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Joël Alessandra : "Comme pour beaucoup de Français, quitter l’Algérie a été un déchirement pour ma famille"

Par Christian MISSIA DIO le 29 mai 2015                      Lien  
Retour en Algérie. Dans cet album magnifique, Joël Alessandra enquête sur la vie de son père et de ses grands-parents en Afrique du Nord.
Joël Alessandra : "Comme pour beaucoup de Français, quitter l'Algérie a été un déchirement pour ma famille"
Petit-fils d’Algérie
Joël Alessandra (c) Casterman

Qu’est-ce qui vous a poussé à vous plonger dans l’histoire de vos grands-parents ?

Joël Alessandra : J’ai perdu mon père, mes grands-parents sont morts aussi et je me suis retrouvé seul. Un jour, ma fille aînée, qui avait connu mon père, m’a demandé si celui-ci était arabe puisqu’il venait d’Algérie... Elle ne comprenait pas, tout était un peu confus dans son esprit. Ses interrogations m’ont interpellé.

J’ai plus de 40 ans, je suis moi-même père de famille et je me suis dit qu’il était temps de faire le point sur ma famille. Je voulais faire une enquête sur la vie algérienne de mes grands-parents afin de pouvoir transmettre leur histoire à mes enfants. Vous savez, ma famille avait une vie très confortable en Algérie, je me demandais si mes grands-parents étaient des gens corrects vis-à-vis des autochtones. Cela me turlupinait.

Du coup, j’ai entamé des recherches, je me suis rendu en Algérie et j’ai découvert des choses étonnantes. J’ai réalisé que tout n’est pas toujours blanc ou noir. Par exemple, j’ai appris que les Arabes, les Juifs et les Européens d’Algérie vivaient tous ensemble. Leurs enfants allaient tous dans les même écoles. Il y avait bien sûr des écoles coraniques et des écoles juives spécifiques mais on m’a raconté que le chanteur Enrico Macias allait à l’école avec mon père. Les quartiers arabes, juifs et européens existaient mais les frontières étaient ténues et les gens se mélangeaient.

Comme pour beaucoup de Français, quitter l’Algérie a été un déchirement pour ma famille. Mon grand-père s’y sentait chez lui mais il avait le sentiment d’avoir été foutu dehors par les autochtones. C’est pour cela qu’il considérait le Général De Gaulle comme un traître à sa patrie car pour lui, il avait vendu l’Algérie aux Arabes.

Revue XXI n°27/ été 2014
Petit-fils d’Algérie a été publié dans ce numéro

Cette histoire a été prépubliée, dans une version condensée, dans la revue XXI. Aviez-vous, à l’origine, débuté ce projet pour cette publication ou était-ce l’inverse ?

À la base, c’est vrai que j’adore cette revue et y publier une histoire était l’un de mes objectifs. Lors d’une de mes participations au festival Littérature et journalisme de Metz, j’ai eu l’occasion de rencontrer le cofondateur de cette revue, Patrick de Saint-Exupéry. Je dois avouer que je suis venu le voir tel un fan qui rencontrait son chanteur préféré (rire). Je lui ai dit que j’adorais sa revue. Il m’a répondu qu’il connaissait mon travail et il m’a promis que nous collaborerions un jour ensemble. Je me suis alors mis à rassembler de la documentation sur pleins de sujets, dont un sur l’aviateur-écrivain Antoine de Saint-Exupéry [1] car je connais très bien Luc Vanreil, le plongeur spécialisé dans l’exploration d’épaves. C’est lui qui avait découvert l’épave de l’avion de Saint Exupéry qui s’était échoué au large de Marseille. J’ai proposé à Patrick le sujet et ça a été un non catégorique. J’étais un peu décontenancé. Je lui ai alors parlé de mon projet d’enquête sur les traces de mes grands-parents en Algérie, l’histoire des Pieds-Noirs et de la décolonisation de ce pays. Il a accepté le projet les yeux fermés ! L’ennui c’est que j’avais déjà présenté ce projet à Reynold Leclercq, mon éditeur chez Casterman, mais il n’était pas vraiment intéressé car il trouvait le sujet trop personnel.

J’ai ensuite appelé l’Institut français de Constantine pour leur proposer de venir animer des ateliers de dessin. Ils ont accepté ma proposition et m’ont invité en Algérie. Au début, ils m’avaient imposé de me rendre à Annaba, à la frontière tunisienne, puis, je me rendu à Constantine pour rencontrer le directeur de l’institut. Je lui ai avoué que ces ateliers étaient un prétexte car je souhaitais faire un reportage sur ma famille qui possédait le cinéma ABC. Là, il a écarquillé les yeux lorsque je lui ai appris cela. Il se trouve que ce directeur était tombé amoureux de cette ville et il appréciait particulièrement ce cinéma. Il m’a donc laissé carte blanche et a même mis à ma disposition un guide, Lockmane, qui connaissait très bien l’histoire de ma famille.

Une fois que j’avais terminé mon histoire pour XXI, j’ai rencontré mon éditeur afin de lui proposer de nouveaux sujets de livres. Dans le tas de projets, j’ai quand même glissé ma BD sur mes grands-parents en lui expliquant que je l’avais publié dans XXI et là, il a accepté car il avait une meilleure vision de ce que je voulais faire.

Dans l’album, vous racontez avoir rencontré la sœur de lait de votre père...

Pour moi, c’était fou d’apprendre cela, car mon père ne m’avait jamais raconté qu’il avait grandi avec une gamine de son âge et que c’était la mère de celle-ci qui l’avait élevé. J’ai rencontré cette dame lorsque je m’étais rendu dans la maison familiale de mes grands-parents. Elle y vit encore et lorsque nous nous sommes présentés, elle a fondu en larmes et m’a demandé des nouvelles de mon père. Je lui ai répondu que mon père était décédé. Nous nous sommes alors raconté nos vies. Puis, j’ai quand même mis les pieds dans le plat et je lui ai demandé comment cela se faisait que son mari et elle habitent encore la maison de ma famille. Elle m’a expliqué que lorsque ma famille a quitté l’Algérie, mon grand-père leur a donné la maison mais sa mère, par pudeur, n’a jamais voulu occuper le rez de chaussée, là où ma famille vivait. Elles sont installées au premier étage.

Est-ce que les lieux étaient toujours intacts ?

Pas tout à fait car des gens ont squatté cette partie de la maison après l’Indépendance. Mais cette dame m’a fait visiter les lieux. Elle m’a montré la chambre de mon père... C’était une rencontre pleine d’émotions.

Une autre séquence importante de votre périple algérien est la visite du cinéma ABC.

Il s’agit de l’un des plus grands cinémas de l’Est algérien et je ne suis pas peu fier d’apprendre qu’il appartenait à ma famille. Posséder un cinéma était le rêve du frère de mon grand père. Comme les Alessandra avaient fait fortune, mon grand-oncle avait décidé de mettre son argent dans le cinéma. À l’époque, tous les membres de ma famille vivaient sous le même toit, dans la maison familiale, et tout le monde a participé au projet. Un architecte avait été engagé pour réaliser les plans du futur édifice et mon grand père, qui était ingénieur, supervisa les travaux. C’était le plus grand cinéma de Constantine. On y passait les meilleurs films de l’époque.
Ma visite des lieux m’avait vraiment impressionné. Voir ces machines, les boites impressionnantes des bobines de film, c’est quelque chose ! D’ailleurs, j’ai même voulu prendre une de ces boîtes en souvenir mais, au final, je n’ai pas osé (rire). Mais l’état général des lieux était déplorable. Ça n’aurait vraiment pas plu à mon grand-père de voir cela...

Que pensez-vous du concept de l’identité à la française et du débat politique qu’elle a suscité durant les années Sarkozy ?

Vous savez, je ne connais pas beaucoup de “Français de souche”. Moi, je suis d’origine sicilienne, je suis marié à une anglaise et mon beau-père habite en Allemagne. Vous parlez avec n’importe qui en France et vous vous rendrez compte qu’untel est d’origine espagnole, tel autre est d’origine hongroise ou juive, etc. La notion de racine est pour moi un peu... comment dire, je suis très fier de mes origines diverses. C’est quelque chose qui me nourrit. Tu ne peux pas être ce que tu es sans savoir d’où tu viens. C’est quelque chose de fondamental !

Ma famille a quitté la Sicile pour l’Algérie car elle voyait ce pays comme un eldorado. Elle y a posé ses valises en 1900 mais elle n’a demandé la nationalité française qu’en 1927.

Il y a une séquence dans votre livre où vous expliquez que les autorités françaises dénigraient les Européens d’Algérie...

Effectivement, ils étaient perçu pire que les Arabes. Au moins, les indigènes étaient chez eux. C’est l’époque où il y avait une forte immigration italienne en France. Puis, survint les deux guerres mondiales. Les Italiens de France se sont battus pour leur nouvelle patrie car ils étaient fiers d’être français. Lorsque je me suis rendu dans le cimetière de Constantine, j’ai découvert qu’il n’y avait pas un prénom français. Tous les Alessandra de ma famille ont gardé leurs prénoms siciliens, Corrado, Giuseppe, etc. Ce qui prouve bien que l’on peut être fier d’être français, se battre pour ce pays, aujourd’hui pour la liberté d’expression, sans pour autant oublier ses racines. Le défi de l’immigration en France c’est de s’intégrer sans perdre une partie de son identité. Les différentes communautés font la richesse de ce pays. Il y a des gens qui viennent de toutes les anciennes colonies françaises : il y a des Africains, des Asiatiques et toutes ces personnes vivent très bien ensemble.

Voir en ligne : Petit-fils d’Algérie sur le site de Casterman

(par Christian MISSIA DIO)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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En médaillon : Joël Alessandra à la Fête de la BD à Bruxelles. Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

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[1Qui est un membre de sa famille. NDLR

 
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