série » est terminée en 3 volumes, mais on ne s’interdit pas de publier d’autres « Mad World » si l’occasion se présente.

Soleil Manga, au départ, c’est aussi du patrimonial avec Tezuka. Là aussi, vous allez reprendre cette voie ?

JA : Mais tout ce qui a plus de 10 ans, pour nous, c’est du patrimonial !

IB : Sur Tezuka, on en a un nouveau, modernisé, qui sort en avril : Astro Boy - la légende du chevalier Azur. Et le fond Tezuka se vend encore bien. Don Dracula notamment est une vente régulière. Côté shojo/josei, on a testé le patrimonial, comme avec Chiho Saito dont nous venons de parler, et ça ne marche pas.

JA : On a testé sans tester en même temps. Il y a des choses encore plus incroyables, des années 1980-90. De grandes sagas historiques en shojo. Il y a toute une vague de shojo historiques qui font parfois plusieurs dizaines de volumes, dans un style graphique très daté qu’on pourrait qualifier d’école "Shojo Akita". C’est un style qui évoque La Rose de Versailles et qui perdure encore au Japon. Mais ça ne prend pas dans le public français. Au Japon, ce sont des femmes de 30-40 ans, qui lisent ces mangas. En France, les femmes de 30-40 ans ne lisent pas encore de manga. J’adorerai faire cela, mais c’est très risqué en l’état.

Il y a cependant des projets très longs, pour lesquels les éditeurs français font un travail de découpage et de remontage de la série. Comme pour Le Vagabond de Tokyo chez le Lézard Noir.

JA : Je suis justement en train de travailler sur un projet dans ce goût-là, mais je ne peux pas encore en parler, car c’est en phase de lecture chez le traducteur. Dans le genre historique encore. Mais il s’agit d’un gros risque, et d’un gros travail éditorial, avec textes d’explications autour, une forme du livre particulière à trouver, pour essayer de toucher au mieux le public visé. Ce projet, dans mon idée, n’est pas forcément évident dans ce genre, puisqu’il s’adresserait à un public qui, a priori, ne lit pas de manga, à un lectorat féminin plus âgé, aux femmes plutôt qu’aux toutes jeunes filles.

On fait déjà du josei, comme Flowers for Seri, mais ça reste de la comédie, liée au monde du travail. Et c’est en plus un titre de très grande qualité au sein que l’on peut trouver au Japon. On maintient ainsi du josei dans notre catalogue. On parie sur l’idée que certaines jeunes filles qui lisent actuellement vont continuer à en lire en vieillissant. Mais globalement, le lectorat de manga se renouvelle massivement.

Loveless T1 - Par Yun Kouga
© 2002 by Yun Kouga All rights reserved.

Comment est née la collection Gothic, qui est assez atypique dans le paysage du manga en France ?

JA : Quand on est arrivés, on a vu émerger au Japon un nouveau phénomène, mais qui était plutôt disparate dans les catalogues japonais, parce que présent dans différents genres. Mais ça se ressemblait graphiquement, avec des motifs récurrents assez nets (roses, chaînes, etc.). Nous, on y a vu une cohérence qui n’était pas aussi marquée au Japon. Cette cohérence graphique, on l’a regroupée dans la collection Gothic. Rozen Maiden, et Loveless ont ainsi lancé la vague « gothic » au Japon et dans notre catalogue.

IB : C’est globalement tendance shojo, à part quelques exceptions plus shonen qui conservent quand même un graphisme plutôt shojo. Mais ça regroupe aussi des shojo érotiques comme Beauty and the Devil et Midnight Devil, des titres qui ne pouvaient pas pour moi être dans la collection Eros, parce que c’est quand même des shojo, et parce que la collection Gothic est une collection à thème. D’ailleurs, on voit maintenant le thème repris chez les concurrents.

JA : La collection nous a forgé une identité. Et ça a permis à Soleil de bénéficier d’une réputation positive chez les éditeurs japonais. On partait avec un désavantage avec un patron qui n’affichait pas son amour pour le manga, mais ça, au contraire, ça nous a valu un certain crédit.

AP : Et c’est donc quelque chose dans ce goût-là que vous allez lancer l’an prochain ?

IB : Oui...

Et pour ce qui est du shonen alors ?

IB : On se désengage du shonen, à mon grand désarroi – c’est un calvaire de s’y résoudre ! – même si on va essayer d’y revenir, d’une manière ou d’une autre

JA : On n’a pas un désengagement réel, mais on a pris de telles claques en termes de ventes ! Yaiba évidemment, alors que Detective Conan fonctionne encore.

Tie Break T1 - Par Mishiteru Kusaba
© 2002 by Yun Kouga All rights reserved.

IB : Et puis tout ce qui est shonen sportif : c’est un crève-cœur ! Tous ces excellents shonen sportifs qui ne font que des fours en France ! Glénat porte à bout de bras Dream Team par exemple. Il n’y a guère que Kuroko’s Basket chez Kazé qui s’en sort un peu, et même qui se tient bien pour un manga de sport en France. Mais à grands renforts d’efforts de la part de l’éditeur : Kazé a les moyens de faire tenir les titres, de les pousser. Les mangas de sport ne marchent pas en France, hormis Eyeshield 21 dernièrement. Mais c’est un cas à part, qui fonctionne presque comme s’il ne s’agissait pas d’un manga de sport, mais d’un shonen avec un peu de sport dedans…

JA : on a essayé le manga de sport avec Tie Break, série qui n’était pas très longue. Mais ça n’a pas pris. On a même fait un shojo de sport, et là non plus, ça n’a pas marché. Au Japon, le genre fonctionne bien. Mais il y a ce système des clubs sportifs. En France, le sport n’est pas ainsi lié à la scolarité. Peut-être cela joue-t-il… Globalement, ça reste mystérieux.

IB : En dehors des shonen sportifs, dans la même problématique, il y a les mangas d’humour. On adorerait faire des mangas d’humour. Mais ça demeure compliqué.

JA : On essaie un peu en josei. Par exemple, on a publié quelques titres de Yuki Yoshihara qui a un humour accessible pour la France, assez visuel. Mais à côté de cela, il y a le manga d’humour qui est intraduisible. Certains sont excellents, comme Sayonara Monsieur Désespoir [chez Pika], mais qui se révèle être quelque chose de presque impossible à retranscrire. Ou encore Polar Bears Café, chez Shogakukan : des animaux qui créent un café. Visuellement c’est à mourir de rire, mais c’est intraduisible, car ce ne sont que des jeux de mots qui font référence au dessin. Il faudrait réinventer toutes les blagues complètement. On voit passer comme ça des tas de titres qu’on pressent excellents mais qu’on ne peut pas amener au public. Ou dont le succès reste très hasardeux. Ainsi, Shin Chan est une référence absolue au Japon, avec même un parc d’attraction dédié. En Espagne, ça fonctionne très bien – peut-être du fait d’une culture Mafalda – mais en France [chez Casterman, NDLR], ça a été un échec, alors que c’est hilarant. En l’occurrence, on peut émettre l’hypothèse que c’est graphiquement que cela pêche pour nous : le lectorat français de manga ne veut pas de ce style graphique.

IB : Et il n’y a pas de véritable histoire. Le manga, ça reste associé au feuilleton. C’est pour ça que les séries courtes, ou les oneshot, ont plus de mal à s’imposer. Les lecteurs de manga en France semblent avoir besoin de s’inscrire dans un processus de série longue, à feuilleton, un peu à la manière de ce qui est vécu à la télé avec les séries américaines.

JA : De même, les yonkamas ne fonctionnent pas en France, alors qu’on a la tradition du dessin de presse.

IB : On remarque qu’au Japon, en ce moment, comme ils ont du mal à trouver de grosses séries longues, ils sont dans une politique de "coup", comme Thermae Romae, chez Enterbrain. Des coups quasiment marketing, comme nous avons pu le faire par le passé ! Mais c’est éphémère.

Entretiens de Confucius - Editions française et japonaise
Comparaison des deux éditions : couvertures et formats.
photo © Aurélien Pigeat

Deux collections au lectorat qui déborde le cadre du manga : Classiques et Eros

Comment s’est fait le contact avec Eastpress pour la collection des Classiques en manga ?

IB : C’est dû à un hasard. J’ai vu une news sur Animenews Network. Il y était question du scandale suscité par la parution de Mein Kampf en manga. Dans cette news, il était fait mention du Capital chez le même éditeur. Nous partions au Japon une semaine après, et on a donc demandé à avoir rendez-vous avec Eastpress pour l’occasion. Étant les premiers arrivés, nous avons pu choisir ce que nous voulions dans l’ensemble du catalogue.

JA : Ils étaient d’ailleurs très touchés qu’on s’intéresse à leur catalogue. Eastpress est un boîte assez jeune et ils étaient très contents de pouvoir être représentés en Europe. La collaboration a donc été immédiate et facile. Le prochain titre de la collection concerne Bouddha. Puis nous proposerons L’Interprétation des rêves de Freud en octobre, avant Le Livre des morts de la mythologie égyptienne en 2014.

IB : Il faut bien comprendre que l’édition japonaise n’a rien à voir avec la façon dont on propose la collection. Là-bas, le format est très atypique, proche de petits manuels parascolaires, et les volumes ne sont pas classés dans les rayons manga en librairie. On peut facilement passer à côté !

Les Mots de Bouddha - Par Variety Art Works
© Eastpress

JA : Les gens d’Eastpress nous ont même proposé de faire de la création, de leur soumettre des titres à réaliser. D’ailleurs, contrairement à ce qu’on peut croire, leur démarche est de faire des titres classiques certes, mais assez peu connus au fond au Japon. Ils veulent proposer des œuvres qui ne sont pas très lues, que les Japonais ne connaissent pratiquement pas. Alors que nous, nous sommes dans une démarche inverse : on prend ce qu’il y a de plus connu en France dans une optique de vulgarisation.

AP : Cette collection fonctionne bien ?

IB : Le Capital en est à près de 20 000, donc oui, ça fonctionne plutôt bien. Pour les autres, c’est moins, bien évidemment, mais c’est bien quand même : À la recherche du temps perdu, Le Rouge et le Noir ou Le Prince sont au-dessus de 3000. Les éditions Nathan nous ont même demandé une autorisation pour inclure en bibliographie Le Capital dans un manuel d’économie de 1ère ES !

JA : Il faut mesurer que la vulgarisation des œuvres passe aussi par la fiction, notamment pour les essais. C’est le cas pour Le Capital ou pour Le Prince avec la vie de Machiavel. Ce sera la même démarche pour le titre tiré de l’œuvre de Freud. Pour Les Mots de Bouddha, ceux qui ont fait l’adaptation se sont focalisés sur les premiers enseignements de Bouddha. Il s’agit d’une base d’initiation au Bouddhisme, avec des pages entières d’illustrations. La vulgarisation doit être quand même assez précise pour apporter une vraie réflexion, tout en s’assurant que celle-ci soit abordable.

IB : Un véritable avantage avec la collection des classiques, c’est qu’il s’agit de ventes de fonds, de ventes régulières, chaque semaine, qui s’inscrivent sur la durée. Le public est très diversifié sur ce catalogue. Enfin, pour nous, c’est très valorisant d’un point de vue éditorial.

Le fait que les volumes soient faits par un studio, sans auteur identifié, que le dessin soit très neutre, n’est-ce pas gênant ?

JA : Non, car c’est quelque chose d’assez fréquent au Japon, même si on l’ignore globalement en France. C’est un jeune éditeur japonais qui a lancé cela. Il choisit les titres, les envoie à des équipes d’auteurs qui potassent pendant six mois avant d’en proposer un scénario d’adaptation.

Pour la collection Eros, comment se passe la sélection ? L’offre hentai [le genre du pornographique dans le manga, NDLR] est quand même pléthorique au Japon.

IB : On a une ligne éditoriale qui est très simple : on veut de « l’érotisme festif », avec uniquement des personnages adultes, consentants, et avec un dessin suffisamment manga sans être trash. On s’est tourné naturellement vers deux éditeurs majeurs dans ce domaine : Take Shobo et Futabasha. Ils ont des catalogues variés – Futabasha est aussi éditeur de Shin Chan de Yoshito Usui – mais aussi une vraie spécialisation sur ce type de titres. Et ils ont des auteurs – aux trois quarts des femmes – qui dessinent particulièrement bien, qu’on retrouve aussi chez les gros éditeurs type Shueisha.

JA : On peut d’ailleurs noter que parfois des auteures japonaises débutent sur du hentai, ou du boy’s love [amours homosexuelles masculines, NDLR] un peu trash, avant de passer à des récits plus « classiques ». D’ailleurs, notre collection Eros comprend aussi une partie boy’s love.

Velvet Kiss T1 - Par Chihiro Harumi
© Chihiro Harumi 2010 / Take Shobo

IB : Être exigeant sur la sélection nous permet aussi de monter en gamme. Ainsi le dernier qu’on a publié, Velvet Kiss, est pour moi le plus réussi qu’on ait pu sortir à ce jour. À l’inverse, on a eu par le passé une discussion qui nous a un peu peiné avec Animeland sur le sujet : pour eux, le hentai semblait à proscrire en soi, sans distinction. Il a fallu leur faire découvrir Velvet Kiss pour qu’ils révisent leur jugement.

JA : Alors même qu’on a un gros travail d’épuration à effectuer quand on veut publier du hentai. Et on le fait. 80% de ce qui est publié là-bas n’est pas publiable en France. Au Japon, il semble ne pas y avoir de limites dans la mise en images des fantasmes. Ça relève en fait de la différence culturelle. On peut voir au Japon en "facing" en librairie certains titres pour lesquels notre réaction est « ce n’est pas possible ! ». Nous serions gênés de regarder ces couvertures, alors qu’on peut voir des jeunes filles les feuilleter dans les rayons sans souci au Japon.

IB : D’ailleurs, ça m’a déjà gêné, chez un éditeur japonais, quand on venait nous montrer des titres très très trash de manière très naturelle : c’est bien sûr d’abord un produit dans ces circonstances, mais ma réaction était encore marquée par le regard français sur le hentai.

JA : Anecdote à ce propos : lorsque nous sommes venus chez Futabasha pour qu’on nous présente des titres hentai, l’auteur de Shin Chan venait de décéder. Il y avait des gerbes de fleurs partout, c’était très solennel. Et le contraste fut total lorsque dans ce cadre très particulier la jeune femme mandatée pour nous présenter le catalogue a étalé devant nous des titres tous plus épouvantables les uns que les autres !

Avec Animeland, la réception n’a pas été bonne alors ?

IB : Paradoxalement, Animeland conçoit tout à fait le traitement du boy’s love, mais pas celui du hentai. On est dans un clivage total. À croire qu’ils n’ouvrent pas les boy’s love. Le boy’s love, c’est du hentai. Et on reçoit du courrier de lecteurs qui s’indignent qu’on classe le boy’s love en hentai, prétendant que ça correspond davantage au shojo. Mais non. Après, il y a des titres shojo qui sont « boy’slovisant », sans être du boy’s love, dans lesquels de jeunes hommes se regardent langoureusement – et on en a plein dans notre catalogue. Mais il ne se passe strictement rien. Dès lors qu’il se passe des choses sexuelles, et qu’on les voit graphiquement, on le met en « Eros », peu importe que ce soit entre hétérosexuel ou homosexuel.

Les Charmes de l’infirmière T1 - Par Kuuki Fuzisaka
© FUZISAKA Kuuki 2008 / Take Shobo

Qu’est-ce qui a motivé le choix de mettre la collection sur un site à part ?

JA : C’était un souhait de notre part. Tout le monde sait que c’est Soleil Manga, mais on a voulu distinguer du reste. On a un public composé en grande partie de jeunes filles, et on n’a pas envie de leur mettre sous les yeux des choses qu’elles n’ont pas forcément envie de voir.

IB : Et puis il y a une protection légale sur ce site qui fait qu’on doit cliquer pour stipuler qu’on a plus de 18 ans pour y accéder. On a voulu faire les choses correctement. C’est un site d’information : on y met les news, le planning, le catalogue. Pour l’instant la communication sur la collection Eros s’arrête là.

AP : Et la presse suit sur cette collection particulière ?

IB : non, pas du tout.

JA : Si, quand même, un petit peu. Il y a eu récemment une opération à la Fnac sur l’érotisme, avec un papier sur Livres hebdo. Mais ça reste assez mineur, même si ça s’ouvre un peu.

IB : D’ailleurs, il y a des papiers sur de la BD adulte dans des magazines comme Zoo, mais on n’a jamais vu une chronique sur nos mangas par exemple.

JA : Il faut aussi penser que les éditeurs mangas français se sont efforcés depuis pas mal d’années d’effacer cette image « sale » qu’avait le manga, c’est-à-dire celle liée à la violence et au sexe. Du coup maintenant, le hentai reste tabou, associé à cette mauvaise image. Mais le travail d’éditeur, c’est de faire la sélection pour le public occidental.

IB : Après, c’est vrai aussi qu’un éditeur – Taïfu comics – a choisi d’une certaine façon de franchir la ligne blanche, en publiant totalement sans censure, des titres volontairement trash, très très particuliers. On verra ce que ça donne.

AP : Que pensez-vous de l’initiative de de Kurokawa avec Nozokiana, un peu sur le même créneau ?

IB : C’est autre chose, ne serait-ce que parce que c’est un titre Shogakukan. Les réactions sont très partagées, en positif et négatif. Mais au moins ça fait parler et donc vendre. Sur ce titre, il y a un élément moral qui m’a un peu bloqué au début. Seul, j’aurais certainement fait une offre. Mais Joanna ne l’aurait jamais faite. Et donc on ne l’a pas fait.

Les Charmes de l'infirmière T3 - Par Kuuki FuzisakaJA : Sur la collection Eros, c’est Iker qui fait les choix éditoriaux : il est beaucoup plus apte que moi sur ces questions-là ! Mais il y a un élément primordial pour nous sur la sélection des titres Eros : on ne choisit que des séries terminées, pour voir où ça va aller. Parce qu’on a déjà eu des surprises. Y compris sur les séries qui ne sont pas hentai à la base. Parfois, il y a des moments où un auteur part en vrille, et fait un chapitre qui n’est pas publiable en France.

Pouvez-vous évoquer un cas précis ?

IB : Sur Le Journal intime de Sakura par exemple. Acheté par nos prédécesseurs, dans la collection Ikku Comics qui a basculé ensuite en Eros. Et on s’est retrouvé au tome 14 ou 15, avec les souvenirs d’une jeune fille, quand elle se faisait violer à l’âge de 12 ans par son frère. Ça, pour nous, c’était juste pas publiable.

Et vous faites quoi dans ce cas-là ?

IB : Ça été une page noire, purement et simplement.

Les lecteurs ont réagi comment ?

IB : Il n’y en avait plus beaucoup… Donc on n’a pas eu de réaction ! De toutes façons, c’est toujours pareil : il y a des tas de choses que l’on ne dit pas, et dont personne ne s’aperçoit. C’est quand on essaie de communiquer qu’on a des levées de boucliers de gens qui n’achètent même pas la série mais qui, pour le principe, se manifestent.

JA : Même pour la collection Gothic, lorsque l’on prospecte, il y a des titres qui sont un peu borderline. C’est visible notamment avec un motif récurrent, celui de la représentation des jeunes filles en poupées, que l’on retrouve dénudées. Cela met parfois mal à l’aise. Des éléments comme ça peuvent nous faire renoncer à la publication de tel ou tel titre.

IB : Par exemple avec un titre comme Dance with the Vampire Bund chez Tonkam – qui a très bien marché – qui est passé chez nous pour examen : le fait que la vampire de 400 ait un corps de jeune fille, et qu’on la voit nue, ça nous a arrêté.

JA : Et même s’il y a un cas voisin dans le roman Entretien avec un Vampire d’Anne Rice. Visuellement, ça ne passait pas pour nous.

Blood Rain T1 - Par Mio MuraoIB : D’où une vigilance réelle pour tout ce qui touche, de près ou de loin, à cette collection Eros. Et le fait de choisir des séries terminées, généralement courtes de toute façon – Le Journal intime de Sakura étant un cas à part doublement : long et antérieur à notre arrivée. Les séries font en général trois ou quatre volumes. On s’intéresse actuellement à une nouvelle qui en fait six, mais c’est très élevé pour ce genre de manga.

JA : On peut aussi opérer un regard rétrospectif. Par exemple Blood Rain, qui est un vieux seinen historique de chez Soleil, si on devait le publier aujourd’hui, ce serait probablement dans la collection Eros. Avec Mio Murao, on a un côté amoral et malsain. L’histoire est passionnante, mais on a cette dimension particulière qui nous ferait certainement basculer le titre en Eros.

Mais on est là dans un registre seinen qui mélange violence et sexe. Dans ce registre, on peut penser à Gantz par exemple, chez Tonkam.

IB : Oui. D’ailleurs, même pour Battle Royale, certains passages sont un peu limite de ce point de vue. Mais pour nous, quoi qu’on décide de faire, ou de ne pas faire, il faut y penser. On ne peut pas se dédouaner en disant « c’est un seinen ».

JA : De toute façon, la différence essentielle réside dans le fait que la collection Eros, au départ c’est vraiment le sexe pour le sexe. Ça n’a pas vocation à autre chose.

Propos recueillis par Aurélien Pigeat

(par Aurélien Pigeat)

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Récentes chroniques du catalogue Soleil Manga sur Actua BD :

- Baroque Knights T1 - Par Maki Fujita
- Velvet Kiss T1&2 - Par Chihiro Harumi

 
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2 Messages :
  • Sur la réaction d’Animeland, il y a peu de temps j’ai vu une émission d’Arrêt sur Images à laquelle participait Yvan West Laurence, ancien rédacteur en chef d’Animeland, et j’ai été médusé de le voir tenir un discours comme quoi Tortue Géniale (personnage de Dragon Ball) était un pédophile o_O Alors que le personnage est l’archétype du vieux pervers certes, mais en aucune façon intéressé par les enfants.

    Ca me semblait être un mécanisme de défense de type frappe préventive qui symbolise assez bien le malaise par rapport à la réputation « sexe et violence » du manga. Alors que sérieusement, Tortue Géniale est juste un personnage grivois mis en scène de façon comique et second degré, et qui se fait frapper régulièrement par les femmes à cause de ses réflexions salaces. Il n’y a ni sous-entendu ou scène équivoque… Et il n’est guère différent d’un Ryo Saeba/Nicky Larson…

    En tout cas une déclaration de sa part qui m’ait apparu assez surréaliste…

    Sinon Velvet Kiss c’est vachement bien^^ En espérant peut être voir les œuvres précédentes de Harumi Chihiro – son one-shot Cutie Lips propose des histoires relativement mignonnes qui me semblent adaptées au catalogue Eros de Soleil ^_^

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  • RHHHAAAAA ! (cri de la colère, du désespoir et de la douleur d’avoir tapé du poing trop fort sur la table) Mais bon sang ! Rééditez les Dorohedoro plutôt que toutes ces bouses sans intérêt... Dorohedoro est sûrement l’un des dix meilleurs Manga de tous les temps, le seul manga que je souhaite vraiment posséder, un chef d’oeuvre...

    Pourquoi la réimpression des premiers tomes est sans cesse repoussée pour laisser la priorité à l’édition de séries consternantes ? C’est insupportable, si Soleil ne veut pas prendre le risque de réimprimer 6 tomes d’une série soi disant invendable, les droits ne peuvent ils être cédés à une autre maison d’édition moins maladroite ?

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