L’Attraction des Sumbolons est un premier ouvrage, mais c’est davantage qu’un coup d’essai. Œuvre de Louise Ducatillon, sortie récemment de la HEAD (Haute Ecole d’Art et de Design de Genève) et lauréate du Prix Caran d’Ache et du Coup de cœur de la Fondation AHEAD, l’ouvrage emprunte à la bande dessinée et au dessin contemporain tout en s’appuyant sur de très anciennes fondations, remontant peut-être aux origines de la civilisation.
Louise Ducatillon représente dans son livre une communauté patriarcale et primitive, dominée par une figure tutélaire toute puissante, à la fois père, gourou et tyran, sorte de miniature du dieu des religions du Livre. Dans cette micro-société, chaque être a sa fonction et ses contraintes. Les femmes y sont les plus mal loties, peu libres et soumises au bon-vouloir du patriarche qui édicte les règles indéfectibles de ce monde en dehors du temps. Les hommes, eux, sont destinés à chasser, tout en étant aussi obéissants.
La vie de cette communauté - celle des "Sumbolons" ? - est strictement réglée. Elle se divise essentiellement entre les tâches domestiques, visant à la perpétuation de cette famille élargie, et les rites religieux, immuables et obscurs. Mais tâches et rites semblent se confondre. Chaque geste a son importance et sa signification, conduisant à une tension permanente : le moindre fait est présenté comme indispensable à la bonne marche de l’ensemble, à l’ordonnancement du monde. Chacun est alors soumis à une voie toute tracée, axe unique participant à une vision totalitaire de la vie sociale.
Pour nous décrire cette communauté, Louise Ducatillon choisit le mystère et l’évocation plutôt que la démonstration. Son ouvrage est composé de chapitres plus ou moins longs, introduits par de courts textes servant d’incipit. Elle y élabore progressivement une œuvre fragmentée mais cohérente, où la narration n’est pas centrale sans pour autant être exclue. Elle y mêle les formes minérales, végétales et organiques, parfois minimalistes, parfois fourmillantes.
Le jeu constant sur les formes renforce cette impression de mystère, au sens antique et théologique du terme. Escamotages, opposition des vides et des pleins, dessins devenant signes, aux limites de l’abstraction : tout cela confère au livre une dimension presque ésotérique. Et pourtant, nul besoin d’être initié pour l’apprécier. Il suffit de laisser glisser son regard d’une page à l’autre, dans l’ordre ou le désordre, pour percevoir une vibration. Une vie naissante, sauvage et indécise.
Louise Ducatillon puise aux sources de l’humanité pour en donner une vision resserrée, assez pessimiste et pourtant malléable. Ses architectures rappellent les Anciens grecs et sa statuaire offre une synthèse de l’histoire de l’art, oscillant entre Mycène, la Renaissance et Constantin Brâncuși. La jeune artiste ne choisit pas entre les époques, pas plus qu’elle ne choisit un mode d’expression. Elle semble préférer laisser libre cours à son inspiration, refusant de brider son imagination et son trait.
L’Attraction des Sumbolons évoque l’émergence d’une civilisation, avec tout ce qu’elle peut comporter de beauté formelle et de laideur morale. Aux lignes parfaitement tracés répond la rigueur autoritaire du patriarche. Aux pièces éclatées correspond le code pointilleux de la communauté. L’ensemble renvoie cependant aussi bien à l’universel - sur quelle fondations construire une vie commune ? - qu’au plus intime, comme le rappelle la conclusion de l’ouvrage.
Ce livre, co-édité par la HEAD et les éditions Atrabile, est aussi un jalon dans le travail de Louise Ducatillon. Elle s’y construit, tente, ouvre des pistes, explore. Les voies sur lesquelles elle s’aventure ne sont pas balisées. L’Attraction des Sumbolons appelle, sinon une suite au sens traditionnel du terme, du moins un prolongement. Quand l’on prend l’art à bras le corps de cette manière, il faut s’entêter. Quitte à se perdre parfois en chemin, à revenir en arrière pour ne pas s’attarder dans une impasse, il faut poursuivre l’exploration.
Atrabile souhaite avec cet ouvrage renouer avec le rôle de "tremplin", tel que défini par l’équipe éditoriale il y a déjà vingt ans. Pour ce faire, le choix de L’Attraction des Sumbolons s’avère judicieux. Œuvre de jeunesse et pourtant preuve d’une belle maîtrise graphique et d’une réelle culture esthétique, le livre de Louise Ducatillon vient en outre confirmer une ligne osée par Atrabile, avec notamment les livres de Yannis La Macchia et Helge Reumann, rendant obsolètes les frontières de la bande dessinée.
Voir en ligne : Le site de l’auteur
(par Frédéric HOJLO)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
19,5 x 27 cm - 96 pages en bichromie - couverture souple, broché - parution le 12 juin 2017 - commander ce livre chez Amazon ou à la FNAC.
Cet ouvrage est proposé dans un tirage limité : 800 exemplaires dont seulement 300 mis dans le circuit des librairies.
Consulter le site de l’autrice & la page qui lui est consacrée sur le site de la Haute Ecole d’Art et de Design de Genève.
![Serge Monfort : « En lisant, l'enfant devient le chien, comme il deviendrait chevalier dans une BD médiévale ! » [INTERVIEW]](local/cache-gd2/07/a53eabf15a5df16adbd03466676855.jpg?1713070409)
