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Jodorowsky, le scénariste terrible

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 17 décembre 2009                      Lien  
À 80 ans, Alejandro Jodorowsky continue à déployer son talent. Avec Le Pape terrible, il se penche sur l’ascension du Pape Jules II, celui qui créa la Garde Suisse, posa la première pierre de Saint-Pierre de Rome et commanda la Sixtine à son protégé Michel-Ange. Un pape homosexuel amoureux du jeune Aldosi qui sera assassiné par ses ennemis. Par vengeance, il deviendra « le pape terrible ». Un album qui n’est pas anodin dans la vie et l’œuvre du grand scénariste.
Jodorowsky, le scénariste terrible
Le Pape terrible de Théo et Jodorowsky
Editions Delcourt

C’est un scénariste aux neuf vies. Rejeton d’un juif communiste d’origine ukrainienne, lui-même fils d’un rabbin devenu schizophrène qui se disputait avec sa deuxième personnalité en commentant le Talmud, Jodorowsky explique ses yeux clairs par ses origines russes et une grand-mère violée par un cosaque. Chez lui, la grande histoire se mêle toujours à l’anecdote personnelle. Sa mère était née à Moïseville en Argentine. Elle rencontra son père au Chili. Leur fils préféra s’enfuir de ce pays qui ne semblait guère engendrer que des dictateurs. À 17 ans, beau comme le diable, Jodorowsky vient chez André Breton à Paris et se déclare « le plus grand poète surréaliste du Chili  ». Breton, fondateur du mouvement surréaliste, n’a pas de raison de ne pas le croire. C’est le début d’un destin qui le mène à assister le Mime Marceau pendant sept ans, à fonder le groupe Panique avec Arrabal et Topor et à mener une carrière de cinéaste culte au Mexique, à Los Angeles et à New York (El Topo, La Montagne sacrée, etc.).

Un auteur culte

Ce quasi-mystique qui tire le tarot dans l’arrière-salle de certains bistrots parisiens rencontre Moebius à la fin des années 1970. Cela donne L’Incal, ses ombres et ses lumières, mais aussi une longue collection d’œuvres dont Alef Thau qui ressort ces jours-ci chez Delcourt. Tandis que les Borgia dessinés par Manara sont publiés chez Drugstore / Glénat, la « suite » du cycle des papes paraît chez Delcourt, en même temps qu’un nouvel album de Bouncer dessiné par François Boucq aux Humanoïdes Associés.

Continuera-t-il à soutenir l’éditeur de Bouncer aujourd’hui financièrement fragilisé ? « Pour moi, oui. Les problèmes sont ce qu’ils sont, c’est technique. Le septième « Bouncer » vient de sortir. On va voir. Je ne suis pas parti. C’est la réalité qui me l’impose. Je n’ai rien contre le monde industriel, mais les questions économiques dirigent le monde, et là, il y a des problèmes économiques. J’ai été fidèle aux Humanoïdes Associés. Je suis passé par quatre maîtres et je suis toujours resté là. Mais les artistes doivent survivre. La bande dessinée, c’est mon métier, je ne peux pas couler avec le Titanic. J’ai une grande amitié pour Fabrice Giger, je suis très compatissant pour un individu qui essaie de survivre dans le monde féroce des éditeurs. Je n’ai rien contre lui, au contraire. J’ai de la peine que cela ne marche pas, c’est tout. C’est une grande tristesse. On se débrouille donc comme on peut.  »

Qu’est-ce qui l’amène chez Delcourt qui reprend aussi sa série Alef Thau parfaitement conforme au catalogue SF de l’éditeur de la rue d’Hauteville, comme chez Glénat ? «  Je suis chez Delcourt car Élisabeth Haroche qui était auparavant chez Albin Michel les a rejoints. Je connais Guy Delcourt, je l’ai trouvé sympathique, on peut donc travailler. Chez Glénat, il y a Philippe Hauri que j’ai longuement connu aux Humanoïdes Associés qui s’y trouve. Je travaille avant tout avec des amis. »

Le Pape terrible de Theo et Jodorowsky
Ed. Delcourt

Une série sur les papes

Cela nous vaut chez Glénat une série sur les Borgia prolongée par une autre en trois tomes chez Delcourt autour du pape Jules II dit « le pape terrible » :«  J’ai toujours pensé que les papes en ce temps-là étaient une sorte de mafia. Peut-être encore aujourd’hui, mais ce n’est pas à moi de le dire. C’était comme la première base de la mafia, constituée de familles sans morale. Ils faisaient un grand profit des indulgences. Et à cette époque-là, tout le monde croyait fermement au paradis et à l’enfer. Comme le pape était l’émissaire de Dieu, il vendait les indulgences à des prix fous. Cela correspondait à la drogue actuelle ! Ils se faisaient de l’argent, ils avaient des enfants, ils étaient complètement dépravés…  »

On sait que la spiritualité et religion, « choses à ne pas confondre » souligne-t-il, sont au cœur de son œuvre. Est-ce que ces albums sont une critique du religieux ? « Non, affirme-t-il, c’est simplement un roman d’aventure. J’aurais pu écrire un polar, comme Mario Puzzo dans The Godfather (Le Parrain). C’est au lecteur de décider si c’est une critique. Moi, je le fais comme je le sens. Je suis étonné de la liberté morale de cette époque. C’est l’histoire de la Renaissance plus que l’histoire de l’Église. L’élection des papes était d’abord une question économique car il fallait de l’argent pour être élu, pour convaincre les autres avec des arrangements financiers. C’est intéressant pour moi, tout cela. Le centre de l’époque, c’était la religion. Et en même temps, sa corruption a permis à de grands artistes d’apparaître : Botticelli, Michel-Ange, Raphaël, Léonardo, de grands architectes… »

Le Pape terrible de Theo et Jodorowsky
Ed. Delcourt

Il admet que ce discours de justification est, par définition, un peu hypocrite. Quand on lui pose la question directe de savoir s’il croit en Dieu, il a cette pirouette : « Au 19ème siècle, on interrogea le Râmakrishna Paramahamsa en lui demandant s’il croyait en Dieu. Le plus grand mystique de l’Inde répondit : Non. Je ne crois pas en Dieu, je le connais.  »
« À cette époque, les papes ne croyaient pas en Dieu, poursuit-il, mais, à un certain moment, ils se prennent au jeu. Pour être arrivés là, ils finissent par croire qu’ils étaient vraiment les représentants de Dieu. Le temps des Borgia a été une période de dépravation incestueuse et hétérosexuelle. Della Rovere (Jules II) a les mêmes dépravations, mais il est homosexuel. Cela m’a intéressé de traiter cela. » Il parachèvera sa généalogie des papes avec les Médicis.

Le Pape terrible de Theo et Jodorowsky
Ed. Delcourt

Ce faisant, il nous conte l’histoire de la Renaissance, berceau de notre culture actuelle. « Cela se passe pas seulement au niveau artistique, mais aussi au niveau sexuel. Je suis convaincu, et j’y fais allusion dans le quatrième volume de Borgia, que César Borgia a couché avec Leonardo [Da Vinci. NDLR]. Car Leonardo, qui est un humaniste incroyable, quand il se met à accompagner César Borgia, fabrique pour lui des machines de guerre terribles. Pour moi, c’était par pur amour pour ce tyran qui était bisexuel. Dans le quatrième Borgia, je raconte les amours de Leonardo avec son maître et, dans celui-ci, ceux de Michelangelo avec Jules II. De nos jours, dans la religion, la sexualité n’existe pas, on l’élimine. Mais à cette époque là, elle pouvait exister. Les papes avaient des relations sexuelles, se mariaient, avaient des enfants... J’ai fait une histoire politique. La religion et la politique étaient étroitement unies, et la politique avec l’économie. Au fond, ce que je raconte, c’est ce qui se passe aujourd’hui. Des histoires pleines de trahisons, de conquêtes… À l’époque, c’était le sel qui justifiait les conquêtes, pas le pétrole. »

Theo

Pour cet album, il commence une nouvelle collaboration avec un dessinateur italien, Theo, dont on lui avait montré le travail sur Le Trône d’argile . Cette relation n’est pas anodine pour Jodorowsky et est symbolisée par l’illustration qui ouvre l’album : « Regardez cette couverture. Je suis là, en pape, comme dans une Pièta, avec un enfant mort dans les bras. Or, c’est un des drames les plus terribles de ma vie, j’ai perdu un fils de 24 ans qui s’appelait Theo. Et voici qu’on m’en présente un autre dont je ne connaissais pas le prénom avant de le rencontrer et qu’il me dessine ça. C’est incroyable, n’est-ce pas ?  »

Chez Jodorowsky, la réalité est en effet toujours incroyable.

Alejandro Jodorowsky (à dr.) et Theo en novembre 2009.
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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