« Un vieux con odieux et réac ! » C’est ainsi que sa récente et jeune conquête qualifie Serge, avant de le quitter définitivement. Outre que celui-ci essuie un énième échec au crépuscule de sa vie, il entend avec cette sentence lapidaire un résumé assez juste de sa personnalité.
Ce personnage, Serge, est inventé par Didier Martiny et dessiné par Philippe Petit-Roulet dans L’Ombre de moi-même, publié par Cornélius. Les deux hommes avaient déjà travaillé ensemble, mais il y a plus de vingt-cinq ans maintenant. Auteurs de plusieurs histoires communes, dont Papa dindon et Cirque Flop [1], récemment réédités par Cornélius, ils s’étaient ensuite éloignés pour suivre leurs carrières respectives. Tandis que Didier Martiny s’épanouissait dans l’écriture pour la télévision et le cinéma, Philippe Petit-Roulet prêtait son crayon à l’édition, au design et surtout à la presse – travaillant par exemple pour les Japonais de NHK Magazine ou les Américains du New York Times.
Ces retrouvailles s’avèrent plutôt réussies, comme l’affirme la dramaturge Yasmina Reza dans sa préface. Les auteurs parviennent en effet à nous intriguer avec ce personnage pourtant bien peu sympathique. Retraité de la « SEMCO », grande compagnie pétrolière, Serge a tout pour plaire : misogyne et séducteur à la fois, imbu de lui-même mais parfois faible, davantage prétentieux encore qu’il n’est cultivé. Il nourrit bien des défauts, dont une bonne partie appartient au bagage de tout réactionnaire qui se respecte.
Réactionnaire, Serge l’est sans aucun doute – mais peut-être pas autant que le personnage de Morgane Navarro. C’est aussi un homme dont la vie s’éteint peu à peu. Bien que retraité, il ne peut s’empêcher de narrer ses expériences professionnelles pendant les dîners. Sûr de lui en apparence, la confiance le quitte peu à peu, à mesure que la solitude le gagne et que son corps le trahit.
Les auteurs dressent donc un portrait subtil, d’un personnage que l’on voit d’abord comme essentiellement grossier, mais dont les failles sont dues autant à son caractère qu’aux écueils connus de tous – âge, éloignement et division familiale, déceptions amoureuses ou amicales. A cette subtilité de caractérisation correspond la clarté du trait de Philippe Petit-Roulet.
Il est certes beaucoup question de la « ligne claire » cet automne – exposition Hergé au Grand Palais, disparition de Ted Benoît. Or le dessinateur parvient comme à une quintessence de la ligne claire. Les décors sont à peine plantés mais immédiatement reconnaissables. Les personnages sont ébauchés et pourtant très expressifs. Nous retrouvons là une maîtrise et une élégance sans doute héritées de l’exercice du dessin de presse, longuement travaillé par Philippe Petit-Roulet. Nous pourrons établir des liens de parenté avec Stanislas, pour les décors urbains et les personnages féminins. Mais ce style épuré – voire aride – reste néanmoins très personnel.
Partant d’une vie dont certains seraient envieux mais dont la majorité rejetterait les principes, Didier Martiny et Philippe Petit-Roulet nous conduisent donc vers une sorte de memento mori : malgré son arrogance et sa vanité, son aisance matérielle et son culot, Serge voit sa vie s’effilocher. Ce personnage dont nous condamnons facilement les paroles et les actes, nous n’en sommes pas si loin, car il nous rappelle ce qui nous attend tous.
Voir en ligne : Le site de Philippe Petit-Roulet
(par Frédéric HOJLO)
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[1] A lire respectivement dans le n° 2 (hiver 2015) et le n° 4 (hiver 2016) du périodique Nicole (et Franky).
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