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Karyn Poupée 2/2 : « Je préfère lire un manga dans sa version originale. »

Par Florian Rubis le 5 juillet 2010                      Lien  
Karyn Poupée, correspondante permanente de l’Agence France-Presse (AFP) à Tôkyô, continue à commenter son nouveau livre, [{Histoire du manga}->10514] (Tallandier, 2010). Elle délivre à son sujet [un discours->10515] d’une grande acuité et dénué de complaisance…

Le phénomène Cool Japan de valorisation de la culture populaire japonaise qui fait florès depuis quelques années obéit-il de la part des officiels nippons, en dehors d’une forme de compensation de la faiblesse diplomatique de leur pays au niveau international, à une volonté d’en tirer des bénéfices commerciaux ?

J’ai beaucoup écrit là-dessus… Ils ne savent pas faire cela ! Ils rêvent de renouveler ce que la bande dessinée américaine Blondie a fait au Japon, dans les années 1945 et 1950. Ils rêvent de rééditer ce qu’a fait Hollywood dans le monde entier.

Karyn Poupée 2/2 : « Je préfère lire un manga dans sa version originale. »
Tsukasa Hôjô en séance de dédicaces à Japan Expo, le 1er juillet 2010
© Florian Rubis, 2010

Ou Disney, également…

Oui, Disney ! Rendez-vous compte que Mickey est le personnage préféré des jeunes Japonaises de vingt à trente ans. C’est pour cela que les filles japonaises et les filles françaises sont très différentes ! Parce que les vingt-trente ans sont les premières clientes de Disneyland au Japon : un côté un peu infantile que nous n’avons pas. Donc, le degré d’appréhension de la lecture du shôjo est différente, de ce point de vue.

Les Japonais sont de très bons ingénieurs, des gens pragmatiques et d’une créativité folle. Ils connaissent parfaitement le climat japonais. Ils savent très bien lui vendre des choses. Mais Ils sont assez maladroits pour exploiter le Cool Japan. À l’étranger, les mêmes recettes ne fonctionnent pas. Du coup, ils sont très embêtés.

Le Cool Japan, ce phénomène d’engouement pour la culture populaire japonaise, s’est fait sans eux. Ils l’ont découvert ensuite ! J’ai vu le patron de Tezuka Productions. Il m’a dit : « C’est fou ce que ça marche en France ! ». Mais d’une manière passive ! Alors on prend le train, parce que ça marche… Ils n’ont pas décidé eux-mêmes, d’un coup, on va exporter sur le marché français. Ce sont plutôt les éditeurs locaux qui sont allés les solliciter pour les ventes de droits !

Karyn Poupée en conférence à la Maison de la Culture du Japon à Paris, le 18 juin 2010
© Florian Rubis, 2010

Les Japonais n’étaient-ils pas obnubilés par la puissance impressionnante de leur marché intérieur ?

Mais bien sûr ! Il est en déclin, mais il suffit encore le marché intérieur ! Le marché français est une goutte d’eau pour les Japonais.

Même s’il est devenu le deuxième au monde concernant le manga ?

C’est le deuxième au monde, mais vous savez ce qu’il représente en pourcentage ? 3 %, en valeur et en volume. Les États-Unis, c’est encore moins. Donc, c’est une goutte d’eau ! Le marché français n’est pas leur préoccupation première. Ce qui va le devenir pour les éditeurs nippons, c’est le marché asiatique. C’est beaucoup plus facile d’aller vendre à un client chinois que d’aller vendre à un client français. Ils ont une meilleure connaissance du fait d’une proximité culturelle avec leur client. Et là, je pense qu’ils auront une certaine force.

D’autant plus qu’il ne faut jamais oublier les autres paramètres contextuels. Le Japon est un modèle en Asie. Le Japon n’est pas un modèle pour la France. Il ne cherche pas à le devenir d’ailleurs !...

Le souvenir de la Deuxième Guerre mondiale ne continue-t-il pas toutefois à exercer un rôle négatif dans les relations du Japon avec les autres pays asiatiques, partenaires commerciaux potentiels ?

Ce sont deux choses différentes. On ne se situe pas dans le même « registre ». Économiquement, les jeunes Chinois rêvent d’être comme les jeunes Japonais, de travailler pour des entreprises nippones. Ils apprennent le japonais. Ils viennent travailler au Japon. C’est un modèle ! Les entreprises chinoises rêvent de devenir le Sony de demain ! Ainsi, on peut en vouloir au Japon et considérer, en même temps, que c’est un modèle.

Donc, le jeune Chinois fait abstraction du souvenir du massacre de Nankin ?

Le Japon est le pays d’Asie qui a réussi ! Que sont en train de vivre les Chinois, là, précisément, avec l’enchaînement Jeux Olympiques de Pékin et l’Exposition universelle de Shanghai ? Ce que les Japonais ont vécu en 1964-1970 avec les Jeux olympiques de Tôkyô et l’Exposition universelle d’Osaka. Cette dernière, vous la connaissez : Elle est une vedette de 20 th Century Boys !... Eh bien, les Chinois vivent actuellement la même séquence que les Japonais. On peut leur souhaiter qu’ils n’aillent pas jusqu’à la bulle et son éclatement. Parce que les déflagrations à l’échelle mondiale seraient autrement plus importantes qu’avec le Japon en 1989 ! Donc, ils prennent ce cheminement et tout ce qui vient du Japon est révéré en Chine !

Avec le Cool Japan, quel capital de sympathie obtenu avec un minimum d’efforts ! Les États-Unis se révèlent également assez subjugués par les anime et le manga…

Oui, peut-être plus l’anime que le manga aux États-Unis, d’une certaine manière, même s’il suit derrière. Sa véritable créativité, tout le monde doit la reconnaître ! Surtout, on s’inscrit dans un contexte plus favorable au manga, plus qu’à la bande dessinée ou à des formes littéraires, du fait que les jeunes, actuellement, sont nés dans la culture de l’image. Et le manga est frappant par l’image. Ce n’est pas le texte, c’est l’image qui frappe. On vous jette tout en pleine face dans le manga ! Donc, quels que soient vos yeux, que vous ayez des yeux japonais, français, américains ou chinois , ces images ont un impact ! Un texte, c’est plus compliqué. Cela va beaucoup plus dépendre de la traduction, alors que le manga a cet impact pour des yeux qui ont grandi avec la télévision et les jeux vidéo. Le point de connexion est très immédiat.

Même si les officiels japonais ont pris le train du Cool Japan, ne peut-on penser qu’ils vont se montrer aptes à rattraper le phénomène ?

C’est toujours le cas au Japon. S’ils y arrivent, ce ne sera pas le fait des éditeurs eux-mêmes, mais des capitaines d’industrie aidés, peut-être bien, par des étrangers ou des gens qui ont plus le sens du marché étranger. S’il y avait dans le secteur du manga des gens de la trempe de leurs grands capitaines d’industrie, on peut se dire qu’ils vont réussir quelque chose.

Néanmoins, n’est-il pas réconfortant de constater que les films d’Hayao Miyazaki rencontrent un succès notable ? !

« Doraemon » T1 (couverture)
© Fujiko F. Fujio & Kana, 2006

Oui, mais c’est finalement le plus facile à vendre !... Non, vraiment, ce ne sont pas les administrations qui vont faire que l’outil diplomatique manga ou anime va fonctionner. Ce sont les autres et c’est le public étranger qui vont adhérer ou pas. Je suis allée un jour au Ministère de Affaires étrangères assister à la nomination officielle d’une marionnette de Doraemon comme ambassadeur de la culture japonaise à l’étranger. Tout cela a un côté un peu ridicule ! Cela va à contresens de l’objectif recherché, qui est de valoriser.

Fallait-il choisir Totoro, même si les produits dérivés qui lui sont dédiés, y compris ceux vendus au Japon, sont sous-traités par des fabricants chinois ?

La vedette du manga en Asie et au Japon, c’est Doraemon !... Il est né en 1970. Quarante ans plus tard, il va toujours très très bien…

Un mot maintenant sur la culture dite otaku, expression que vous éreintez dans vos deux livres. Pouvez-vous nous résumer votre opinion à ce sujet ?

Si vous discutez avec des amis nippons, employez le terme otaku. Vous vous rendrez compte tout de suite de l’image extrêmement négative de ce mot ! Il catégorise une certaine population qui est considérée comme dégénérée, en marge de la société.

À l’étranger, il se répand avec un sens très mignon, très joli, d’une culture particulière, de l’animation et du manga, sans trop savoir ce que l’on met derrière. Concernant les vrais otaku du Japon, je n’aime mieux pas vous montrer quels sont les mangas qui leur sont accolés ! Il y a réellement des horreurs… Y compris de la pédo-pornographie d’un niveau absolument intenable. Donc, je suis en colère parce que je ne veux pas que cela s’exporte. Cessons d’employer cette expression d’otaku-bunka, culture otaku ! Parlons des mangas ! Différencions-les les uns par rapport aux autres. Trouvons-leur un nom si l’on veut, mais pas celui-là ! Maintenant que ce mot a pris un tour positif à l’étranger et qu’il déculpabilise les gens incriminés précédemment, des Japonais qui ont un certain sens du commerce essaient de le rapatrier en valeur positive au Japon ! Déjà, la société nippone a tendance à fermer les yeux, à dire que se sont des cinglés, des dégénérés, soit à laisser de côté, soit représentant de très bons clients auxquels il faut vendre un max... Je pousse un coup de gueule ! Je l’ai déjà poussé dans mon livre Les Japonais et j’en ai remis une louche ici… Les Japonais, qui ont la manie de tout nommer, ont donné un nom à des gens qui ont ce type de profil. Il ne faut pas se leurrer, ils existent aussi ailleurs, en France ou aux États-Unis, où on ne leur a pas donné de nom... En les appelant gentiment otaku, on les déculpabilise totalement et on ne règle pas le problème de ces désocialisés. Car, le mot ne recouvrant une connotation positive qu’à l’étranger, les Japonais qui s’en prévalent ne le font qu’à l’étranger. Au contraire du Japon, où les otaku sont considérés avec dédain.

Comprenez-vous cependant qu’il puisse être envisagé d’une façon plus positive, en matière de création notamment ? Je songe, par exemple, au studio Gainax, avec Nadia et le secret de l’eau bleue, à l’épisode de la série Cowboy Bebop dédié à l’ancien format vidéo Betamax, etc.

Il y a, sans doute, cet aspect-là… Mais, non, je vous assure, ils me font mal au cœur ! Je ne les dénigre pas. Ils me font pitié. J’aurais plutôt envie de les aider. En revanche, je ne veux pas que l’on tourne cela de façon bon enfant !

Si on voulait donner une transcription du mot la plus juste possible, bien au-delà de l’acheteur compulsif, c’est littéralement le « monomaniaque ». Le sens, en plus, peut être double, comme je le raconte dans Les Japonais. Car le mot « maniaque » en japonais veut dire : « chose ». Donc, c’est le « maniaque des choses »…

Depuis Tôkyô, sur quelles nouveautés dans le manga ou l’anime voudriez-vous attirer notre attention ?

J’aime bien Billy Bat, série en cours de Naoki Urasawa, évidemment !

Elle est déjà très lue, via les sites de scantrads, dont l’activité est décriée

« Solanin » T1 (couverture)
© Inio Asano & Kana, 2007

Alors pour cela, je peux m’énerver aussi, parce que c’est inadmissible ! C’est du pillage, quoi qu’on en dise. Ce n’est vraiment pas respecter les auteurs que l’on est censé aimer. C’est aussi, bien sûr, la faute des éditeurs qui ne livrent pas assez rapidement aux lecteurs potentiels ce qu’ils attendent. Je sais, ils disent : « On respecte puisque dès que l’ouvrage sort en librairie, on arrête de diffuser les traductions, les scantrads. » C’est faux ! Le mal est fait ! Quand on sait le travail que cela représente pour un auteur de manga, de savoir que sa production est galvaudée sans son contrôle… Car, les traductions, sont quand même d’une adaptation faite sans que l’auteur puisse préciser : « Mais c’est ça que, moi, j’ai voulu dire ! » Quand il y a une traduction officielle, au moins, il y a un droit de regard ! Avec les scantrads, ça n’existe pas ! Et ça, c’est terrible !

Ne peut-on vous objecter que cela peut, toutefois, permettre un accès à certaines œuvres d’un grand intérêt qui continuent à ne pas être traduites ?

Je sais bien. Nous sommes à une ère où nous sommes censés avoir tout sous la main, quand on veut, comme on le veut. Eh bien, qu’on apprenne le japonais ! C’est une bonne voie pour aller découvrir des choses qui ne nous sont pas offertes en langue française. Ça c’est la bonne démarche !

Ki-Itchi !! T1 (couverture)
© Hideki Arai & Delcourt/Akata, 2003

Elle n’est pas immédiate et va prendre des années. Mais quel bonheur d’apprendre cette langue ! Je continue d’apprendre le japonais et je le continuerai toute ma vie. Je préfère lire un manga dans sa version originale. Je ne peux pas lire un manga en français, je n’essaie même pas, afin d’éviter la platitude des traductions dont les qualités littéraires sont souvent mal restituées.

Pouvez-vous citer un ou deux jeunes auteurs qui vous tiennent particulièrement à cœur ?

En premier lieu, j’aime énormément Inio Asano. J’en ai parlé dans mon livre. J’ai accroché dès la couverture ! J’apprécie également beaucoup Hideki Arai, avec The World is mine, Ki-Itchi !!, Ki-Itchi VS et Scatter, qui ne doivent pas encore être sortis en France.

(par Florian Rubis)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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En médaillon : portrait de Karyn Poupée © Florian Rubis, 2010.

Histoire du manga – Par Karyn Poupée – Tallandier – 400 pages, 23 euros

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