Enfant gâté ou petit génie, Joann Sfar apparaît comme un auteur à part au sein du monde de la bande dessinée. En moins de vingt ans, il a scénarisé ou dessiné près de 150 albums ! L’auteur sest pourtant consacré ces dernières années au cinéma : écriture, réalisation et/ou production de Gainsbourg, vie héroïque, de l’adaptation du Chat du Rabbin et du futur Aya de Yopougon, délaissant quelque peu la bande dessinée, pour parfois y transposer ce qui serait impossible au cinéma, tel ce foutraque Tokyo qui parle justement d’un art qui vient en bouleverser un autre.
Et c’est sans doute ce qui pourrait déstabiliser Sfar : sa reconnaissance au sein du cinéma (deux Césars à son actif) lui permet-elle encore de prolonger sa carrière dans la bande dessinée, comme si de rien n’était ? Le cul entre deux trônes, Joann Sfar choisit une fois de plus d’explorer de nouvelles voies de narration, se privant de son dessin croqué qui lui est si particulier, pour se lancer dans la littérature.
Ainsi a-t-il publiél son ’premier’ roman il y a quelques semaines : l’Éternel. On se rappelle de ses deux premiers livres illustrés parus en 2004 et 2006, et donnant de la profondeur au monde de l’Homme-Arbre, mais il s’agit ici d’une belle ’brique’ de 450 pages, où l’auteur se passe de tout appui graphique, car même la couverture n’est pas de lui, même si elle n’est pas sans rappeler un certain vampire, bien connu des lecteurs de bande dessinée.
Ce n’est pourtant pas l’histoire de Fernand qu’on relate mais bien celle de Ionas, violoniste juif ukrainien et doux-rêveur, mort au combat en 1917, et qui ressuscite sous la forme d’un vampire. Il n’a qu’une obsession : retrouver sa fiancée Hiéléna, fille d’un luthier d’Odessa. Mais pour « vivre », il doit boire du sang, ce qui le plonge dans des affres de culpabilité. Il passe outre tout ce que sa douceur naturelle lui interdit et, rongé par sa mauvaise conscience, finit par découvrir que son frère Caïn et sa belle ont convolé en justes noces et attendent un enfant…
Près d’un siècle et quelques pogroms plus tard, Ionas, va élire domicile à New York, pour essayer de trouver auprès de la très sexy Rebecka Streisand, psychanalyste tout juste veuve d’une célèbre rock star, un recours pour vaincre sa culpabilité et vivre en harmonie avec ses démons.
Création originale ou détournement des bandes dessinées... ?
Un savant mélange des deux ! En effet, L’Éternel ne raconte pas l’histoire de Fernand, le Grand Vampire qui poursuivit ses aventures dans Le Bestiaire amoureux. Tout d’abord, car il ne s’appelle pas Fernand, car son épouse mortelle n’est pas Louise, et aussi pour plus de raisons et de détails qui font que Fernand est Fernand, et Ionas, le héros du roman, est bien un personnage à part entière. Ils sont pourtant tous deux poètes, romantiques et tout aussi torturés, même si Ionas semble parfois plus déterminé !
Beaucoup de personnages du Bestiaire amoureux - Grand Vampire et du Petit monde du Golem apparaissent dans ce roman. Rappelons effectivement qu’une bonne part des récits de Joann Sfar empruntent au même univers qu’il a construit page après page : les deux ’séries’ précitées, auxquelles on peut rajouter Paris-Londres, Professeur Bell, La Fille du professeur, Petit Vampire, les aventures d’Ossour Hyrsidoux, ainsi que les premiers romans illustrés dont nous avons déjà parlés.
Tout cela se retrouve dans L’Éternel, mais souvent détourné au profit d’une intrigue nouvelle : Liou plus jalouse que jamais, un Homme-Arbre auxquels s’accrochent maintenant les pendus, le loup-garou qui attend de se faire embrasser pour retrouver figure humaine, les deux sœurs rousses du Bestiaire amoureux et bien d’autres
La première partie du roman nous situe en fin de première guerre mondiale : chacun des personnages principaux fait sa propre découverte de la vie éternelle, avec ses avantages et ses inconvénients. Les chasses aux vampires se succèdent avec la vie quotidienne dans le quartier juif d’Odessa, de quoi parfois rappeler l’atmosphère de Klezmer. Le propre de Sfar est bien de placer ses personnages dans des situations torturées, de quoi les lancer alors dans des monologues ou dialogues passionnés, pendant lesquels ils tentent de trouver la solution du bonheur, sans jamais vraiment l’atteindre.
La seconde partie du roman est contemporaine, et se situe aux États-Unis. Sfar introduit le personnage de cette psychanalyste en proie elle-même à autant de questions que son étrange patient. Le lecteur amateur de l’univers du Bestiaire Amoureux reconnaîtra sans peine une partie des traits de la jeune locatrice de Fernand, mais une fois de plus, l’idée est de pousser plus loin les confrontations entre tous ces personnages au caractère fort. Lorgnant vers les récits de Professeur Bell, le fantastique se renforce d’ailleurs avec l’introduction d’un Lovecraft encore vivant, qui viendrait démêler les souvenirs de notre héros éternel, toujours en proie à de sempiternelles questions.
Succès ou pas ?
Sans contexte, Joann Sfar prouve par ce roman la qualité de son imaginaire, et sa facilité à changer de forme narrative. Pour autant, la thématique de L’Éternel n’est pas bouleversante. Anne Rice a tracé bon nombre des voies romantiques, choquantes et torturées des vampires depuis bien des années, et les amateurs de cette saga ne seront pas passionnés par ce récit.
De plus, Sfar place parfois des élipses et retournements brusques de situations qui fonctionnent très bien en bande dessinée, mais qui peuvent paraître plus déroutantes à la lecture d’un roman.
Il faut néanmoins reconnaître que son style direct est redoutablement efficace : on rit devant les situations abracadabrantes auxquelles les héros sont confrontés, on s’offusque de la disparition brusque d’un protagoniste, on partage les peines de cœur et les angoisses du héros. Toutes les passions de Sfar s’y retrouve : les amours, la musique, les traditions juives, une vie trépidante et une galerie de personnage qui ne peut laisser de marbre.
L’Éternel se lit donc avec beaucoup de plaisir, sans être une révolution du genre. Les réels amateurs du monde de Sfar prendront un malin plaisir en liant les personnages et situations du roman aux albums qui auront déjà lus, tandis que les novices mettront un bon pied dans cet univers à la fois haut en couleurs et quelque peu morbide. Mais tous profiteront des dialogues du papa du Chat du Rabbin qui s’est fait énormément plaisir en écrivant ce livre. Et il le communique au lecteur !
(par Charles-Louis Detournay)
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