À une semaine d’intervalle, les rédacteurs de Chronic’art et de BDnews se sont fendus d’un envoi personnalisé de leur dernière publication. Pourquoi ? Parce que dans un cas comme dans l’autre, le patron de L’Association, Jean-Christophe Menu leur a accordé une longue interview à l’occasion des 20 ans de sa structure éditoriale. Et parce que pour certains journalistes, les échanges peu amènes que nous avons pu avoir par organes interposés ont été suffisamment durs et assez singuliers pour attirer l’attention. Il y a peut-être de leur part une volonté de monter une polémique entre Menu et moi pour mieux faire parler de leurs feuilles.
Ils en seront pour leur frais car si polémique il doit y avoir, c’est vis-à-vis de leur démarche journalistique complaisante et frappée d’incuriosité. Nous sommes dans la célébration agenouillée tant de la part de Chronic’art que de BDnews, gratuit diffusé dans un réseau de libraires. Le premier se complaît dans une introduction quasi hagiographique parfaitement niaise genre L’Association a reconstruit la BD sinistrée après les années 1980 (foutaises), est l’héritière de Futuropolis « modèle d’exigence et de fabrication haut de gamme » (ils n’ont pas vu tous les bouquins de Futuro, nos petits gars), seule face aux gros éditeurs « paresseux et stupéfaits du succès de Persépolis » (bien sûr, Ego Comme X, Cornélius, Frémok, etc. comptent pour du beurre), dans une démarche de « radicalité » ébouriffante. Le second, plus honnête et au final plus pertinent, avoue être « intimidé » par son sujet, tout jouasse d’être « pinklisté » par un « homme qui n’a pas été tendre par le passé avec les journalistes ». Elle qualifie L’Association d’éditeur qui « conçoit toujours l’avant-garde au quotidien. » Ben tiens.
Pas de question qui fâche
Les questions qui fâchent sont soigneusement écartées. La rupture avec les associés fondateurs et les grandes figures du catalogue ne serait que formelle, basée sur une divergence de goût. Ceux qui ont suivi l’affaire savent qu’il s’agit avant tout de pratique de la part d’un leader frustré d’avoir sacrifié son œuvre à son entreprise (il l’explique plutôt bien dans ces entretiens) et qui a eu du mal à gérer un succès collectif de la part d’individualités dont le talent rayonnait bien au-delà de sa structure : David B, Joann Sfar, Lewis Trondheim, Emmanuel Guibert... pour n’évoquer que les plus connus. Menu admet à demi-mot que c’est surtout pour croûter –ce que L’Association était bien incapable d’offrir- que tous ces gens sont partis voir ailleurs si l’herbe était plus fraîche, qu’ils y ont trouvé une diffusion et des revenus à la hauteur de leurs talents. La création ne s’accommode pas spécialement de la misère.
Menu oublie de signaler que, par retour, après avoir lourdement investi dans la structure associative en créant des nouveautés sans même recevoir dans certains cas un à-valoir, leur succès chez les éditeurs mainstream a conforté le chiffre d’affaires de L’Association et l’a même d’une certaine façon légitimé, lui donnant la crédibilité qui lui manquait. Sinon, comment expliquer la détermination de la part de Jean-Christophe Menu de chercher à conserver à tout prix, et de façon moralement condamnable vis-à-vis d’un associé sans lequel la structure éditoriale n’aurait jamais existé, les droits des œuvres de David B, allant même jusqu’à rendre public de façon humiliante les échanges d’avocats d’une affaire où un auteur essayait simplement de récupérer la jouissance de son œuvre ?
On évite pareillement d’évoquer l’aventure de la diffusion de L’Association liée au Comptoir des Indépendants, dont le chiffre d’affaire avoisine les 5 millions d’euros par an (Chiffres 2008), une structure créée en 1997 et dirigée par Latino Imparato, transfuge de Vertige Graphic et propriétaire des éditions Rackham. Quel est le lien capitalistique entre L’Association, principale pourvoyeuse de chiffre d’affaire, et Jean-Christophe Menu avec cette structure essentielle à sa politique ?
On ne creuse pas davantage non plus la réalité d’une « avant-garde » sans autre support théorique qu’un vague édito de la revue Labo datant de Mathusalem et les vociférations d’un éditeur qui avoue in fine dans ces entretiens que sa ligne éditoriale est faite de « rencontres » avec les auteurs, comme tout éditeur qui se respecte en somme. Quid d’une radicalité qui sauve sa peau grâce à Persépolis, une œuvre qui est tout sauf d’ « avant-garde » et « radicale » ?
Avis de crise
Ces questions n’abolissent pas le rôle primordial et essentiel que L’Association a joué ces vingt dernières années. Un rôle de fédérateur et de promoteur de nouvelles signatures qui ont été défendues par un travail éditorial impeccable et surtout par une reconnaissance de leur talent sans la pression des contingences commerciales. Une génération d’auteurs peut remercier Jean-Christophe Menu et ses acolytes de les avoir distingués : Killoffer, Stéphane Blanquet, Jochen Gerner, Dominique Goblet, Rupert & Mulot, Joe Daly, Thomas Ott, Matt Konture… pour n’en citer que quelques-uns.
On peut aussi créditer L’Association d’avoir cristallisé un idéal, celui de l’artiste, il faut bien l’admettre passablement bobo, amateur de beau graphisme et de modernité, prenant la pose face à une bande dessinée commerciale crétine, engoncée dans ses standards idiots et qui mérite bien souvent les baffes qu’on lui inflige. Goscinny se plaignait déjà des hommes en gris de chez Dargaud qui voulaient lui imposer leur vision « marketing » alors qu’il était bien placé pour savoir, avec les succès qui étaient les siens, que l’affection du public n’était pas affaire de technique commerciale. Cette attitude a été salutaire car elle a obligé « l’industrie de la bande dessinée » (appelons-la comme cela) à se repenser, à modifier son approche face aux évolutions qu’elle n’a jamais vu venir (le déclin des magazines, l’émergence des Graphic Novels et l’arrivée des mangas pour n’évoquer que celles-là).
Est-ce que ce passé a de l’avenir ? Difficile à dire. On sent le patron de L’Association taraudé par les interrogations. Il est dans une phase de réflexion. Le fait qu’il s’en retourne à sa thèse illustre bien cet état (finira-t-il vieux prof dans une quelconque faculté ?). En dépit de quelques propos réactionnaires, notamment quand il parle de l’Internet (mais il déteste déjà la télévision) et de son obsession de donner aux auteurs le monopole de la critique (alors que leur statut même d’auteur leur enlève toute crédibilité quant à l’objectivité), de sa punktitude en papier mâché, il a quand même gardé sa combativité et annonce travailler sur une cinquantaine de projets en cours.
Mais son horizon se noircit face à la crise qui se profile et qui a fini par atteindre la librairie (nous vous en reparlerons à la rentrée). « …Le contexte a bien changé, dit-il à BD News. La crise est bien réelle. Pour moi, c’est très net. Les gens achètent moins de livres. Cela se ressent chez tout le monde. » Il concède qu’il a été contraint de « réduire la voilure », que sa production est passée de 40 titres par an à 28 cette année.
« La deuxième décennie de L’Association doit tout à Persépolis » déclare-t-il à Chronic’Art. « …Aujourd’hui que L’Association souffre de la crise et qu’une forme de décroissance a commencé, il faut probablement inventer d’autres formes de production, qui soient moins calquées sur la forme de l’entreprise classique qui n’a jamais vraiment convenu à L’Association. Revenir à plus d’alternatif et d’utopie. Les années qui viennent montreront si c’est possible. Ce sera de plus en plus de la résistance. »
Perspective d’autant moins réjouissante que, comme l’homme est rétif à l’Internet (quand on lui pose la question de savoir quand L’Association aura un site, il répond « On y travaille ! »), lieu où éclôt aujourd’hui la création de demain, on se demande où il va les trouver les « autres formes de production ».
« Rendez-vous dans dix ans… dit la chanson.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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