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L’ambition d’Enrico Marini

Par Charles-Louis Detournay le 7 décembre 2013                      Lien  
Le dessinateur vedette du "Scorpion" se met au service de son propre scénario, pour restituer avec passion un tournant sombre de l'Histoire romaine. Du très grand spectacle, doublé d'une intensité crédible des personnages.

On ne présente plus Enrico Marini, découvert avec Olivier Varèse, grandi avec Gipsy, révélé avec Rapaces ainsi que L’Étoile du désert et consacré avec Le Scorpion. Ce dessinateur hors pair s’est lancé en 2007 dans un pari audacieux : scénariser son propre péplum, mettant en scène deux frères de sang dans la Rome d’Auguste.

Si l’on ne pouvait qu’admirer le dessin et les couleurs du premier tome, le scénario qui abordait l’adolescence des deux héros ne pouvait laisser présager toute la puissance de ce qui allait se développer dans les tomes qui suivirent. Marini mêle habilement les sentiments forts de ses personnages (amour, rivalités, ambition, passion, colère, désillusion) avec la trame historique de l’époque. Sans noyer le lecteur dans des détails qui pourraient casser le rythme de l’intrigue, l’auteur fait la preuve de son travail de documentation par la précision de ses décors et la justesse des éléments de ses arrière-plans.

"J’ai acheté beaucoup de livres, sans doute trop !, nous dit-il, Mais à un certain moment, il faut prendre de la distance avec cette documentation historique, la digérer afin de la retranscrire, pour que cela serve l’histoire. Si la documentation sur Rome est pléthorique, c’est tout le contraire concernant le contexte de la bataille que j’évoque. J’ai retrouvé les témoignages d’époque, et ceux des historiens qui écrivaient les grands événements de Rome, mais le détail des campagnes militaires contre les Germains ont justement été perdues ! Lire un gros livre pour tenter de dénicher un minuscule détail est parfois frustrant, mais le manque d’iconographie de l’époque ne permet pas vraiment de travailler autrement."

L'ambition d'Enrico Marini

La trame de l’histoire s’articule autour les campagnes germaniques et de la défaite des légions romaines. Marini se centre surtout sur deux personnages emblématiques pour faire vibrer le lecteur : Arminius, figure historique, est un général germain éduqué par les Romains. Il partage l’affiche avec un jeune patricien avec qui il a été élevé. Deux adolescents, puis deux hommes, que tout réunit et sépare à la fois.

"L’un est plein d’ambition, nous détaille Marini, une ambition qu’il conserve dans le tome 4. Le second, Falco aurait suivi son frère de sang s’il n’était tombé amoureux, et s’était posé des questions sur sa vie. Arminius lui en veut de sacrifier ainsi leur destin. Sans réel grand affrontement physique entre les deux peuples, ce tome 4 présente donc un conflit réel. Marcus Falco tente d’empêcher le désastre inéluctable ; il est donc à la fois le témoin, l’homme d’action et la victime des événements qui se jouent devant lui. Tout le but de la série réside dans l’intérêt de surprendre le lecteur dans la façon dont les choses se mettent en place et, pour cela, il faut que le lecteur puisse s’attacher, voire s’identifier, aux personnages, ce qui explique le développement des premiers tomes."

La Fnac propose une édition collector avec une couverture différente.

Après avoir présenté l’enfance, puis l’adolescence et les premiers tumultes de la vie dans les deux premiers volumes, ce tome entre dans le vif du sujet : les campagnes germaniques. Les deux personnages ont donc pris leur réel rôle : Arminius, celui d’agent-double fomentant la révolte, et Marcus Falco, en agent de l’empereur, bien décidé à protéger Rome, mais aussi la femme qu’il aime. Tous les ingrédients sont posés pour que la tension culmine dans ce tome 4.

Cette nouveauté débute et se conclut autour d’un étrange cavalier masqué, une armure authentique qui est la base de la série, comme ’ explique l’auteur : "J’ai commencé à rassembler de la documentation et des notes des années avant de commencer à vraiment débuter Les Aigles de Rome. Cela m’a permis de laisser mûrir le projet, et j’ai d’ailleurs modifié le script par rapport à mes envies initiales. Ainsi, la scène d’entrée de ce tome 4 présente un cavalier masqué qui s’avance dans le village dévasté par les Romains. À l’origine, cela devait être un autre personnage qui devait incarner cette réalité historique. L’aspect statuaire et froid de cet officier romain avait travaillé mon imaginaire. Cette évocation est basée sur des parties d’armures retrouvées sur les lieux du désastre de Teutobourg. La reconstitution historique des événements m’a permis de me rendre compte du rendu impressionnant de cette armure, même si les historiens n’ont pu clairement déterminer s’il s’agissait d’une armure de parade ou celle portée au combat. Ce cavalier masqué a donc été un déclencheur pour écrire le récit des Aigles de Rome, même si finalement il intervient plus tard dans la narration. Je voulais tout d’abord expliquer les raisons qui poussaient les protagonistes à accomplir les faits que l’on connaît."

Cet angle historique est rehaussé par l’impressionnant travail réalisé sur les personnages. Loin de rester au niveau de faire-valoir pour servir le récit des causes et des conséquences de la bataille de Teutobourg, chaque personnalité est très travaillée, prise en étau entre devoir et valeurs personnelles. Les liens de sang, d’amitié, de rivalité et d’amour qui ont été tissés dans les trois premiers tomes prennent toute leur force dans ce nouvel opus.

"Alors qu’on commence cet album avec ce cavalier masqué, je voulais terminer le récit sur ce masque, comme seul témoin de ce qui peut se passer dans la chambre d’un officier romain. Va-t-il être frappé par le fils de Falco, influencé par Arminius ? Cette manipulation inconsciente ou orchestrée est une preuve de l’aura de ce général germain et officier romain. Tous les personnages sont donc liés au drame qui se joue. Je ne voulais pas tant que l’on en sache l’issue, mais que le lecteur se focalise sur l’intensité du moment."

"Cette manipulation inconsciente ou orchestrée est une preuve de l’aura de ce général germain et officier romain..."

Être son propre scénariste... ou ne pas être ?

Dans la carrière de Marini, Les Aigles de Rome marquent un tournant décisif car ils révèlent sa qualité de raconteur d’histoires. La force du récit, et la densité de ses personnages, démontrent son talent de scénariste, susceptible même de réaliser des scénarios pour d’autres dessinateurs ?

Une prochaine étape à laquelle notre pense sans précipitation, car il estime avec humilité avoir encore beaucoup à apprendre : "Comme il s’agit de ma première réalisation en tant que scénariste, j’ai appris au fur et à mesure de mon travail. À la différence de ma première idée, j’ai opté pour une narration chronologique, même si dès le tome 2, j’accentue la tension par de longs flashbacks. J’ai donc procédé par essais et erreurs. Avec du recul, j’opterais peut-être maintenant pour d’autres options, même si le but premier est atteint : comprendre chacun des deux jeunes garçons et leur relation. Je voulais qu’on passe du temps auprès d’eux, avec l’espoir que le lecteur s’y attache. J’aurais pu par exemple raccourcir leur enfance en cinq ou dix pages, mais le ressenti aurait été différent, et le lecteur n’aurait peut-être pas vécu de la même façon le conflit qui s’ensuit."

Avec le succès de la série, Marini peut donc envisager sereinement de donner toute la portée nécessaire à la bataille de Totenbourg, même si le dessinateur tempère le scénariste, appréhendant peut-être de dessiner autant de combats !

"J’ai toujours mis la priorité sur la narration sans faire de cadeau au dessinateur que je suis. Par exemple, pour donner la réelle dimension des batailles, il faut dessiner des milliers de romains et de barbares. C’est épuisant, mais il est impossible de faire les choses à moitié si on veut donner une réelle vue d’ensemble. Ce tome 4 est un album plein d’action et d’énergie, plus que dans les tomes précédents, ce qui symbolise l’aggravation de la situation et la course contre le temps. J’ai donc puisé dans cette énergie pour dessiner ces grandes batailles à champs ouverts. Le tome suivant sera le lieu d’affrontements de guérillas et d’escarmouches dramatiques au sein de la forêt, la seule solution envisagée par les généraux germains formés par les Romains pour pouvoir vaincre la discipline aguerrie de leurs ennemis. Une expérience de dessin tout aussi enthousiasmante !"

Les Aigles de Rome sont donc une réussite aussi graphique que scénaristique. De quoi relancer une nouvelle fois l’intérêt d’un genre qui, Murena le prouve de son côté, que le sujet est loin d’être épuisé, tant qu’il se travaille avec passion et près des personnages.

Pour ceux qui veulnt s’intéresser de plus près aux détails du trait de Marini, Dargaud a publié le mois dernier une version en grand format noir et blanc des planches de ce tome 4 qui magnifie le travail du trait, du crayonné à l’encrage, et tout le talent du dessinateur suisse.

"J’aime beaucoup la phase de la mise à l’encre, raconte Marini. Je suis un grand admirateur des artistes du Noir et Blanc comme Milton Caniff, Alex Toth, Jordi Bernet, etc. J’encre souvent les avant-plans pour d’abord me focaliser ensuite sur le centre d’intérêt essentiel de l’image et créer ainsi une profondeur de champ. Diriger l’œil du lecteur et augmenter la lisibilité. Je laisse aussi des parties de l’image au crayon, me donnant la possibilité d’improviser avec la couleur. Mais il m’arrive parfois de repasser en dernier recours avec un pinceau noir pour souligner certains traits. Bien sûr, je retouche les détails dans le dessin, la couleur et les textes jusque à la dernière minute. À la fin, j’utilise Photoshop pour opérer des petites retouches, enlever des taches, nettoyer des bords de cases et, parfois pour changer la couleur d’un ciel. Une fois l’album terminé, ce travail de crayonné et d’encrage se fond avec la couleur. Il disparaît quasiment. Cette publication des planches en noir et blanc est aussi une manière de laisser une trace eu processus de la création. L’éditeur a surtout voulu me faire plaisir en présentant ces planches à 90% terminées avant de passer à la couleur, et je lui suis très reconnaissant."

Et la suite ?

Avec un album tous les deux ans, on a beau apprécier le soin apporté à chaque tome, on n’en demeure pas moins impatient de connaître la suite du récit. Si le projet a déjà souvent changé de mouture, au gré des envies de l’auteur, ou grâce à l’accueil du public et de l’éditeur, on peut d’ores et déjà s’attendre à une fantastique prochain tome : "J’avais écrit les deux premiers tomes pour m’assurer que le scénario tenait la route, et que le potentiel éditeur ne serait pas seulement influencé par une belle planche pour évaluer le projet. Il fallait que le projet confère une consistance scénaristique, et la réponse emballée de Dargaud n’en a été que plus franche. Concernant la trame de la série, je désire suivre les événements historiques jusqu’à leur conclusion connue, et je remplis les trous avec ma propre vision de l’histoire. Bien entendu, des modifications s’imposent à moi en cours de travail. Ainsi, j’avais initialement imaginé ne consacrer qu’une dizaine de pages à la bataille de Teutobourg, ou réaliser une ellipse en présentant ce qui la précède et ce qui la suit, mais finalement, j’ai décidé de réaliser un album complet sur la bataille : ce sera le prochain tome. Dans la série télévisée Rome que j’adore, ou dans la première saison de Games of Thrones, les scènes de bataille sont inexistantes, car elles coûtent très chers. Je me suis donc dit que si le public (et l’éditeur) m’offraient cette opportunité, j’aurais aimé développer cet affrontement de manière plus conséquente."

Sans concession au dessinateur qu’il est, Marini nous propose donc un tome 4 tendu, avec de grands affrontement et des complots en filigrane. Beaucoup plus sombre que les précédents, il augure d’âpres combats, mais le temps précédant la bataille est souvent plus intense que l’affrontement lui-même. Une réussite artistique, qui sera certainement saluée par un large accueil populaire.

Une concrétisation pour un très grand auteur de bande dessinée !

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

Les Aigles de Rome T4 - Par Marini - Dargaud

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1 Message :
  • L’ambition d’Enrico Marini
    9 décembre 2013 12:06, par Oncle Francois

    Une excellente série historique. Marini a fait d’énormes progrés depuis ses débuts où il lorgnait vers le manga. Je trouve cela plus passionant que le film Gladiator, par exemple, mais aussi qu’Alix, trop civilisé à mes yeux. En prime, une jolie germaine blonde comme les blés !

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