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Keiko Ichiguchi : « À vrai dire, je ne veux pas me dévoiler… Mais je ne peux pas m’en empêcher ! »

Par Florian Rubis le 2 juillet 2010                      Lien  
Tandis que [Japan Expo->10398] bat son plein au Parc des Expositions de Villepinte, Keiko Ichiguchi, rencontrée à l’occasion de dédicaces à Paris, nous parle à nouveau indirectement d’elle-même dans sa dernière œuvre : {Là où la mer murmure} (Kana). Installée à Bologne (Italie), cette Japonaise du Sud, originaire de la région d’Osaka, se révèle incontestablement plus latine que la majorité de ses collègues nippons. Dans son mode d’expression, elle tranche par rapport à leur plus grande retenue habituelle...

Votre dernier manga, Là où la mer murmure, synthèse liant une histoire de Leonardo Valenti et les idols du star-system japonais, symbolise-t-il, en quelque sorte, votre culture double, auparavant japonaise et maintenant italienne ?

Keiko Ichiguchi : « À vrai dire, je ne veux pas me dévoiler… Mais je ne peux pas m'en empêcher ! »
« Là où la mer murmure » (couverture)
© Keiko Ichiguchi & Kana, 2010

En fait, l’idée de faire ce manga m’est plutôt venue lorsque je suis allée à Saint-Malo. D’autant que je ne suis pas très au fait de l’actualité des idols japonaises. Lorsque j’ai voulu concevoir ce personnage évoquant les idols, j’ai plutôt pensé à Alizée et son clip vidéo Moi… Lolita.

Alizée n’a-telle pas connu d’ailleurs un certain succès au Japon ?

En tout cas, en Italie, elle est très populaire ! Comme je ne suis pas réellement au courant de ce qui se passe au Japon, je ne me sens plus capable de faire des histoires qui concernent directement le Japon. C’est pour cela que j’écris des récits qui se déroulent en Italie, que je connais bien, et également en France, que je connais également un peu.

Cette histoire n’explore-t-elle pas aussi la profondeur des sentiments et de la psychologie des personnages, un point fort de la bande dessinée japonaise, comme vous l’avez dit dans un entretien sur le Net ?

Je ne me souviens plus dans quel contexte j’ai dit ça. Mais quand on travaille sur des séries au Japon, ce sont avant tout les personnages qui sont les plus importants.

Un style parfois très shôjo au service de la bande dessinée d’auteur (« Là où la mer murmure »)
© Keiko Ichiguchi & Kana, 2010

Les bandes dessinées franco-belges se sont longtemps préoccupées d’abord de s’adresser aux garçons, négligeant le public féminin. Cela ne l’a-t-il pas fait se tourner vers le manga et le shôjo, dédié en priorité aux filles, avec des personnages à la psychologie fouillée ou des problématiques et sentiments dépeints plus proches de leurs goûts ?

C’est sûr que, dans tous les mangas, tous les genres ou catégories confondus, pour les garçons (shônen) ou pour les adultes (seinen) compris, ce sont les personnages qui comptent et, surtout, la description de leur côté psychologique. Les mangas sont conçus un peu comme des films. Il n’est donc pas seulement question de raconter une histoire ou suivre le déroulement des événements, mais de développer la psychologie des personnes ou leurs émotions. Donc, c’est extrêmement important que les lecteurs puissent s’identifier aux personnages !

À propos de 1945, vous auriez dit : « Mon intention n’est pas de jouer la carte de la réalité historique ». Néanmoins, n’avez-vous pas dû vous documenter pour évoquer la résistance d’étudiants dans le contexte de l’Allemagne nazie ?

En fait, tous les membres de la « Rose blanche » ont été assassinés. Ils ont été tués à la fin. C’est pour cela que je me suis dit que l’événement est tellement grave que je ne pouvais pas faire un manga sur eux avec mon peu de connaissances. C’était un sujet trop grave à traiter comme cela sans faire des études. Il y a déjà eu beaucoup d’ouvrages sur ce sujet et, chaque fois que l’on parlait d’eux, il était toujours question de la tendance politique de ces jeunes. Moi, je ne voulais pas faire la même chose et je pensais que ces jeunes-là, finalement, plus que l’idéologie politique, ils souhaitaient tout simplement écrire ce qu’ils voulaient, chanter ce qu’ils voulaient. C’était vraiment ce désir très humain, très personnel, qui les a amenés à fonder ce mouvement, à la recherche de la liberté très ordinaire. Mais, comme ils sont tous morts, je voulais quand même une part d’espoir dans le manga. Donc, pour moi, il fallait qu’une personne au moins reste vivante.

C’est là que j’ai commencé à étudier les détails des faits historiques et j’ai effectué des recherches sur toutes les dates des bombardements en Allemagne, etc. Cette histoire a eu lieu en 1943. J’ai songé que, s’ils étaient apparus en 1945, quelqu’un aurait pu, possiblement, survivre. C’est comme ça que j’ai décalé de plusieurs années les événements et leur chronologie…

Avec Keiko Ichiguchi, le shôjo ne rechigne pas à évoquer des sujets graves (« 1945 »)
© Keiko Ichiguchi & Kana, 2005

Malgré ce souci de reconstitution documentaire, l’esthétique qui prédomine demeure globalement shôjo et pas strictement réaliste…

Évidemment, comme je suis auteure de shôjo, lorsque je dessine, par exemple, des hommes, je dessine des hommes que je trouve très beaux. Ils sont donc un peu différents de la réalité, c’est sûr !...

Dans America, œuvre particulièrement représentative de votre parcours personnel, des adolescents japonais poursuivent leur rêve américain et leur projet de quitter leur pays natal, afin de se libérer de son poids social et culturel. Une réaction similaire ne vous a-t-elle pas conduite à vous installer en Italie ?

Tout à fait ! je crois qu’il y a énormément de points communs entre les personnages et moi-même.

En définitive, peut-on dire que, à travers vos histoires, vous brossez progressivement une véritable autobiographie en creux ?

À vrai dire, je ne veux pas me dévoiler. C’est quelque chose de très intimidant. Mais je ne peux pas m’en empêcher !

Dessinatrice de shôjo au Japon, après une rupture avec votre responsable éditorial (tantôsha ou « tantô »), vous avez cherché un emploi en Italie, parlant sa langue. Tentiez-vous d’échapper aux contraintes du système professionnel des mangaka, avant de renouer ultérieurement avec cette activité, en jouissant d’un rythme de travail plus supportable ?

À l’époque où j’ai quitté le Japon, vraiment, à la fois, physiquement et mentalement, je n’en pouvais plus. J’étais à la limite. Si je n’avais pas arrêté à ce moment-là, je pense que cela aurait pu finir en maladie psychiatrique. J’étais déjà mangaka et j’avais vingt-six ou vingt-sept ans. Au Japon, c’est déjà difficile de changer de métier à cet âge-là. C’est un peu trop tard. Et c’est pour cela que j’ai décidé de partir. Parce que je ne voyais plus où était ma place au Japon.

Alors éditée par Shôgakukan, vous trouviez-vous enfermée dans un registre et vouliez-vous étendre votre palette ?

J’aimais beaucoup les shôjo mangas. C’est pour cela qu’il était pour moi hors de question de sortir de ce genre. Mais c’est vrai que j’avais des difficultés avec mon tantô parce que je ne comprenais pas ce qu’il souhaitait. Du coup, au bout d’un moment, je ne savais plus ce que je voulais faire et ce qu’il me demandait. J’ai fini par me dire que, finalement, j’étais perdante dans le milieu des mangas. Évidemment, je sais que d’autres auteurs professionnels ont vraiment franchi ces difficultés ou ces obstacles. Mais, moi, je me suis réellement sentie perdante.

Si j’ai bien compris, votre tantô de l’époque vous demandait d’être très conformiste dans votre approche créative et de vous plier aux goûts du public. Ce qui n’était sans doute pas assez inspirant pour vous ?

Je pense, quand même, que le côté commercial est important aussi. Sans cela, on ne peut pas continuer. Cependant, par exemple, ce que mon tantô me disait, c’est qu’il fallait absolument mettre une scène de baiser dans chaque chapitre. Alors, je répondais que, voilà, si l’histoire me le demandait, je pouvais le faire. Mais il m’obligeait et, donc, vraiment en pleurant, je mettais une scène de baiser à chaque fois. Et il disait que c’était un service pour les lecteurs…

Si faire ça voulait dire être une mangaka professionnelle au Japon, je me suis dit que je ne me sentais pas capable d’être une mangaka professionnelle !… Je pense qu’il faut réellement une force mentale très forte et très solide pour continuer à travailler en tant que mangaka au Japon. Lorsque Kana m’a dit que je pouvais faire le manga que je voulais, je me suis dit : « Est-ce que Kana est un dieu ou quoi ? »

Fini le « kiss service » !…

Maintenant, dans un de mes mangas, quand il y a une scène de baiser, bon, c’est parce qu’il fallait la mettre. Pourtant, jusque-là, on ne m’avait jamais dit que je pouvais faire ce que je voulais !

Keiko Ichiguchi et son mari, le dessinateur de fumetti Andrea Venturi
© Florian Rubis, 2010

Trouvez-vous qu’Osamu Tezuka reste la référence incontournable du shôjo avec Princesse Saphir (1953), ou Prince Saphir pour les plus âgés l’ayant connu sous ce titre, en fait Ribon no kishi (Le Chevalier au ruban) ? Même si, certes, beaucoup d’autres créations ont vu le jour et fait évoluer le genre depuis. Ou, au contraire, en avez-vous marre de cette figure tutélaire ?

J’ai énormément d’admiration pour Tezuka-san ! Donc, je ne peux pas dire que j’en ai marre de lui ou de sa notoriété. Plus j’étudie ses mangas, plus je l’apprécie. Si Tezuka n’avait pas existé, je pense que le manga n’existerait pas tel qu’on le connaît aujourd’hui. Tous les auteurs des années 1970 et 1980 qui m’ont influencée étaient tous admirateurs ou admiratrices des mangas de Tezuka. Je pense qu’il n’y a aucun mangaka japonais qui n’a pas été influencé par lui. Et, même sans le savoir, on est tous influencés par lui.

Ce que j’aime le plus parmi ses œuvres c’est L’Histoire des 3 Adolf. Princesse Saphir, je l’ai vue, pour la première fois à la télévision, avec la série d’animation. Ensuite, j’ai lu tous ses mangas comme Phénix, l’oiseau de feu ou La Vie de Bouddha. Mais, quand j’ai découvert Adolf, vraiment, j’ai été très étonnée de voir qu’avec le manga on pouvait raconter cette histoire-là. Parce que c’était une sorte de choc pour moi !

Concernant encore Princesse Saphir, si l’on s’est rendu à Takarazuka, la ville chère à son cœur, sa proximité entretenue là avec les actrices qui se travestissaient sur scène de la troupe de comédies musicales Takarazuka Kagekidan incite à croire qu’elle forme la source de cette histoire et, donc, une inspiration fondamentale dans le shôjo…

Oui, il paraît que c’est vrai. J’ai lu que, quand il était petit, il allait voir les spectacles de ce théâtre de femmes de Takarazuka… Je ne sais pas si tout ce qu’il y a vu l’a influencé directement pour créer des shôjo mangas. Mais il semble que les membres de sa famille l’y amenaient souvent. C’est sûr qu’il avait ces souvenirs d’enfance dans la tête quand il a commencé à faire des mangas et qu’ils ont ressurgi.

Quels sont vos autres modèles, au niveau de votre travail de dessinatrice, parmi les femmes mangaka ? Voire parmi les auteurs occidentaux, chez qui vous appréciez, je crois, André Juillard ?

J’aime beaucoup Ryoko Takahashi. Mais elle est très peu connue en dehors du Japon…

En ce qui concerne André Juillard, comme je ne peux pas vraiment lire le français, on m’a donné un livre d’illustrations de lui, que je trouve excellent et que je regarde de temps en temps. En fait, il a été inspiré des Cent vues du Mont Fuji d’Hokusai et, dans chaque dessin, il y a la Tour Eiffel : Trente-six vues de la Tour Eiffel (Desbois, 2002).

« Les Japonais aussi pètent parfois les plombs » (couverture)
© Keiko Ichiguchi & Kana, 2008

Outre vos bandes dessinées, venons-en à vos livres publiés en français, comme Pourquoi les Japonais ont les yeux bridés ou Les Japonais aussi pètent parfois les plombs. Peut-on dire que vous y explorez une voie originale, combinant légèreté de ton et évocations de sujets japonais plus profonds ou d’un abord pas toujours facile pour le néophyte ?

En Italie, on peut trouver des ouvrages divers sur le Japon. Mais ils sont tellement compliqués que personne ne veut les lire ! Ils sont souvent écrits par des spécialistes ou les journalistes et les chercheurs. Ils sont extrêmement sérieux et, chaque fois que je les lis, je me dis que le Japon ça n’est quand même pas ça ! S’il faut lire des ouvrages aussi difficiles, personne ne va comprendre la culture japonaise.

C’est pour ça que je voulais faire quelque chose d’accessible à tous. Chaque fois, je commence le livre par une petite explication qui dit que cet ouvrage est une sorte de bavardage avec vous, les lecteurs. Avec cette légèreté, je voudrais bavarder avec les lecteurs, C’est comme ça que je fais mes livres.

Strip du type yon-koma inclus dans « Les Japonais aussi pètent parfois les plombs »
© Keiko Ichiguchi & Kana, 2008

Mesurez-vous l’importance que prend de plus en plus dans les autres pays que le Japon, notamment en Europe et aux États-Unis, le phénomène Cool Japan de promotion de la culture populaire nippone ? Un strip inédit inséré dans votre livre Les Japonais aussi pètent parfois les plombs paraît suggérer que, vivant hors de l’Archipel, vous en devenez une représentante de fait, notamment pour les officiels japonais ?

Je vais exprimer très honnêtement mon opinion. Il est sûr que le gouvernement japonais fait un effort pour promouvoir la culture nippone auprès des jeunes à l’étranger : manga, animation, etc. Je pense que c’est très bien qu’il soutienne ces domaines. En plus, cela veut dire qu’il reconnaît leur valeur et il le dit ouvertement au monde. Donc, ça, c’est très bien ! Le problème, c’est que le gouvernement semble promouvoir comme culture du manga et de l’animation uniquement celle des otaku [ses fans ultras, N.D.A.]. Certainement parce que les membres du gouvernement ne connaissent pas bien cette culture du manga et de l’animation, d’où leur soutien uniquement à des événements organisés par des étrangers. Mais il y aurait d’autres priorités.

Par exemple, aujourd’hui, des animateurs, des gens employés dans le milieu de l’animation, n’arrivent pas à manger en travaillant normalement. Alors qu’il conviendrait, d’abord, d’améliorer leurs conditions de vie…

Tout le monde sait que le Japon n’a pas un poids diplomatique important au niveau international… Et, du coup, comme il a cette conscience, il essaie un peu de compenser avec la promotion de la culture du manga…

Une ultime précision sur ce fameux strip : dans les relations entretenues avec les fonctionnaires japonais ou le personnel des ambassades, vous incite-t-on concrètement à soutenir ce phénomène ? D’autant que l’on peut imaginer, en outre, que l’on en attend des retombées commerciales ?

Non, ça je ne l’ai pas constaté du tout. Il n’y a aucune pression de leur part.

(par Florian Rubis)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

Traduction : Shoko Takahashi

Remerciements à Christophe Roig

En médaillon : portrait de Keiko Ichiguchi © Florian Rubis, 2010.

Là où la mer murmure – Par Keiko Ichiguchi – Kana, Made in – 150 pages, 15 euros

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