Les places seront chères en cette rentrée, non seulement en raison de la profusion des nouveautés qui, une fois encore, déferlent sur les tables des librairies, mais aussi en raison de la qualité des ouvrages proposés cette année. Comment éviter en effet, dans le domaine patrimonial, l’édition anthologique de Krazy Kat dont le tome 2 paraît au mois d’octobre ? C’est impossible.
D’abord parce que cette édition est le fruit d’un travail de réhabilitation de longue haleine entamé par Fantagraphics depuis plusieurs années qui a consisté à rassembler un choix de planches d’un monument de surréalisme qui a profondément influencé la bande dessinée contemporaine : on ne peut pas expliquer Crumb, Spiegelman ou David B sans cette influence essentielle, monument de poésie qui impressionna jusqu’à Morris et Franquin. Les Rêveurs s’emploient à publier en quatre volumes l’anthologie de dix livres de l’édition Fantagraphics dont les planches courent de 1925 à 1944, au rythme d’un volume par an (le premier est sorti l’année dernière, le dernier sera publié en 2015).
Elle tombe cette année à point nommé car 2013 célèbre le centenaire de la création du strip Krazy Kat, au départ un personnage secondaire d’une autre série, Dingbat Family, par le dessinateur et scénariste George Herriman (1880-1944) pour le New York Evening Journal du magnat de la presse William Randolph Hearst, l’un des principaux promoteurs de la bande dessinée moderne dans les quotidiens aux États-Unis au début du XXe Siècle.
Une œuvre cérébrale
Ce qui frappe dans Krazy Kat, c’est son intellectualisme. Nous ne sommes pas dans le surréalisme lyrique d’un Little Nemo qui appliquait à l’art graphique une burlesque interprétation des théories de Freud ; mais dans une application poétique, ascétique, d’une richesse symbolique sans égale dans la BD US.
Le monde de Krazy est un univers mouvant, insaisissable, distancié (les personnages sont comme sur une scène, à quelques pas de la fosse d’orchestre), dans un décor dépouillé à la Beckett -le comté imaginaire de Coconino en Arizona- animé par un minimum d’acteurs où le triangle amoureux composé de la souris Ignatz, du félin Krazy et du chien-policier Pupp joue une place prépondérante. Cet univers cérébral dégage une poésie puissante qui impressionna d’emblée ses contemporains, à l’opposé d’une bande dessinée "commerciale", et qui contribua à faire sortie le comic-strip de sa gangue enfantine pour gagner, dès sa naissance pour ainsi dire, une prétention au 9e Art.
Cette magnifique édition de 264 pages rend d’autant mieux justice à Herriman que la traduction est assurée par Marc Voline, poète à ses heures (on avait pu le lire très tôt, dès la fin des années 1970, dans la revue d’avant-garde Luna-Park de Marc Dachy). Elle s’avère particulièrement savante et il faut l’être pour appréhender l’invention langagière du dessinateur américain, largement en avance sur celle d’un James Joyce ou celle du Mouvement surréaliste. On ajoute que le soin apporté au lettrage et aux titrailles par François Giraudet est pour une bonne part dans cette réussite. L’album sera disponible en librairie à partir du 24 octobre prochain.
Heureusement que les Rêveurs publient peu, car l’autre nouveauté de leur catalogue de rentrée, un ouvrage de l’Argentin Jorge Gonzàles, El Gran Surubi (sc. Pedro Mairal) qui paraît le 10 octobre prochain, est lui aussi inévitable. L’auteur qui nous avait épaté avec Chère Patagonie (éditions Dupuis) continue à séduire.
De 1913 à 2013, la bande dessinée s’est considérablement renouvelée tout en conservant des productions intègres et sans concession. La rentrée des Rêveurs nous en fait une jolie démonstration.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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