Ce vocable, il l’a forgé en 1977 lorsque, avec ses amis collectionneurs et historiens de la BD Har Brok et Ernst Pommerel, il organisa à Rotterdam une exposition en l’honneur d’Hergé. Parmi les quatre fascicules qui accompagnaient l’exposition, il en est un qui fera fortune : celui intitulé De klare lijn (La Ligne claire). Sur la couverture, Tintin affublé d’un mortier explique doctement ce qu’est la Ligne Claire à une assemblée de dessinateurs où l’on reconnaît Edgar P. Jacobs, Jacques Martin, Bob De Moor, mais aussi Art Clerckx, l’un des illustrateurs vedettes de Tante Leny Presenteert, l’une des revues pionnières de l’Underground hollandais.
Une esthétique de l’entendement
Né à Heemstede le 24 décembre 1947, Joost Swarte est sans aucun doute hollandais. Le Hollandais se démarque fortement du Flamand qui parle pourtant la même langue essentiellement pour des raisons culturelles. Les Pays-Bas sont protestants, calvinistes, une religion qui invite au dépouillement.
Fer de lance de la Contre-Réforme, la Flandre, au contraire, est baroque, en exubérance : Bosch, Bruegel, Rubens, Jordaens… sont sans aucun doute flamands. Leurs chairs sont rubescentes, leurs trognes savoureuses, l’anecdote triviale… Chez Johannes Vermeer ou Jacob Van Ruisdael, au contraire, les sentiments sont maîtrisés. Comme le suggère le philosophe des Lumières Spinoza, disciple hollandais de Descartes, l’entendement doit être préféré à l’imagination. Les Hollandais en feront la base de toute éthique, comme de toute esthétique.
Le paysage hollandais invite à cette introspection. Les perspectives filent vers un horizon plat, structurant les surfaces en carrés et en rectangles ordonnés. Devant les champs colorés de tulipes de Keukenhof, comment ne pas penser, face à ces taches de couleurs unies qui structurent l’horizon, aux toiles de Piet Mondrian, le fondateur du groupe De Stijl, dont les lettres composent l’anagramme « I Paint Modern » ?
La « Ligne Claire », fille de l’Underground
Depuis 1967, l’Underground américain était venu s’implanter, et pour longtemps, en terre batave : Robert Crumb, Victor Moscoso, Vaughn Bodé, Spain Rodriguez, Art Spiegelman ou Robert Shelton sont l’objet d’une propagande active dans la boutique Lambiek située Kerkstraat à Amsterdan et dirigée par un libraire particulièrement à l’affût des nouvelles tendances du graphisme contemporain : le regretté Kees Kouzemaker.
Vers Amsterdam convergent tous les amateurs de sexe, de drogue, de Rock ‘n Roll et de toutes les formes de contre-culture.
Un art référentiel
Il n’échappe pas aux observateurs que ces jeunes artistes venus d’Outre-Atlantique marquaient une vénération pour leurs prédécesseurs en graphismes frappadingues : George Herriman (Krazy Kat), E.C. Segar (Popeye), Cliff Sterrett (Polly and Her Pals), Bud Fisher (Mutt and Jeff), Harvey Kurtzman (Mad Magazine) ou encore Basil Wolverton (Lena Hyena).
Pour la nouvelle génération des graphistes hollandais que sont Joost Swarte, Evert Geradts, Aart Clerkx, Peter Pontiac, Marc Smeets ou Harry Buckinkx, quels sont leurs référents dans la bande dessinée européenne ? Hergé évidemment et son successeur facétieux : le Flamand Willy Vandersteen. Révérence est faite aussi à leurs précurseurs : Joseph Porphyre Pinchon (Bécassine), Benjamin Rabier (Gédéon), Alain Saint-Ogan (Zig & Puce), Jijé (Spirou, Blondin & Cirage) auxquels on joint, par transitivité, l’Américain George McManus (Bringing Up Father).
Paradoxes graphiques
Formé dans une école de design, fuyant ce temple de l’Helvetica sacrifiant au moloch style suisse, Swarte bifurqua vers la BD lorsqu’il découvrit la production sans complexe des comix de l’Underground américain. Son travail est la synthèse entre ce mouvement éminemment vibratoire et le trait impeccable du maître de Bruxelles, troquant la mèche rebelle du vertueux Tintin au profit de la banane gominée de rocker d’un adolescent fantasque du nom de Jopo de Pojo.
Mais Swarte ne se contente pas de ces seules références. Designer dans l’âme, il repère chez Hergé une sensibilité au Bauhaus, au constructivisme voire à l’Art nègre, comme George McManus en référait à l’Art déco. Cette sensibilité au design, éminemment moderne, il tente de lui donner un nom. C’est l’époque où il définit la notion de « Klare Lijn ».
Style atome
Sa rencontre avec le Belge Ever Meulen le met sur la piste d’une autre école, en droite ligne des graphistes du New Yorker et « autochtonisée » par Jijé ou Franquin : Le style Atome. Chez eux, la Ligne Claire s’assouplit, se fait ample, voire loustic ! « Le loustig dans un régiment [allemand], c’est le plaisant, le jovial qui amuse tout le monde » remarque Paul-Louis Courier. Tout est là : le Style Atome, un autre concept forgé par Joost Swarte, ce style « joueur avec le design » selon le professeur Makassar, est déjà une dérision de cette Ligne Claire qui tente d’enrégimenter la bande dessinée. Grâce à cette forme de contestation, la voie est ouverte à Chaland et aux autres.
Quelques objets symboliques de décoration intérieure le signalent au lecteur : Un juke-box vintage, des vases aux formes syncopées, des peintures cubistes et abstraites, des appliques lumineuses élégantes comme des lianes, des cactus aux formes sculpturales, des couleurs enfin, simples et acidulées.
Le goût de Swarte pour cette esthétique transparaît aussi dans ses scènes de rue : le chrome éclatant de ses automobiles ne cède en rien aux formes aberrantes de ses architectures rendues possibles par l’évolution des performances techniques des nouveaux matériaux comme le béton et l’acier.
Il y ajoute des paradoxes visuels, tronquant les perspectives cavalières de l’architecte, pour en faire des combinaisons de motifs absurdes.
L’image de Swarte combine invariablement une Ligne claire à l’épure avec un « Style Atome » qui apparaît chez lui moins comme un dogme que comme un état d’esprit, une attitude qui consiste, ainsi qu’il le postule, à développer « une aptitude à inventer des choses d’une manière délibérément optimiste. »
Swarte, cependant, tempère cet optimisme à l’aide d’éléments poétiques et décalés : Une boisson gazeuse renversée, un sèche-cheveux débranché, un chat suicidaire, un chien constipé, etc., personnages intrigants et hors normes qui sont peut-être là pour suggérer que la réalité s’entête toujours à contrarier les belles promesses des publicitaires et des utopies urbanistiques ; qu’en somme, en dépit de la sophistication de notre environnement, de nos villes et de nos modes de vie, l’homme restera à jamais imparfait et chaotique. Résolument libre.
LE PROGRAMME DES 3E RENCONTRES DE NERAC
Joost SWARTE : trois expositions du 28 septembre au 31 octobre 2010
Architecture Dessinée à la Galerie des Tanneries
Objets, mobiliers, aménagement, architectures... L’esprit ludique de Swarte dessine un tapis pour une mairie, un théâtre, de la céramique, des vitraux, des chaises…
Littérature Illustrée à la Médiathèque
L’inventeur de la klare Lijn, cultive l’art de la typographie et du livre-objet..
Musiques en Image à la Galerie Séderie
La musique de Swarte dans tous ses états : caricatures de musiciens, affiches de festival, pochettes de disques et CD.
Expositions du 28 septembre au 31 octobre 2010
Yves Chaland, vues de Paris, Bruxelles, Bocongo, et en avant-première le mobilier Chaland au cinéma Le margot
Les « grandes cases » d’ouverture dans les bandes dessinées d’Yves Chaland, plantent l’atmosphère de ses histoires et démontrent l’importance de l’architecture et du design dans son œuvre.
Archidessiné à la Médiathèque
Un voyage de ville en ville à travers des dessins de François Avril, Charles Berberian,
Christian Cailleaux, François Schuiten, Philippe Wurm,…
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Les rencontres Chaland, les 2 & 3 octobre 2010 à Nérac (près d’Agen en Aquitaine)
Le programme complet est sur le cite Rencontres.YvesChaland.com
En médaillon : Joost Swarte par D. Pasamonik
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