Une confrérie informelle des amateurs de Blake et Mortimer s’était réunie au début du mois de décembre au Théâtre Marni, près de la place Flagey de Bruxelles, pour assister à l’avant-première de L’Onde Septimus, vingt-deuxième album des aventures de Blake et Mortimer. Il faut dire que la curiosité gagnait l’esprit de chacun : on nous annonçait rien de moins qu’une suite à La Marque jaune, une œuvre considérée comme intouchable, le joyau d’une collection mythique. Le facétieux Jean Dufaux allait-il réussir son casse scénaristique avec l’intrépidité et l’audace de la Marque jaune elle-même ?
« Les temples sont faits pour être violés, lance d’emblée le scénariste de Murena. En réalité, je ne m’attendais pas à m’attaquer à une telle œuvre. C’est Philippe Wurm qui m’a lancé sur cette piste en premier. Ce n’était pas une démarche évidente, car le succès de Jacobs à l’époque était en opposition avec Hergé, le journal et l’éditeur. Tout cela semble facile aujourd’hui, mais il faut se rappeler de la première reprise de Blake et Mortimer, "L’Affaire Francis Blake" : elle pouvait fonctionner ou tout-à-fait capoter. Grâce soit rendue à l’éditeur Yves Sente, le prolongateur de ce rêve. Actuellement, toute création est confrontée au marché. Faire un album de "Blake et Mortimer", c’est réaliser un "produit"... Or, je voulais justement garder une totale indépendance vis-à-vis de l’aspect commercial. J’ai donc commencé mon projet sans contrat, un espace de liberté indispensable pour attaquer la suite de "La Marque jaune", le meilleur album de Jacobs à ce jour. En fait, je ne me sentais pas vraiment à ma place parmi les autres repreneurs de Blake et Mortimer. Ma démarche la plus sincère était donc repartir de Jacobs et d’affronter l’œuvre dans ce qu’elle avait de plus incontournable, le mythe de "La Marque jaune"... »
On le sait, la série Blake & Mortimer est devenue la grosse machine de guerre de l’automne pour le groupe Media-Participations, un best-seller implacable que rien ne semble gripper. Un album par an, plusieurs équipes de scénaristes et de dessinateurs en parallèle, avec pour l’accompagner une remise en place du fonds et moult éditions spéciales : la série pèse lourd dans le chiffre d’affaire de la bande dessinée actuelle, mais elle doit néanmoins respecter quelques règles pour s’assurer que le public suive... Or, si Yves Sente et Jean Van Hamme sont réputés pour servir des scénarios complètement écrits, clé en main, c’est loin d’être le cas pour Jean Dufaux, qui a une autre façon de procéder :
« La méthode imposée de donner le scénario d’un album complet ne me convient pas, car je préfère travailler sur un work in progress et rebondir sur des éléments que le dessinateur pourra créer. Je n’ai pas la science infuse, je ne sais pas comment va finir l’album, et cela ne m’apporterait rien : Les personnages doivent pouvoir bouger en fonction de ce qu’ils vivent, ce qui permet d’éviter les ficelles trop voyantes dans mes récits ! Un traitre s’est donc infiltré dans le système "Blake et Mortimer," et c’est moi ! Yves Schlirf nous a fait confiance, l’album a grandi grâce à des choix et des erreurs, et la rythmique de l’œuvre s’est installée. »
On l’aura compris, ce tome 22 sort des sentiers battus. Bien entendu, on retrouve notre duo mythique au cœur d’un mystère londonien. Mais la tournure du récit a de quoi surprendre : c’est Mortimer lui-même qui crée le danger en ramenant Septimus à la vie ! Et les surprises ne s’arrêtent pas là : le récit est multi-référentiel et ouvre plus d’une piste scénaristique sur des éléments du passé que l’on croyait figés, instillant des éléments de science-fiction dans ce qui n’était jusqu’ici qu’un thriller fantastique, apportant à l’ensemble de l’édifice une fragilité déjà visible dans Le Serment des cinq lords.
« Le récit de "La Marque Jaune" est si fort, qu’on pouvait sortir des personnages de l’œuvre, et croiser la représentation théâtrale de cette propre histoire, explique Dufaux. Je ne voulais donc pas seulement raconter l’histoire, avec une suite à la Marque Jaune, mais il fallait jouer avec les référentiels et en sortir ce qui m’avait tant plu étant jeune : la fantasmatique, c’est-à-dire le frottement du réel et du fantastique. Le Londres de Jacobs est un Londres fantasmé par rapport à la réalité des années 1950. Aubin, notre dessinateur, enrichit donc le récit par sa précision. Mais le dessin de Jacobs le pousse à l’obsessionnel (on se rappelle de la poubelle de Tokyo qui a bloqué Jacobs pendant des mois alors qu’il dessinait "Les Trois Formules du Professseur Sato"). L’obsession d’Aubin est donc devenu à la fois une force et un défaut. Comme nous avons failli ne plus avoir de "Murena" car Delaby était bloqué sur un dessin, Aubin n’avançait plus, à un moment. Heureusement, Étienne Schréder a pu rectifier le tir ! »
Aubin, l’architecte ; Schréder, le praticien
Étienne Schréder est un grand modeste, mais c’est sa facilité à se plonger dans le graphisme de ses collègues qui lui a permis de sauver un Blake & Mortimer pour la seconde fois. Alors qu’Aubin pataugeait, il est parvenu à lui redonner confiance en réglant les problèmes graphiques irrésolus qui demeuraient sur la table.
« Aubin est un dessinateur de génie, confie-t-il, Mais il peut rester coincé sur deux planches, car d’après ses calculs, on ne peut quitter Downing street et atteindre un autre lieu de Londres en trois cases. C’est, selon lui, beaucoup trop court. Ainsi, les planches 14 et 15 de "L’Onde Septimus" n’ont donc été livrées qu’en dernier. Mais les perspectives d’Aubin sont splendides. Sa formation d’architecte lui permet de présenter des angles de vues qui sont impossibles à prendre en photo, car vous n’avez pas le recul nécessaire à cause des bâtiments qui jouxtent celui que vous désirez représenter. Jacobs n’atteignait d’ailleurs pas cette rigueur. Aubin est ainsi parvenu à enrichir des séquences de "La Marque Jaune" avec des décors maintenant réels. Comparez donc les deux albums pour vous en rendre compte ! Mon but est de demeurer invisible derrière le trait d’Aubin. Il paraît que je suis très fort dans cette technique. D’ailleurs, mon intervention dans l’album se remarque à peine, même dans les dernières planches que j’ai totalement dessinées. »
L’album offre effectivement une belle homogénéité et il faut avoir un œil d’aigle pour dénicher les différences entre les deux dessinateurs. Au reste, il est aujourd’hui dûment crédité : si Étienne Schréder était seulement remercié dans la préface du T2 de La Malédiction des trente deniers, on le retrouve ici comme auteur à part entière sur la couverture, aux côtés d’Antoine Aubin et de Jean Dufaux. Absent lors de la soirée de lancement, le scénariste se ne prive pas de rendre un chaleureux hommage à Antoine Aubin :
« Aubin a le désir de rejoindre le trait de Jacobs, et ils ne sont pas nombreux à pouvoir l’égaler, voire le dépasser. Mais d’un autre côté, il a contacté André Juillard pour réaliser les plans du Centaure Club dans lequel se déroule une partie de L’Onde Septimus. L’œuvre est avant tout théâtrale, car les plans sont posés, renforcés par les photos prises par Jacobs qui lui servaient de documents de base pour ses dessins. Pour ma part, j’ai donc voulu placer un aspect cinéma dans cet album, mais Aubin, par son graphisme, a souligné à nouveau l’aspect théâtral et d’opéra. C’est donc un album de fantasme entre auteurs qui aurait pu durer cinq ou six ans, tant nous voulions peaufiner chaque élément. Sous la pression des contraintes commerciales, Étienne a conféré une rythmique à ce travail ! »
Un récit dense et multiple
Le récit débute dans une aura de mystère : un étrange complot se noue sous nos yeux. On en connaît les protagonistes mais on n’en comprend pas encore les aboutissants : des gens sont frappés par la foudre en plein Londres ; Mortimer poursuit une expérimentation étrange en contrebande de son ami Blake ; et le Professeur Septimus semble revenu à la vie sans que l’on sache pourquoi. Le lecteur reste donc spectateur du jeu qui se présente à lui, comme dans "La Marque Jaune" où l’on tente de dénouer les fils du mystère en même temps que les héros. La question de la liberté de l’auteur est posée : jusqu’où peut-on interprêter sans trahir ?
« Il fallait respecter la grammaire jacobsienne, explique Jean Dufaux, Mais je voulais en changer la rythmique. Je ne voulais pas que le récit soit redondant, mais il fallait le laisser nourrir le contexte. Avec Blake & Mortimer, il faut prendre lentement sa liberté, en tirant l’œuvre doucement vers vous, tant en la respectant qu’en la détournant progressivement. Ma vision personnelle est la communication qui ne passe pas entre les savants, les politiques et le peuple/le vulgaire. L’Onde vient chercher un asile sur Terre et dévoie le système en se frottant à la mégalomanie de Mortimer et du groupe de quatre. Olrik doit donc se sacrifier et sombrer dans la folie. Mais même si le mal disparait, il laisse sa signature sur la ville, car on ne peut oublier ce qui s’est passé. Ce sont les traces qui demeurent, indélébiles. »
Eluminé par le talent d’Aubin et de Schréder, cet album très réussi reste fidèle au canevas imposé : les récitatifs jalonnent le récit, tandis que les dialogues théâtraux fleurissent dans les pages. « L’abondance de texte posait déjà question du temps de Jacobs, analyse Schréder. Benoît Peeters voyait cela comme un rejet de la bande dessinée : passionné d’opéra, Jacobs n’aurait pas fait confiance au langage de la BD, d’où la surabondance du texte. Mais il ne faut pas non plus oublier qu’une proportion d’écrits était un requis légal dans les illustrés français de l’époque. »
Quoiqu’il en soit, la construction particulière de Jean Dufaux se ressent à la lecture. La création de La Marque Jaune a été également un "work in progress" avant d’aboutir à cette construction admirable, mais dans le contexte de L’Onde Septimus, on pouvait s’attendre à ce que des personnages secondaires aient une place un peu plus importante, vu leur introduction dès le début du récit. L’irruption d’un vaisseau de science-fiction au beau milieu d’une intrigue policière sera certainement également pour le lecteur une surprise de taille.
« Oui, quatre personnages forts interviennent sans être entièrement développés, concède Dufaux. Le reste demeurera dans mes cartons. Et le vaisseau Orphéus semble aussi arriver de nulle part, mais c’est à nouveau une référence aux autres albums de la série. Ainsi, on reprend ces chemins de découverte d’antan, mais dans le même temps, la pièce est truquée, car Blake emprunte des chemins qu’il avait déjà empruntés auparavant. Le héros ne résout rien au final, et il se voit obligé de détruire cette découverte déjà corrompue par le pouvoir politique. »
Surréalisme
Ces subtils entrechats n’empêchent pas une lecture au premier degré de notre histoire, mais le lecteur qui entreprendra de l’analyser plus en détail, y trouvera des égarements volontaires, des références marquées, et des choix assumées par le scénariste qui offrent de nouvelles perspectives à la série.
Impossible de passer outre ce Professeur Septimus en complet, parapluie et chapeau boule, démultiplié et obsédant. tel qu’on l’aperçoit sur la couverture, en sorte d’hommage à René Magritte, l’un des grands peintres du surréalisme belge suggérant un facétieux « Ceci n’est pas un album de Jacobs » ?
« Je voulais cet hommage à Magritte, dont l’œuvre est un mélange de science et fantastique, un auteur belge qui a dépassé les frontières, comme Jacobs, explique Dufaux. Une partie du surréalisme et du fantastique échappe parfois à nos amis français. C’est pour cela que je me suis basé sur une des icônes du surréalisme à la belge, pour appuyer tout cela. Selon moi, le mal n’est pas la guerre ou une invasion. Pour moi, il est la duplication d’un même personnage, comme le cancer, comme dans Matrix. Septimus est une gangrène qui s’installe. C’est une maladie qui se transmet par le toucher, et qui se reproduit. Je voulais faire du parapluie l’arme de Septimus, à concurrence du pistolet. Mille parapluies deviennent en effet une arme très dangereuse ! »
Pour Étienne Schréder, Jean Dufaux a trouvé là l’image forte qui marquera les esprits : « Les lecteurs de Jacobs sont toujours frappés par une image inoubliable dans chacun des albums. J’ai toujours regretté qu’on soit passé à côté de cela dans les dernières reprises. À la lecture du scénario de Jean, je me suis dit qu’on avait trouvé l’image de référence, qu’il fallait absolument la reprendre en couverture ! »
Olrik et Mortimer : Doppelgänger ?
Entre les références, la multiplication des pistes, la mise en abîme, un scénario abouti mais constitué d’éléments épars qui auraient chacun pu avoir leur vie propre, nous sommes amenés à nous demander si, justement, Jean Dufaux n’a pas apporté un peu trop de folie dans la trop sage collection de Blake et Mortimer...
« Je pense que cette folie était déjà présente chez Jacobs, dans "La Grande Pyramide", entre autres, nous répond le scénariste. Cette image d’Olrik s’avançant en fin d’album dans le désert, avec le tortillon de la démence au-dessus de la tête, cette image me reste indéfiniment en mémoire. Ayant une formation de psychanalyse de l’art, je peux aller un peu plus loin. Mais si je me sens à l’aise avec l’œuvre de Jacobs, c’est parce qu’il y a plus de passerelles qu’on ne croirait avec mon propre univers. »
Dufaux est effectivement parvenu à imprimer sa marque dans les personnages eux-mêmes. L’infâme Olrik est devenu presque attachant et semble progressivement ressentir des scrupules envers ses actions passées. Et même si le tandem formé par Blake et Mortimer reste indissociable, la seconde partie du récit nous dévoile une surprenante complicité entre Mortimer et Olrik ! Nous sommes au-delà d’un artificielle juxtaposition de deux personnages emblématiques. Les faiblesses de chacun d’eux se font jour, et cette progression dans la relation entre les deux ennemis est particulièrement novatrice et intéressante.
« Je n’ai jamais fait de personnage monolithique dans mon œuvre, argumente Dufaux, Chacun d’entre nous bougeons sur notre propre échiquier, avec nos cases noire et blanches. Mortimer et Olrik sont deux personnages complémentaires qui s’assemblent un moment donné. Il y a une part d’Olrik en Mortimer : notamment l’orgueil. Inversement, il y a une part de Mortimer en Olrik : de la fierté, le besoin de conclure ce qu’il a entamé... Entre ces deux adversaires qui se frôlent, la haine n’est jamais loin de l’amour. Olrik mérite bien plus que menacer Mortimer avec un revolver avant de se faire assommer par derrière. D’ailleurs, j’ai mis une forme de respect entre les deux hommes : Mortimer se rend compte de sa faute (il a rappelé Septimus) et Olrik veut se sacrifier pour sauver les autres, ce qui l’entraine à choisir la folie. Que cela soit avec Batman ou James Bond, les héros ont gagné en fragilité, on peut aller alors tirer les personnages vers sa propre grammaire. Lorsqu’on reprend un personnage, il faut éviter la duplication, mais en faire votre univers, pour peu qu’il convienne. Mais le salut doit demeurer sincère par rapport à l’original. Olrik devait être en fragilité et en rupture. Et on le découvre donc drogué, en dépit de son orgueil et de son passé. Le récit reprend cette liberté fondamentale, avec une issue comme la folie, et je voulais emprunter cette direction. Il serait passionnant d’expliquer comment il va guérir de cette folie. »
"L’Onde Septimus" est un album-charnière dans le développement des aventures de Blake et Mortimer, apportant autant de mystères qu’il en résout. Il séduira autant qu’il déstabilisera les lecteurs habitués de l’œuvre majeure de Jacobs. Il est en tout cas merveilleusement mis en lumière par la formidable mise en scène des dessinateurs qui nous rendent un Londres en dehors du temps, mais tellement Jacobsien.
Quand on l’interroge sur une suite éventuelle à d’autres albums de la série-mère, comme par exemple Le Piège diabolique qui lui conviendrait si bien, Dufaux reste sur sa réserve : « Si je tombe sur la bonne équipe, qui veut s’éloigner du produit pour se consacrer à l’œuvre, je re-signerai avec plaisir. Et pourquoi pas, effectivement, Le Piège diabolique, car j’ai adoré cet album ! »
(par Charles-Louis Detournay)
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